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Interview d'Antoine Tracqui, à propos d'Autopsie : Le Scarificateur

Couverture de la BD Autopsie : Le Scarificateur

Découvrez les coulisses de la bande dessinée Autopsie : Le Scarificateur, parue aux éditions Oxymore, en lisant l'interview de son scénariste, Antoine Tracqui.

Vous aviez déjà scénarisé plusieurs bandes dessinées par le passé, dont le tome 7 de la série Oracle parue chez Soleil, et le tome 9 d'Androïdes, chez le même éditeur. Comment êtes-vous devenu scénariste en parallèle de vos activités de médecin légiste ?

Vous commencez très mal puisque vous attaquez avec la question qu'on me pose à chaque interview... et, sachant que je réprouve le copier-coller, ça me pose, à la longue, un problème d'inspiration ! Du coup, je vais passer au style télégraphique : a) j'ai toujours lu (énormément et de tout) et toujours eu envie d'écrire ; b) passage à l'acte en 2009, trois romans (des techno-thrillers) publiés entre 2013 et 2020 ; c) remarqué en 2015 par Jean-Luc Istin des éditions Soleil, qui me propose de scénariser un épisode d'Oracle. Et une fois que vous avez le pied dans la BD, vous réalisez, à vos dépens, que c'est une drogue dure… Au final, c'est 10 % de talent (et encore, je suis généreux !) et 90 % de chance… Je crois hélas que c'est le lot commun de tous ceux qui, un jour, ont eu l'idée saugrenue de se mettre à écrire et celle – encore plus hasardeuse – de se faire publier à compte d'éditeur. Pour de plus amples précisions : Antoine Tracqui: «Un polar bien sanguinolent» , où je détaille un peu plus ce cheminement de mon premier à mon second métier.

Autopsie est un ensemble de trois albums, mettant en scène trois médecins légistes autour de trois affaires. Comment est née cette série ?

Sur un coin de table et en 5 minutes (donc un accouchement express). En fait, l'idée et le titre de la série ont émergé lors d'une réunion avec Mourad Boudjellal et Jean-Luc Istin, où nous avons convenu que je produirais des récits tournant autour de la médecine légale, avec un ou des médecins légistes comme principaux protagonistes et une ou plusieurs autopsies au cœur de l'histoire. Donc un cahier des charges très ouvert, me laissant le choix du lieu, de l'époque (on s'est quand même mis d'accord sur le fait qu'on éviterait le Néolithique et le ⅩⅩⅤe siècle…), de l'intrigue et de l'ambiance. Autant qu'il m'en souvienne, c'est moi qui ai tenu à ce qu'il s'agisse d'une série-concept, avec notamment un nouveau médecin légiste à chaque fois : de mon expérience de romancier, j'ai gardé une certaine aversion pour les personnages récurrents qu'on adore lors du premier tome, un peu moins lors du deuxième, et qu'on a envie de finir à la tronçonneuse en écrivant le troisième…

Le Sacrificateur nous emporte à Göteborg dans un thriller pour adultes. Pourquoi cette destination ? Pourquoi les polars suédois ont-ils tant de succès auprès des lecteurs du genre ?

