Interview d'Anthony Pastor, à propos de La Femme à l'étoile

Découvrez les coulisses de la bande dessinée La Femme à l'étoile, parue aux éditions Casterman, en lisant l'interview de son auteur, Anthony Pastor.
Comment est née l’idée de La Femme à l’étoile ?
Je pense que c’est la rencontre de deux choses. L’envie de faire un western. De vraiment assumer le western. Parce que chez moi, le western est là depuis longtemps, mais un peu caché. Par exemple dans La Vallée du Diable, c’est un western, mais en Nouvelle Calédonie. Ce n’est pas un western complètement assumé où le libraire peut dire à son lecteur : « c’est un western. », sans avoir d’autres explications à donner. Donc il y avait cette envie et puis après la base de l’histoire de La Femme à l’étoile, c’est l’envie de raconter une histoire d’amour. C’est surtout ça au départ, creuser une rencontre entre deux personnages. Ça a démarré comme ça. Et puis après, on commence à se demander qui sont ces deux personnages ? Ils viennent d’où ? Qu’est ce qui leur est arrivé ? Dans cette envie de faire un western, il y a finalement un motif assez classique de deux fugitifs poursuivis par des shérifs. À part le côté neige, je n’ai pas spécialement cherché à avoir un motif hyper original. C’est plutôt après dans le traitement que j’avais envie d’aller un peu plus loin et surtout de prendre le temps d’explorer psychologiquement mes deux personnages. Je pense que ce classicisme vient du fait que j’ai accepté de faire ce premier western, puisqu’il va y en avoir d’autres, en me disant que j’allais le faire bien et le rendre intéressant. Je n’ai pas la prétention de réinventer le genre, mais plutôt de me faire une première plongée dedans et de voir comment je m’en dépatouille et qu’est ce que je peux en faire. C’est vrai qu’en bédé, moi je fais tout tout seul, donc il y a plein de choses à gérer, dont la donnée graphique qui est importante pour amener de la nouveauté ou quelque chose de particulier. Aujourd’hui, faire un western à notre époque, c’est quand même essayer de pas juste passer après toutes les bédés qu’il y a eu avant, les films, les romans et tout ça. On a quand même envie d’arriver avec quelque chose. Peut-être pas de neuf, mais quelque chose qui va un peu titiller les gens.
Pourquoi avoir fait le choix du lavis et de la couleur directe, et cette rupture dans les pages représentant les cauchemars de Zachary ?
Le choix du lavis au départ, c’est parce que j’ai fait pas mal d’années de tablette numérique et donc c’est l’envie de revenir au traditionnel dans la facture, de sortir les pinceaux. Le lavis est une des techniques pour ombrer, faire de la surface au pinceau. Comme pour moi, c’était une première au pinceau, j’ai avancé progressivement. L’album était long, j’imaginais plutôt un truc en noir et blanc, mais petit à petit, la couleur est arrivée, avec modération on va dire. Je ne me sentais pas capable de tout de suite partir dans une gamme hyper large. Et puis quand j’ai fait mes premiers essais en bleu, après avoir fait pas mal d’autres essais gris, ça correspondait mieux l’ambiance. Il y a eu vraiment une espèce de rencontre entre les images que je commençais à produire et ce que j’essayais de faire ressentir dans cette BD. Donc je me suis un peu arrêté là. Pour les ruptures de couleurs, c’est assez intéressant pour être plus lisible, pour emmener les gens ailleurs Pour ces ruptures, j’ai choisi le rouge brun, un peu violet. Ça aurait peut-être pu être autre chose. Après, peut être qu’on associe le cauchemar rouge a quelque chose d’intérieur. Mais c’était vraiment par opposition au froid ambiant. Et puis ce que je trouve intéressant dans les livres, les films ou les bédés noir et blanc, c’est que contrairement à Tarantino, quand on fait de l’hémoglobine, il n’y a pas de rouge. Donc je pense que c’était une façon de remettre du sang, de l’organique dans le cauchemar, sans forcément qu’on l’associe justement à des taches de sang. Mais que ce rouge-là soit présent quand même. Des fois, on ne sait pas les raisons profondes. Après, il y a des choses qu’on intellectualise plus, mais sur le coup, il y a toute une part de la création qui n’est pas intellectualisée, qui est de l’ordre du ressenti. Quand on sort les pinceaux ou qu’on essaie des choses, et que tout d’un coup on sent que c’est ça, on ne cherche pas tout de suite à l’analyser. Mais après coup, quand on prend un peu de distance ou qu’on est amené à en parler aussi, on va analyser et intellectualiser. Mais sur le moment il y a surtout la volonté d’essayer d’aller puiser un peu dans l’émotion et dans l’intuition. C’est comme ça que les choses se font souvent.
