Interview de Benoît Collombat, à propos de Dulcie : Du Cap à Paris, enquête sur l'assassinat d'une militante anti-apartheid

Découvrez les coulisses de la bande dessinée Dulcie : Du Cap à Paris, enquête sur l'assassinat d'une militante anti-apartheid, parue aux éditions Futuropolis, en lisant l'interview de son scénariste, Benoît Collombat.
Comment un journaliste d’investigation devient-il scénariste de docu-BD ?
Tout a commencé autour de la table d’un restaurant parisien en 2013. L'équipe de La Revue Dessinée m’a fait rencontrer Étienne Davodeau et nous avons décidé de nous lancer dans le récit des “années de plomb” de la Ve République (Cher pays de notre enfance, Futuropolis, 2015). J’ai depuis attrapé le virus de l’enquête en bande dessinée et continué à creuser ce sillon avec Sarkozy-Kadhafi. Des billets et des bombes (avec Elodie Gueguen, Fabrice Arfi, Michel Despratx, Geoffrey Le Guilcher et Thierry Chavant au dessin, Delcourt - La Revue dessinée, 2019) sur les soupçons de financement de la campagne de Sarkozy en 2007 par le dictateur libyen. Le Choix du chômage (avec Damien Cuvillier au dessin, Futuropolis, 2021) sur les grands choix économiques des décideurs politiques et à présent donc Dulcie (avec Grégory Mardon au dessin) qui mêle la “petite” et la “grande” histoire, le destin tragique de cette représentante de l’ANC (Congrès national africain, ndlr) en France et les sombres intrigues dans la coulisse du pouvoir, à Paris comme à Pretoria.
Comment avez-vous appris à écrire un scénario ?
J’ai appris en faisant. Grand lecteur de BD, j'avais quand même une petite idée de la manière de concevoir une narration graphique. Lorsque j'écris un synopsis, j’ai toujours l’image en tête. Le fond et la forme doivent aller de pair, tout en laissant la possibilité au dessinateur d’y mettre son grain de sel.
Dulcie fait 300 pages, avez-vous livré un scénario global, ou l’avez-vous détaillé à la case, avec les dialogues écrits ?
Pour mes enquêtes en bande dessinée, je procède toujours de la manière suivante : je livre un synopsis détaillé basé sur de multiples sources. Ce synopsis est très découpé, avec parfois des scènes de dialogue. Ce texte est complété dans un deuxième temps par des interviews effectuées avec le dessinateur, afin de rendre plus vivant le récit et d’embarquer le lecteur avec nous dans l’histoire.
On retrouve en fin d'album une liste impressionnante de notes et de crédits. Combien de temps vous a demandé cette enquête et environ combien de personnes avez-vous contactées pour la réaliser ?
La BD en elle-même nous a demandé deux ans de travail, mais je travaille en fait sur Dulcie depuis 2010. Sans savoir au départ que cela allait déboucher sur une enquête en bande dessinée, j’ai accumulé au fil des ans des témoignages d’acteurs et de témoins essentiels de cette histoire, français et sud-africains, dont certains sont morts depuis. Un véritable trésor que je me devais d’utiliser. Je me suis également plongé dans les archives, j’ai épluché le dossier judiciaire jusqu’ici resté dans l’ombre. Je n’ai pas fait le compte exact, mais au fil des ans, j’ai dû échanger avec une centaine de personnes.
Vous citez Jacqueline Dérens en fin d’ouvrage, l’autrice de Dulcie September Une vie pour la liberté, paru aux éditions Non Lieu, en 2013, il y a dix ans,Elle est d'ailleurs présente dans la bande dessinée. En quoi sa connaissance de Dulcie September vous a-t-elle aidé dans votre enquête ?
Jacqueline Derens a joué un rôle essentiel dans mon travail. C’est la rencontre avec elle qui m’a donné envie de partir sur la trace de Dulcie September et de ses tueurs. Elle est à la fois la mémoire de cette histoire, une proche de Dulcie September, mais aussi l’une des meilleures spécialistes de l’Afrique du Sud. Grâce à elle, j’ai pu accéder à certaines sources et mieux comprendre le contexte de l'époque.
