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Interview de Cédrick le Bihan, à propos de Dans l'ombre

Couverture de la BD Dans l'ombre

Découvrez les coulisses de la bande dessinée Dans l'ombre, parue aux éditions Grand Angle, en lisant l'interview de son dessinateur, Cédrick Le Bihan.

En début d’ouvrage, vous remerciez Édouard Philippe et Gilles Boyer, les auteurs du roman originel, pour vous avoir laissé jouer avec leurs personnages et leur univers. Quand vous dites jouer, c’est pour s’approprier, ou pour avoir été jusqu’à extrapoler, pour coller au choix fait dans le découpage ?

Déjà il fallait condenser les 400 pages du roman en 70 planches de BD. Donc forcément, il a fallu raccourcir un petit peu. Mais sinon, l'adaptation est quand même très, très fidèle au roman. Même les auteurs, Édouard Philippe et Gilles Boyer, l'ont souligné, on est resté très collés au roman. Mais après, comme toute adaptation, il faut choisir et choisir, c'est renoncer. Du coup, il y a quand même eu des coupes de faites, même si la BD permet aussi d'exprimer en une case ce qu'un roman va exprimer en cinq ou six pages. Donc, ça permet de faire des raccourcis.

Au début de la BD, un des cartouches dit « la politique n’est pas l’art de résoudre les problèmes mais de faire taire ceux qui les posent. » Sur ce genre de propos, est-ce une restitution mot à mot du roman, ou une adaptation pour coller au storyboard ?

Ça serait plus à Philippe, le scénariste, de répondre à ça. Je sais qu'il a repris des dialogues tels quels, parce que les dialogues de Gilles Boyer et d’Édouard Philippe sont assez drôles et assez bien sentis. Donc, je sais qu'il y a eu pas mal de choses qui ont été reprises par rapport au roman. Après, Philippe y a forcément mis sa patte. Pour cet album le découpage du scénariste a été fait en amont et moi, je me suis collé par rapport à ce qui était écrit. On reprend toujours des dialogues, ou des parties. Ça a été le cas ici aussi.

Éviter toute ressemblance physique avec des politiciens actuels a-t-il été une préoccupation au moment du choix du graphisme des personnages ?

Oui, c'est vrai. En plus, ça nous avait été demandé à la base par les auteurs, puisque dans le roman, évidemment, c'est une fiction et ils ne parlent d'aucun homme politique ni aucune femme politique connue. Et on avait effectivement la directive de ne pas faire ressembler les personnages à des personnages de la politique française ou internationale. Donc, c'était obligatoire. Je ne pouvais pas me permettre de prendre exemple sur des gens existants. Ça a été de la création de personnages, de la création pure de A à Z, de la pure imagination.

N’est-ce pas plus difficile de devoir imaginer des personnages en prenant soin qu’ils ne ressemblent à personne de particulier ?

Justement, pas du tout. C'est tout l'inverse. Là, je suis en train de faire une bande dessinée sur Reagan et Gorbatchev. et là, toute la difficulté est que, comme vous voyez le même personnage apparaître quatre, cinq, six fois sur une même page. Il faut que toutes les quatre, cinq, six fois, il ressemble vraiment pile poil à Reagan. Alors que quand c'est un personnage qu'on invente nous-mêmes et qui plus est ne ressemble à personne, finalement, c'est plus facile de se le mettre en mains puisqu' on va y mettre les traits qu'on a l'habitude de faire. On va mettre même un peu des tics graphiques. C'est toujours plus simple, pour ma part en tout cas. Je parle uniquement pour moi, c'est toujours plus facile de partir sur des personnages qu'on crée et qu'on invente complètement sans s'inspirer de qui que ce soit, que de dessiner des personnages qui doivent ressembler à d'autres. On a des nez en particulier qu'on fait régulièrement, la forme des yeux, la bouche et ainsi de suite, les expressions de visage. C'est vrai que c'est plus facile à appliquer sur des personnages qu'on crée.

Vous utilisez plusieurs fois des pages blanches en focus, comme pour les SMS, ou la une de l’Enquête magazine, ou encore la poubelle. Pourquoi ce choix de rompre la linéarité des bandes ?

C'était vraiment une volonté de chapitrage, et d'aération du récit, puisque c'est quand même des choses qui sont relativement denses. On avait cette volonté d'aérer un peu le tout et de laisser respirer le lecteur. Elles sont sur deux pages, pour donner envie de tourner la page, du coup. Et puis la suite va expliquer un peu ce petit cabochon. Quand on voit le méchant roux qui a été enchaîné sur une chaise et qui a passé un mauvais quart d'heure, on comprend qu’il a été récupéré par l’oncle et qu’il a dit ce qu’il avait à dire. Donc ça permet chapitrer et de donner des informations aussi qui ne sont pas forcément présentes dans l'histoire.

Vers la fin de la BD, le récit s’accélère, alors qu’au début de l’album, on a un autre rapport au temps, avec des flashbacks. Pour un dessinateur, comment arrive-t-on à faire sentir cette accélération ?