Au niveau graphique et au niveau de la colorimétrie justement, pages 226-227, le lavis de la double page est beaucoup plus clair. Est-ce la même technique qui est utilisée, est-ce une nouvelle session de couleur avec un bain d’encre différent ? Quelles sont les raisons de ce changement ?
C’est une rupture avec la scène précédente, avec l’idée de faire l’effet de lumière le plus net possible, c’est à dire d’avoir vraiment cet effet de brume d’un coup, un peu comme un flash de lumière dans la figure. On sort d’une scène de nuit très dense où effectivement au niveau technique, je repasse des jus sur l’ensemble à chaque fois, donc ça sature un peu le papier. Là effectivement, je laisse beaucoup plus de blanc et non seulement je laisse du blanc, mais le trait d’encrage est lui-même très clair. C’est ça qui change aussi. Donc il y a toute une variation. Ce qui est intéressant dans cette technique, c’est le trait d’encrage. Il n’est pas uniforme. Il vient amener de la lumière. Il y a donc un jeu aussi sur le trait d’encrage pour faire des profondeurs, pour faire des flous, des nets, et pour faire cet effet de brume. Mais moi-même j’ai hésité à le faire, parce qu’on est tellement habitué à avoir en bédé de façon classique un trait noir de contour qui fait que j’avais peur qu’on se dise que ce n’était pas fini. Comme s’il manquait du noir ou quelque chose. Il y a toute la scène où Zachary monte mettre des dynamites à la passe qui est comme ça aussi. Et c’est vrai que, quand je l’ai faite au début, je l’ai laissé reposer. J’y croyais mais en même temps je me laissais la possibilité de revenir dessus, de la remettre un peu plus sombre. Parce que je ne voulais pas qu’on ai l’impression que cette image ne soit pas finie. Tout est fait sur le même papier, c’est vraiment de la couleur directe. Ce sont des encres de couleurs et non des aquarelles. Le dessin de contour est aussi fait au pinceau avec une encre que je vais plus ou moins diluer. Ce que je trouve intéressant dans la couleur directe, c’est qu’on arrive à vraiment mélanger le trait de contour et les surfaces. Ça permet à la fois dans des scènes d’être beaucoup plus bédé. Je pense par exemple à la scène où Zachary casse le pont tout au début, avec des onomatopées. Et puis d’un coup, on peut basculer dans des trucs beaucoup plus picturaux, dans la tempête de neige, où ça devient presque impressionniste. C’est censé être immersif, ça permet de créer une sensation. Donc effectivement, il y a un côté où il faut se laisser un peu aller, parce que je pense que le trait de contour et la ligne claire a vraiment un intérêt en bédé. Ça rend l’objet lisible. Et c’est vrai que la bédé est en fait assez complexe à lire dans un sens. Donc le fait d’être net, d’avoir un trait de contour comme ça, très lisible comme peut l’être la ligne claire, c’est agréable pour le lecteur. Alors venir déstabiliser avec de la peinture, c’est tout un truc dans lequel je me suis lancé là, et en même temps, j’ai toujours conscience de quand même essayer de faire du Tintin, c’est-à-dire d’essayer de ne pas perdre le lecteur en route. Mais essayer de lui amener quand même de la sensation. C’est une espèce d’expérience de lecture un peu différente.
Combien de temps cet album vous a demandé ?
Entre le moment où je commence à gribouiller sur un bout de carnet les idées et quand je finis la couverture, qui est la dernière chose que j’ai faite, il s’est passé deux ans. Pour cet album-là ce sont des techniques que je n’avais pas encore utilisées, il y a eu pas mal de mois d’essais, de calage. Il y avait beaucoup de choses nouvelles pour moi, donc ça demande du temps. La BD c’est un boulot de marathonien, il faut de l’endurance.
Vous mettez deux ans pour réaliser un album de 258 pages, que le lecteur va lire en quelques dizaines de minutes. Comment abordez-vous ce rapport au temps qui est complètement différent ?
En fait, j’ai eu différentes périodes, et différentes réponses. Il y a quelques années, ça me posait justement problème et j’avais tendance à aller plus vite, à me dire que ce qui compte c’est la narration. Et il faut arriver à faire des images plus rapidement, du fait du marché. Le marché nous pousse, on en vit plus difficilement. Donc on est aussi forcé par le marché à accélérer le rythme. Mais c’était surtout que ça me semblait complètement décalé de passer autant de temps des fois sur des images, alors qu’on allait les lire vite. Mais voilà, je suis complètement revenu de ça. Parce que déjà une bédé, ça se lit très vite, mais ça se relie beaucoup, contrairement à un roman. C’est assez rare qu’on se remette à lire un roman tout de suite, alors que ce n’est pas rare en bédé de faire plusieurs lectures, ou de finir un album et puis tout d’un coup d’avoir envie de le reparcourir. Je crois de plus en plus que les images qui sont travaillées arrêtent l’œil du lecteur aussi. En plus les lecteurs de bédés sont vraiment des amateurs de dessin et ont beaucoup de respect pour ça. On le voit quand on est en dédicace. Je pense qu’il y a vraiment un plaisir des yeux à regarder des choses sur lesquelles l’auteur a pris du temps ou a mis du soin. Pour moi c’est l’intérêt du western en bédé, créer de l’image, créer du paysage, faire un peu voyager en dessinant des chevaux, des lieux, des paysages et des ambiances. Et il faut passer du temps pour ça.
