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Interview d'Alfred, à propos de Maltempo

Couverture de la BD Maltempo

Découvrez les coulisses de la bande dessinée Maltempo, parue aux éditions Delcourt, en lisant l'interview de son auteur, Alfred.

Vous êtes un dessinateur un peu à part, puisque vous réalisez des performances graphiques sur scène depuis plus de vingt ans, avec des personnalités comme Brigitte Fontaine. Vous avez également suivi Arthur H et Étienne Daho afin de dessiner, pour l'un, un journal de bord d'une tournée depuis les coulisses et pour l'autre, un making off dessiné. Cela fait de vous un dessinateur connaissant bien l'univers de la musique. Est-ce que le point de départ du scénario de Maltempo provient de là ?

La musique est présente depuis toujours, au même titre que le dessin. J'ai grandi dans une famille de comédiens où cohabitaient danseurs, acteurs et musiciens. C'est dans cet environnement que s'est nourri un peu du terreau dans lequel je pioche l'essentiel de mes histoires. J'ai toujours dessiné et joué de la guitare… Mais au-delà de ça, je dessine pratiquement toujours en écoutant de la musique. J'ai besoin d'une sorte de bande son de mes images. La majorité de mes livres sont “accompagnés” par l'écoute de quelques artistes qui correspondent à l'idée sonore que je me fais de ces récits. De manière plus précise, Maltempo commence à prendre forme le jour où je retrouve, chez mes parents, un vieux cahier de mes 16 ans dans lequel se trouvent cinq chansons écrites à l'époque. Des textes en italien, composés/gribouillés sur la plage durant un été. Ça me replonge immédiatement dans cette période, à faire de la musique avec des potes, à imaginer des noms de groupes… La machine se met alors en route et, très vite, l'envie de piocher une histoire dans cette matière s'impose.

Maltempo signifie mauvais temps en italien, mais il y a aussi la notion de mauvais timing qui apparaît dans ce mot. Aviez-vous dès le départ du scénario cette notion de contre-temps pour accéder à ces rêves ?

C'est le point de départ, oui. L'envie de raconter la ténacité d'un ado qui résiste aux “tempêtes” symboliques et aux contre-temps de la vie qui tentent de le dévier de son rêve. J'aimais bien ce petit double sens possible du titre. Le mauvais temps et le mauvais tempo Sans avoir eu l'adolescence de mon personnage, je m'identifie à sa volonté chevillée au corps, plus forte que tout ce que les éléments extérieurs pourraient dire. Moi, c'était avec le dessin, qui m'a servi de phare et permis de traverser toutes les intempéries.

Maltempo clot votre trilogie sur l'Italie. Le premier opus, Come Prima, a été publié il y a dix ans. Le deuxième, Senso, il y a quatre ans, et chaque histoire se lit comme un one shot. Finalement, le point commun entre ces trois livres, n'est-ce pas plutôt vos souvenirs d'Italie ?

Tout à fait. Ces livres sont totalement indépendants les uns des autres, mais néanmoins cousins. Un fil les relie entre eux. Ils viennent tous les trois du même endroit : le terreau intime des souvenirs italiens qui me composent et dont je me sers pour faire des fictions. Des fictions fortement imprégnées de ma propre vie, mais des fictions tout de même.

Vous abordez de nombreux thèmes dans Maltempo : la mort, le fascisme, le chômage… Certains points restent d'ailleurs en suspens à la fin du livre, comme l'épisode final qui a lieu dans la grange de Mauro. Malgré tout, Maltempo reste plein d'espoir. Certes, les pitreries de Lupo aident, mais cela ne suffit pas. Quelle mécanique scénaristique avez-vous utilisée pour arriver à ce résultat ?

J'essaie autant que possible de me tourner vers la lumière. C'est ce qui motive mon pas, dans le récit. Et c'est ce qui compose ces trois livres. J'ai besoin de ne pas tout expliquer, pour laisser une place à l'interprétation de chacun. Les fins sont d'ailleurs souvent assez ouvertes et la suite est à imaginer en fonction de qui on est. Il n'y a pas vraiment de mécanique précise mise en place au début. Je pose des ingrédients de manière un peu désordonnée et j'avance dans le récit en semi-improvisation au jour le jour. Je n'en sais jamais beaucoup plus que les personnages eux-mêmes. Je reste le plus possible à leur hauteur… Comme dans la vraie vie, nous n'aurons pas de réponses du tout. Je garde ce truc en tête, de ne pas m'obliger à tout expliquer. Ce sont les personnages qui impulsent le récit. C'est surtout à eux que j'accorde du temps de réflexion. L'histoire en elle-même tient sur deux lignes, quand je commence le livre. Les personnages, par contre, j'ai besoin d'avoir envie de cohabiter avec eux pendant l'année et demi que durera la réalisation du livre.

À la fin, Alba part avec Mimmoo. Quel rôle lui avez-vous alloué dans la projection post-histoire ?

À chacun de le décider… :)

Mimmo voit de manière récurrente une meute de chiens, que seul lui semble voir. Que symbolisent-ils ?