Merci pour cette question, ça va vous donner une idée de la manière dont je me documente. Une fois retenu le principe d'une intrigue se déroulant en Suède, il me fallait à la fois : a) une grande ville, mais avec des forêts denses toutes proches (la forêt, au même titre que l'hiver, est un personnage à part entière dans cette histoire) ; b) une ville hébergeant un institut de médecine légale (IML) réputé. Vu qu'en Suède il n'y a que cinq IML d'importance (Stockholm, Linköping, Umeå, Lund et Göteborg), le choix s'est imposé de lui-même, par éliminations successives : Stockholm = pas de grandes forêts aux portes de la ville, et de surcroît, je voulais que les séquences « temps présent » (celles avec la journaliste) se déroulent à Stockholm en été (histoire de maximiser le contraste visuel entre les deux époques du récit) ; Linköping = pas assez connu, et en plus site du seul labo d'ADN judiciaire de la Suède, que je voulais situer à quelques heures de route du lieu principal de l'action ; Umeå = pas assez connu ; Lund = idem, et nom déjà pris par l'héroïne (N. B. : trouver un blaze qui sonne bien pour mes persos, c'est un des tout premiers trucs que je fais en début d'écriture, et j'y passe parfois un temps considérable…). Pour ce qui est du polar scandinave en tant que genre, je sais très bien pourquoi je l'adore (cf. à nouveau l'interview citée en 1)). D'une façon générale, je n'aime pas trop les histoires avec happy end ; pour des raisons qui ne regardent que moi et mon analyste, je me sens beaucoup plus en phase avec le climat de désespérance diffuse qui imprègne le roman et le cinéma nordique, ce sentiment inexorable que le pire est toujours à venir, ou encore, comme disait Jim Morrison, que « nul ne sortira d'ici vivant ». En revanche, je ne sais pas trop pourquoi le lectorat apprécie tant ce genre de littérature, mais quelque chose me dit que c'est pour les mêmes raisons…

Le tome 2, Bloody Sunday, emmènera le lecteur à Chicago. Est-ce la même équipe qui travaillera sur les graphismes ? Le récit sera-t-il dans la lignée du premier ou aborderez-vous l'histoire différemment ?

Pour ce qui est du dessin proprement dit, l'équipe est différente : dans Le Sacrificateur, nous avions Francesca Follini aux storyboards et Paolo Antiga aux encrages, alors que Bloody Sunday est dessiné de A à Z par Jean Diaz. En revanche, la colorisation des deux albums est réalisée par Antonino Giustoliano, qui sévira également dans le troisième : il s'agit d'un choix éditorial, auquel je souscris tout à fait, en vue d'assurer une homogénéité graphique de la série. Le récit n'a rien à voir, même de loin, avec le premier. C'est voulu, on change tout : le lieu, les protagonistes, l'enquête, et aussi l'ambiance (bien gore et glauque dans le tome 1, plus légère avec des touches d'humour bien grinçant dans le tome 2). Et pour le 3, ce sera encore différent…

Quel a été le point de départ de ce thriller ?

Difficile à expliquer. Au départ, il y a quelques idées disparates, sans doute nées des innombrables bouquins, BD, films, séries, etc., que j'ai pu ingurgiter au cours de ces dernières décennies. Pour le personnage de Jennie Lund, la filiation avec Clarice Starling, l'héroïne du Silence des agneaux, est en revanche évidente et tout à fait assumée : il me fallait une jeune légiste encore novice – donc pas sûre d'elle-même et désireuse de faire ses preuves –, et en même temps dévorée par un passé soigneusement refoulé : en d'autres termes, quelqu'un de fragile à l'intérieur comme à l'extérieur, la configuration parfaite pour en prendre plein la g… Ensuite vient la phase de documentation, tout à fait essentielle à mes yeux : d'abord parce que j'aime les récits précis, argumentés sur le plan scientifique, mais aussi crédibles quant à la géographie, à l'histoire, aux environnements visuels, sociétaux, etc. ; et aussi parce que c'est durant cette phase que les éléments du récit vont s'agréger et se cristalliser dans mon esprit, pratiquement sans effort conscient de ma part : j'ai cette chance de ne jamais manquer d'inspiration, les histoires se construisent toutes seules à ce stade, et sans que j'aie vraiment besoin de me torturer la cervelle.

Comment avez-vous travaillé le scénario ? Faites-vous un synopsis, puis un plan, etc. ?