De plus en plus la BD devient un livre objet, mais cet objet se limite à une belle couverture en relief, et l’intérieur, avec des dessins numériques et des aplats sans nuance renvoient une image de BD faite à la va-vite.
C’est vrai qu’il y a eu un moment où on a beaucoup parlé de la bédé numérique. On s’est posé des questions en pensant qu’on irait vers un truc qui serait vite consommé, consommable et jetable. En fait, on se rend compte que c’est un peu comme pour les vinyles et tout. Je pense que les gens justement, paradoxalement, dans cette société où il y a beaucoup d’images, où on consomme très vite, où on scrolle, ont envie de pouvoir s’arrêter sur des choses. Mon retour au traditionnel est dans ce sens-là, parce que je voyais que justement, derrière la tablette, il y avait surtout une volonté d’aller plus vite, d’être plus efficace. Mais je ne m’y retrouvais pas en termes de chaleur, d’ambiances, d’émotions. Et je veux croire que justement le lecteur a envie de ça et le reconnaît en plus.
Avez-vous une anecdote sur La Femme à l’étoile ?
La principale anecdote, c’est que la fin a complètement changé. Le storyboard faisait 300 pages au départ, donc ça a été pas mal resserré et ce jusqu’au dernier moment. J’avais une fin qui me plaisait graphiquement mais qui m’embêtait au niveau de ce que ça racontait. Je l’ai laissé beaucoup mûrir et puis à un moment j’ai changé tout le crayonné de la fin. En me rapprochant des 50 dernières pages, j’ai tout changé. Il y avait un truc plus didactique. Il y a des choses que j’ai envie de faire passer dans mes histoires, mais j’ai surtout envie d’emmener les gens dans une aventure au départ. Donc bien sûr que j’ai envie qu’elle soit assez intelligente, qu’elle puisse faire réfléchir et au moins être intéressante, mais pas qu’elle devienne moralisatrice ou didactique non plus. En tant qu’auteur, on est là pour poser des questions plus que pour donner des réponses, même si effectivement, dans la façon de finir l’histoire, ça dit des choses. Je trouvais aussi la fin un peu trop explicative. L’autre anecdote c’est que durant tout le storyboard, il n’y avait pas de puma, c’était un ours. Pendant un moment, je me suis dit que j’allais faire un mélange avec une espèce de bête un peu fantastique entre le loup et l’ours, mais l’éditeur m’a dit que je m’égarais. Il avait raison, et j’ai laissé tomber l’espèce de bête.
Quels sont vos nouveaux projets ?
Je n'en ai pas fini avec le western. Déjà parce que j'ai beaucoup de plaisir à dessiner ce genre-là. Vraiment, j'ai une envie de dessin, de nature, de chevaux. C'est vraiment quelque chose qui provoque beaucoup d'envie de dessin chez moi. Dès qu'un bouquin sort, on est confronté à la critique, on est confronté au succès ou à l'insuccès commercial. Ça pose des questions du genre : doit-on essayer autre chose ? J'ai beaucoup de documentation, j'ai beaucoup travaillé sur le western, sur cette période. C'est intéressant de continuer un peu, de voir justement si on peut aller plus loin. Donc je vais m'essayer à ça. Là, je suis sur un autre western et puis j'espère en faire au moins trois. Trois one shot, mais j'essaye de les articuler, parce qu'ils sont quand même sur la thématique de la filiation. À chaque fois, c'est plutôt quand même le personnage masculin qui raconte et qui est au centre un peu de l'univers. Ce que je trouve intéressant, c'est d'explorer le rapport de l’homme au patriarcat, parce que je trouve finalement ça plus intime. Donc je vais poursuivre autour de cette thématique et essayer d'articuler ces trois albums pour essayer d'avoir une cohérence entre ces choses-là. Même si c’est un peu un risque, parce qu’au niveau de la critique et des lecteurs, on en est toujours assez friands de nouveauté, d'originalité. C'est dur de se faire une place sur les tables, dans les librairies, tout simplement. Physiquement, il y a un désir d'exister sur la longueur. Après ce qui est difficile aussi, c'est que ce n'est pas une série. C'est pas évident de repartir à zéro. Donc l’idée est de creuser ce travail-là, toujours en lavis, mais avec une gamme de couleurs plus étendue.
Le 4 juillet 2023