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Interview d'Alexis Bacci, à propos de Possessions

Couverture de la BD Possessions

Découvrez les coulisses de la bande dessinée Possessions, parue aux éditions Glénat, en lisant l'interview de son auteur, Alexis Bacci.

Comment êtes-vous devenu auteur de bande dessinée ?

J'ai toujours dessiné, lu des BD et regardé des films. D'aussi loin que je me rappelle, tout cela était très important pour moi. Le moindre dessin sur une planche de skate ou sur une pochette de disque, la DA sur un clip. Ça comptait. Si mes études étaient catastrophiques, mes amis et mon père me disaient que j'étais doué en dessin. La vérité, c'est que j'étais le seul à dessiner, mais ils n'avaient pas d'autres référents. J'ai fait les Gobelins en 2001 et, en sortant, l'industrie du dessin animé ne me correspondait pas. J'ai décidé de me faire mon cinéma en BD à la fin des années 2000. Les projets se sont enchaînés petit à petit. C'est mon deuxième livre chez Glénat. Grâce à Robin Jolly, mon éditeur. Je m'entends très bien avec le reste de l'équipe. J'ai beaucoup de liberté. Je suis vraiment chanceux.

Quelle est la genèse de Possessions ?

Dans les 70's et 80's, ma mère travaillait pour l'importateur de Lancia Autobianchi, André Chardonnet. Un grand monsieur de l'industrie automobile. Ils allaient à Turin régulièrement s'entretenir avec Gianni Agnelli le président de la Fiat. J'entendais parler de cette ville tout le temps. Un jour, une amie italienne qui s'appelle comme l'héroïne, Chiara, me parle de Turin et du coté ésotérique de cette ville. Il y a peut-être 20 ans de cela. Des années plus tard avec ma mère nous allons à une cérémonie qui célèbre les Lancia Stratos (déjà présente en clin d'œil dans ma BD Captain Death). Ce voyage est bizarre, je suis malade, je fais des rêves étranges. Je pense aux films de Dario Argento. J'ai ces histoires de sectes et de disparition de Chiara qui me reviennent en tête. Je prends beaucoup de notes, même si le livre sera finalement aux antipodes des premières intentions. J'avais envie de parler du bien et du mal. De faire un truc sur la magie, l'ésotérisme. Enfant, on me disait que ma grand-mère algérienne était une sorcière. Ma mère italienne me tirait les cartes et me faisait mon ciel astral. Je m'intéresse à la ville, je commande des mémos à deux ou trois personnes. Je me documente, je m'intéresse. C'est un peu comme Tetris, au début c'est lent, voir laborieux et puis à un moment tout s'accélère. On est « possédé » par le projet.

En quoi le Centre National du Livre a-t-il contribué à la réalisation de cet ouvrage ? Est-ce par une résidence ou une bourse ?

C'est une aide financière, 8000 euros. Elle s'ajoute à l'avance sur droit de l'éditeur. Même si, avec une famille à charge, je travaille à côté. Nous avons beaucoup de chances d'avoir le CNL. Qui plus est, la dame qui s'occupe de ça, madame Pisicchio, est très gentille et bienveillante.

Avez-vous respecté les étapes traditionnelles de la réalisation d'une BD, à savoir synopsis, scénario, storyboard, crayonné, encrage, ou avez-vous shunté certaines étapes ?

J'ai travaillé comme ça sur ma première BD, Bikini Wars. Scénario V1, V2, etc. Puis sur Last man stories : Soir de match, ma méthode a été très influencée par la collaboration avec Bastien. Le meilleur scénario du monde, s'il ne marche pas en BD, ça ne sert à rien. Je prends des notes, mais aussi je dessine des mini-séquences. Et j'écris beaucoup au storyboard, je mets en scène mon synopsis. Des fois, je vois un dessin, j'entends un dialogue, ça s'intègre à tel ou tel projet. D'un cadrage ou d'un demi-mots, j'improvise une séquence. Je peux jeter jusqu'à 40 pages de storyboard et une petite dizaine de planches quasi finalisées comme ce fut le cas sur Possessions. J'ai des facilités sur certaines choses, le sens des dialogues, je pense. Un certain rythme ou une certaine lisibilité. Mais ensuite, je suis laborieux, il faut travailler jusqu'à ce que ça marche.

Comment avez-vous travaillé le scénario ?

C'est un peu un grand puzzle, j'essaye de structurer mes idées sur une timeline, une ligne horizontale de A à B que je segmente en séquences. C'est très succinct. Le gros du travail se fait au storyboard. C'est une méthode dérivée de Christopher Vogler dans The Writer's Journey. En animation, je viens du storyboard également. Le découpage est primordial. Ça, et il faut que les personnages soient incarnés. Leur design est important, mais surtout les dialogues. Pour moi, c'est la clef. Ce qui est difficile, c'est d'avoir un rythme entre des scènes de dialogues qui font avancer l'histoire et d'autres, plus punchy, qui la rythment.

Vous faites références à de multiples signes, dont ceux égyptiens, comment avez-vous imbriqué tous ces univers ?