Dans les dernières pages de l’enquête, le général François Mermet vous appelle et dit « Dulcie Septembre était plus gênante pour l’ANC que pour nous », faisant allusion à la DGSE dont il était directeur au moment du meurtre. Une case auparavant, maître Yves Laurin tient le propos suivant : « Nous sommes vraiment sur une affaire d'État encore très verrouillée. » N’avez-vous pas été surpris qu’un général, décoré grand officier de la légion d’honneur, vous appelle, alors qu’en décembre 2022, le tribunal judiciaire de Paris déboutait la famille de Dulcie September, empêchant la réouverture de l’enquête sur son meurtre ?
Il ne faut pas être naïf. Le travail des services de renseignement n’est pas de renseigner les journalistes. Mais la réaction du général Mermet est tout de même intéressante, car il confirme le rôle joué par certains intermédiaires mentionnés dans mon enquête et le soutien financier d’entreprises d’armement à l’ANC. Lors de sa visite à la Fondation Mandela à Johannesburg, en mai 2021, Emmanuel Macron s’était engagé à « regarder » le dossier de près, pourtant la France refuse la médiation demandée par la famille de Dulcie September tandis que les archives restent verrouillées. Visiblement, cette histoire embarrasse toujours autant Pretoria que Paris.
Votre enquête s’est confrontée à la limite des preuves et des propos des morts également depuis 1988. Aujourd’hui, même s’il n'est pas avancé faute de preuve, les spécialistes de cette affaire connaissent-ils l’assassin ou le commanditaire présumé ?
La question la plus importante dans cette histoire, ce n’est pas : “Qui ?” mais : “Pourquoi ?” Même si bien sûr la famille de Dulcie September souhaiterait connaître le nom des tueurs, ces derniers ne sont que des exécutants. Quand on rassemble les pièces du puzzle comme on le fait avec Grégory Mardon dans le livre, on voit bien que la piste des commanditaires mène vers des intérêts croisés entre la France et l’Afrique du Sud autour des armes et du nucléaire. En dénonçant les compromissions de la France en la matière, Dulcie September devenait un grain de sable qui dérangeait, y compris au sein de l’ANC, au moment où des intermédiaires français grenouillaient entre Paris et Pretoria pour préparer l’après-apartheid.
En 1980, le sénateur Pierre Marcilhacy déclarait : « On meurt beaucoup et beaucoup trop mystérieusement sous la Ve République. » Cette phrase visait le mandat de Giscard d'Estaing, mais les mandats de François Mitterrand ont perpétué “la tradition” de la Ve République, avec les morts de René Lucet, Roger-Patrice Pelat, Pierre Bérégovoy, François de Grossouvre… Flore de Bodman, journaliste au Nouvel Obs, écrit d’ailleurs en 2013 : « Il est des morts opportunes en ce deuxième septennat de François Mitterrand. » En 2023 la Ve République est toujours en place, pensez-vous que cette “tradition” existe encore, ou est-ce que les choses ont pris fin avec la fin des mandats de François Mitterrand et de Jacques Chirac ?
Les époques ne sont pas les mêmes, les cas que vous citez sont différents. Mais ce qui demeure, au-delà des différents chefs d’État, ce sont les réseaux qui structurent la V
Vous remerciez en fin d'ouvrage Claude Gendrot, avec qui vous avez réalisé Dulcie, Cher pays de notre enfance et Le Choix du chômage. Vous dites : « Je te souhaite le meilleur pour ta nouvelle vie. » Cela sous-entend-il qu'il n’y aura pas de quatrième collaboration ?
Effectivement, après un long parcours dans le monde de la bande dessinée (Pif Gadget, Métal Hurlant, Dupuis, Futuropolis) Claude prend sa retraite d'éditeur. Travailler avec lui a été un privilège.
Sur quelle enquête BD ou littéraire travaillez-vous actuellement, et quels sont vos projets ?
Chaque projet de livre est une aventure qui dure plusieurs années, comme si vous embarquiez sur un paquebot pour une longue traversée. J’ignore encore où me mènera le prochain voyage.
Le 26 novembre 2023