La meute de chiens qui rôdent nous rappellent qu'il faudra aller de l'avant, si on ne veut pas se faire bouffer sur place. L'angoisse de ne pas pouvoir sortir de sa condition, quand on sait qu'elle nous tuera. Quand on sait qu'on attend autre chose de la vie…

Maltempo commence par huit planches de nuit, sans texte. Le lecteur arrive ensuite à la page de garde. Est-ce un choix de l'éditeur ou est-ce votre choix de mettre la page de garde en insert, après l'introduction graphique ?

C'est moi qui impose ça. Je veux que les lectrices et les lecteurs entrent tout de suite dans l'histoire, avant la moindre information "écrite". Comme une façon de passer par un sas de transition entre la vraie vie et le récit. Comme si, au cinéma, on se passait des pubs d'avant projection. On entre, le film commence doucement et on prend ce temps pour entrer dans l'histoire sans trop savoir où on vient de mettre les pieds.

Graphiquement, vous utilisez de nombreuses planches sans texte, privilégiant le paysage : pages 60-61, une double page de nuit ; page 73, un ciel ensoleillé ; pages 74-75 des arbres… Ces paysages font penser à la Dolce vita italienne, où le temps est comme suspendu. Pourtant, Maltempo reste avant tout une histoire humaine. Pourquoi avoir mis en avant ces paysages ?

J'ai besoin de ces temps de contemplation. Ils correspondent à mon propre rythme de vie. Je passe du temps, sur un banc, pour regarder ce qui se passe devant moi. Dans mes livres, les paysages sont un personnage. L'Italie que je dessine est composée de plusieurs lieux que je connais parfois depuis l'enfance. Je les recompose, les réinvente… Mais leur place est primordiale et raconte un bout de l'histoire.

Pages 82-83, vous mettez en place un dessin différent pour symboliser l'énergie vibratoire de la musique du groupe. Comment avez-vous eu cette idée particulièrement originale ?

Ce qui m'intéressait, c'était de dessiner du son avec des traits. Dessiner la musique en faisant des notes, ne raconte jamais rien, pour moi. Je suis musicien, mais je ne lis pas la musique. En revanche, je peux tenter de représenter avec mon médium (le dessin) les vibrations que la musique me fait ressentir. C'est l'idée de départ : tenter de représenter des vibrations de l'énergie Rock. Si j'avais seulement fait des notes de musique, ça n'aurait pas transmis la même intention, la même intensité…

De la page 118 à la page 123, vous utilisez un gaufrier différent, composé de neuf cases verticales par page, donnant un rythme différent à la lecture. Quand on est auteur solo, comment gère-t-on ces changements de rythmes et à quel moment les met-on en place ?

C'est une manière de faire avancer le récit sans répéter les mêmes scènes. De montrer que les jours passent, que le temps avance, et que chaque personnage poursuit son chemin à sa manière…

Comment travaillez-vous le dessin ?

Uniquement papier, pinceau et encres. Je dessine tout en traditionnel, parce que j'ai besoin de toucher la matière et de finir mes journées avec les doigts sales ! Le numérique n'intervient que pour la mise en couleur, que je partage avec Laurence Croix, sur ce livre…

Pouvez-vous justement nous parler du travail de Laurence Croix et de comment vous l'avez rencontrée ?

Je connais Laurence depuis presque 20 ans. Des cercles d'amis en commun. On a souvent essayé de travailler ensemble sans que nos plannings le permettent. J'aime énormément la sobriété juste et pertinente de ses choix de couleurs. Elle sait raconter avec peu de teintes. C'est ce qui convient le mieux à mon dessin, et j'étais ravi de pouvoir enfin collaborer avec elle sur ce livre. Je lui raconte ce que les couleurs doivent apporter aux scènes. Je lui dis des choses comme : « Là, on est sous le soleil qui cogne tellement que le ciel en devient presque blanc » ou « Ça, c'est une nuit d'été, quand il y a un peu de fraîcheur, mais qu'on sait que ça ne durera pas ». Je lui donne ce genre d'indications. Puis on fait des allers-retours sur les pages.

Avez-vous une anecdote relative à Maltempo ?

Deux des chansons que j'avais écrites l'année de mes seize ans sont celles que je fais chanter aux personnages… Et que j'ai finalement enregistrées pour la promo du livre, soit 32 ans après les avoir composées. C'est le genre de boucles vertigineuses qui nourrissent mon travail. Faire des liens entre ce que j'étais, ce que je suis… C'est quelque chose auquel je suis très attaché.

Sur quoi travaillez-vous actuellement et quels sont vos projets ?

Pour le moment, j'ai ouvert plusieurs pistes possibles et je prends encore un peu de temps avant de me décider. Il y a des spectacles dessinés, des expos et des livres en cours… Mais je n'ai pas encore tranché sur ce qui viendra en premier, quand et comment… Je vais me décider dans les semaines qui viennent. On verra.

Le 13 janvier 2024