Malgré moi, en fait, sur beaucoup de scénarios, je suis guidé, même quand je me perds. L'Égypte est partie d'une volonté graphique, mais aussi d'une phrase d'un documentaire. « La vérité est un mode de vie chez les Égyptiens… », de là, en retournant à Turin en 2022, je prévois le musée du cinéma. Et presque accessoirement, la visite du musée égyptien pour y jouer la séduction du héros et de l'héroïne. Mon grand ami, Giorgio Albertini, me rejoint à Turin. D'ailleurs, bloqué ensuite dans la ville grâce à nos amis de la SNCF, je le retrouve le surlendemain à Milan, où il m'héberge quelques jours. Giorgio est historien de formation. La visite du musée me met une claque. Je ne veux pas spoiler, mais il est question d'alchimie, par exemple. En me documentant sur l'Égypte, je découvre la notion de nigredo, je fais des parallèles avec « solve e coagula ». Je parle de deuil dans le livre. Ayant revu le classique The Mummy, par pure coquetterie graphique, je veux mettre des momies, aussi parce que j'aime beaucoup Pat et Elsa des librairies Momies. Giorgio me parle du Livre des morts. Le texte est une catharsis sur le deuil de mon père qui est évoqué dans le livre. Bizarrement, tout s'imbrique malgré moi.

Comment avez-vous travaillé le dessin ?

Je prends beaucoup de notes, de petits dessins. Ensuite, Possessions, comme Dérives ou Captain Death, sont réalisés sur un iPad avec Clip Studio Paint. Mon prochain projet sera en traditionnel, encre de chine et couleur directe à l'aquarelle. Une pagination comme celle de Possessions, je n'aurais pas pu la faire en traditionnel. Chaque projet doit avoir sa vision et son mode de réalisation.

Au niveau visuel, vous utilisez de nombreuses ruptures, que ce soit avec des photographies en début d'album, puis des pages comme dessinées au crayon de couleurs, ou encore des double pages psychédéliques. Pourquoi ces changements et comment avez-vous géré leur séquençage ?

Je suis mes envies et j'essaye d'harmoniser le tout. Dans un film ou une BD, des fois une case ou une phrase me mettent par terre. J'espère un jour faire vivre ça à mes lecteurs. J'aime autant la narration de Kazuo Kamimura sur Le club des divorcés que celle de Hergé dans Tintin. Je fais des clins d'œil à L'île noire dans Dérives et aux Cigares du pharaon dans Possessions. Je me raconte aussi, sans jamais vraiment assumer une réelle autobiographie. Je ne sais pas si j'ai ce talent ou ce point de vue, ni si ça viendra. Je vois les scènes comme des tableaux narratifs. Encore une fois, la BD est un art séquentiel. Le dessin est un langage qui s'ajoute au verbe. Mon approche est lynchéenne, dans la mesure de mes moyens et à mon niveau. Les montages photos sont des instantanés de ma vie, certes. Elles ont en plus ce grain authentique d'une époque, cette universalité des paradis perdus de l'enfance. C'est dit : « Il y a des enfances dont on ne revient jamais. », le « Rosebud » de Citizen Kane. C'est aussi une façon de rendre hommage à mes parents.

Combien de temps vous a demandé, au total, l'album ?

La gestation m'a pris 20 ans, comme les mille projets que j'aimerais faire. Ça s'est étalé sur deux ans, mais sur les 400 pages, à un moment je me suis vu partir pour cinq ans de travail. Je risquais de perdre le propos et l'enthousiasme. Je me suis mis à travailler tous les matins de 6 H à 9 H, ensuite je donnais cours ou je faisais une journée de travail normale sur la BD. Le soir, après avoir couché mon fils, je me remettais à ma table de 20 H à parfois deux heures du matin. Sept jours sur sept, sans vacances. J'ai fait 350 pages et toute la couleur en cinq six mois. J'ai fini avec une hernie et une lombalgie que je traîne depuis six mois. À moitié handicapé pendant 4 mois. Le cauchemar… Ce qu'on s'inflige tout de même… Ça va de mieux en mieux, mais c'est très long. Rééducation quotidienne depuis six mois. J'en ai vu d'autres, mais c'est pénible. Bon, tout a un prix. Je paye le mien.

Avez-vous une anecdote relative à cet album ?

Dans les photos utilisées, je montre mon père, mais aussi le rapport que nous avions. Je ne le nomme jamais ainsi, mais c'est mon dibbouk. Il ne me possède pas, lui, comme le ferait un esprit défunt, Son souvenir me hante, mais peut-être que c'est moi qui ne le laisse pas partir. Dans le patchwork, j'ai intégré une photo de moi sur une plage avec un cerf-volant. C'est la scène racontée dans Dérives avec le petit garçon. J'aime l'idée de ponts entre les histoires qui finalement racontent toutes leur part de vérité d'une grande et même épopée.

Quel est votre ressenti sur cet album maintenant qu'il est terminé ?

Je ne sais pas quoi penser de ce livre, j'ai besoin de temps. C'est frais. Je suis quand même fier d'avoir accompli cette masse de travail en gardant mon intégrité et une sincérité dans l'investissement. Robin a l'air content, c'est déjà quelque chose. Je lui fais confiance. Pour le reste, time will tell.

Sur quoi travaillez-vous actuellement ?

Sur plein de choses, j'attends que cela se confirme pour en parler plus. Mais déjà, sur un gros projet très important pour moi en traditionnel, un péplum. Ainsi que des collaborations avec d'autres dessinateurs. Je travaille surtout à réparer mon dos et à m'occuper de ma famille. C'est un métier où les nôtres partagent malheureusement nos sacrifices. Je leur dois bien tous les remerciements du monde.

Le 16 avril 2025