Alors que pour mes deux premières BD (Oracle T7 et Androïdes T9), j'avais un peu pataugé, j'ai à présent développé une méthode de travail perso qui me convient bien et, surtout, me permet d'aller vite. L'étape n°1 est la rédaction du pitch, le résumé de l'histoire, qui doit tenir sur une page, deux au maximum. C'est à partir de ce pitch que j'élabore mon séquencier, c'est-à-dire le découpage du récit en une succession de séquences ou chapitres, avec à chaque fois un nombre bien précis de planches… le but du jeu étant d'arriver à un total de 52, ou 56, ou 60 planches, en fonction de ce qui est stipulé dans le contrat. Cette étape est indispensable pour avoir un récit au rythme équilibré sur la durée (si on est trop lent au début et qu'ensuite on est obligé de bourrer pour terminer dans le nombre de planches imparti, ça se verra fatalement à la lecture). J'ai laissé tomber le principe d'un séquencier planche-par-planche, qui me prenait énormément de temps à échafauder et s'avérait trop rigide et contraignant pour la phase d'écriture (ça impose de connaître d'emblée la totalité des rebondissements et ensuite de fixer tout ça avec des clous avant même de commencer à rédiger). Le séquencier chapitre-par-chapitre est, de mon point de vue, un bon compromis : il s'avère plus souple et laisse sa place à l'improvisation en cours d'écriture, tout en garantissant de ne pas partir dans le décor quant au nombre final de planches ! Une fois le séquencier terminé, je peux enfin commencer à écrire le scénario proprement dit, qui, pour un récit de 52 planches, va faire une centaine de pages. Si le travail préparatoire a été fait comme il faut, je dirais que c'est facile. Enfin, presque…

Comment avez-vous travaillé avec Arancia Studio, qui signe le storyboard, le dessin et la couleur, dans un travail impeccable comme toujours chez eux ?

Effectivement, leur travail est impeccable et je n'ai pas assez de compliments pour le dire ! Dans le cas du Sacrificateur, l'articulation entre l'équipe dessin (non francophone) et moi-même (ne connaissant que quelques mots d'italien, pour l'essentiel des insultes…) a été assurée par l'indispensable Gabriella Bruzzone, éditrice au studio Arancia, qui a abattu un travail extraordinaire tant pour la traduction que pour l'ensemble de la logistique. À aucun moment je n'ai eu le sentiment de travailler avec une équipe résidant à plusieurs centaines de kilomètres et parlant une langue différente.

Combien de temps vous a demandé l'écriture du scénario et combien de temps a demandé l'album au total ?

Le scénario : trois à quatre mois, dont un bon mois rien que pour la documentation. Pour ce qui est de l'album au total, je viens de relire mes mails : mon premier contact avec le studio Arancia remonte au 1er avril 2023 et l'album est sorti le 9 octobre 2024. Sachant que lors de ce premier contact, j'avais déjà pondu à peu près un tiers du scénario, ça fait une vingtaine de mois tout compris.

Sur quoi travaillez-vous actuellement et quels sont vos projets ?

Actuellement, je viens d'attaquer le tome 9 de West Fantasy, la série-concept à succès qui constitue l'un des fers de lance de la maison Oxymore : sortie prévue fin 2025 ou début 2026. Et chez Soleil, j'ai également commencé à rédiger le tome 32 d'Orcs et Gobelins, une autre série qu'on ne présente plus… rien que ça devrait m'occuper jusqu'à l'automne. Et c'est bien sûr sans compter une éventuelle saison 2 d'Autopsie, dont le principe n'a pas encore été arrêté : ça va dépendre, entre autres, du succès de Bloody Sunday (donc, chers lecteurs, vous savez ce qui vous reste à faire…).

Hard Rescue, votre trilogie romanesque est terminée, avez-vous un autre projet à la Clive Cussler en tête ?

Non, et je le regrette. Mais dans la vie, il faut faire des choix : écrire un roman, ça me prend entre deux et cinq ans, autant dire que, vu mon âge canonique, j'ai un peu laissé tomber l'idée. En BD, par contre…

Le 28 janvier 2024