Ça va être plus sur des cadrages qui vont être plus serrés. On va être plus près des personnages. On va avoir moins de plan général, moins de plan large, pour vraiment se concentrer sur l’action elle-même. Là, ça va être de l'action qui va être surtout de l'action parlée, parce que ce sont des révélations qui arrivent à la fin, ou des choses comme ça. Mais sinon, ça joue beaucoup au cadrage et beaucoup à la distance qu'on peut avoir avec le personnage. Plus on va s'en rapprocher, plus on va essayer d'entrer dans ce qu'ils ont en tête et puis, d'accélérer le mouvement.

Combien de temps de travail vous a demandé l’album ?

J'ai mis un an et demi, à peu près, entre le moment où on m'a contacté pour me proposer ça et le moment où j'ai rendu les fichiers définitifs envoyés chez l'imprimeur. Et pour l’album en entier, je ne saurai pas dire. Je sais que Philippe a lu le livre deux fois et qu’il écrit assez vite, il est assez rapide et assez vif dans son écriture.

Comment s’est déroulé le travail avec Philippe Pelaez ? Édouard Philippe et Gilles Boyer ont-ils participé à cette adaptation ?

J’ai envoyé très régulièrement les planches au scénariste et à l'éditeur, puisque l'éditeur aussi, à son droit de regard sur ce qu'on fait, et en plus, quand c'est une adaptation comme ça, on envoie aussi les planches aux auteurs originels du livre. Du coup, tout le monde le voit régulièrement. J’essayais d'envoyer les planches par quinzaine a peu près, avant la couleur en général, puisqu’il n’y a pas besoin de validation particulière pour la couleur. C'est surtout pour la narration, pour le rythme et pour le dessin.

Plus il y a de monde à contrôler, plus il y a de chances de devoir remodifier des choses, est-ce que cela a été le cas pour cet album ?

Eh bien, non, on a eu la chance qu’Édouard Philippe et Gilles Boyer aient été très très cool là-dessus, ils nous ont vraiment laissés jouer avec leur personnage et avec l'univers. Et donc on a eu toute l’attitude que ce soit pour les personnages. Il y a bien sûr eu quand même eu des retours sur les personnages au début quand je leur ai proposé. Il y en a deux ou trois qui ont été modifiés, d'autres qui ont été échangés entre eux, le casting a changé de rôle. Mais sinon, on a eu la chance que ça se passe très bien, et c'était plutôt même très agréable. J’avais fait Public Sénat avec Gilles Boyer, et il en avait dit, que leur métier, ce n'est pas la BD, donc qu'ils nous laissaient faire, parce qu'ils nous faisaient confiance. En plus, on avait fait une séance de travail avec eux, on avait été dans les bureaux de Lattès avec l'éditeur, où on avait soumis à tout le temps le storyboard que j'avais fait en amont. Donc ils pu se faire une idée globale du rythme de la bande dessinée et dès lors, ils ont validé le récit qu'on avait fait.

Cet album est fait numériquement, ou en technique mixte ?

C'est mon premier adbum que je fais tout en numérique sauf le storyboard. En fait, là, j'avais fait le storyboard sur papier au crayon, et ensuite d'habitude, je fais mes crayonnés, mon ancrage traditionnel, donc sur papier et à l’encre de Chine, et ensuite, je fais mes couleurs par ordinateur. Depuis mon premier adbum, j'ai toujours fait les couleurs par ordinateur. Là, c'était le premier album où je faisais tout en numérique, crayonné, ancrage, couleur, et c'était plutôt pas mal. J'avais un peu peur, d’y passer, et puis finalement je suis plutôt content parce qu'on gagne du temps. Pour celui sur Reagan, je travaille encore plus en numérique, puisque même le storyboard, je l’ai fait sur la tablette. Donc là, c'est complètement numérique. Peut-être que le prochain, ça sera de nouveau tout en traditionnel, mais là je suis passé au tout numérique, il faut vivre avec son temps après tout. Et avec le numérique, on n'a pas cette épreuve de scannage. Et c’est agréable. Il y en a certains qui font scanner par les éditeurs, mais c’est vrai que quand on a une tambouille un peu particulière, où il faut quand même scanner nous-mêmes pour modifier, c'est vrai que c'est aussi laborieux et ça demande aussi beaucoup de temps. Surtout que beaucoup de dessinateurs commencent avec un scanner A4, parce que les A3 peuvent vite coûter cher, donc il faut attendre un peu. Mais quand on passe sur un A3, c'est un grand moment, en général. Mais sinon, on scanne strip par strip, donc souvent on scanne trois fois pour une planche. Donc c'est laborieux, surtout que non seulement il faut scanner, mais après, quand vous arrivez sur Photoshop, on importe quel logiciel, il faut faire le montage, et forcément, ce n’est pas exactement pareil, donc il faut tout modifier, recalibrer, enfin, c'est un enfer. Et puis ça dépend de la qualité du scanner, mais vous pouvez avoir des zones de flou, donc il faut retoucher… Le tout en numérique, moi pour l'instant, en tout cas, c'est un vrai bonheur.

Avez-vous une anecdote, ou autre, à propos de cet album ?.

Quand il fallait chercher les personnages, à un moment dans la bande dessinée, il y a le candidat de l'opposition, qu’on voit dans les cases du sondage. Je lui avais prêté les traits de Jean-Luc Mélenchon. Les personnages ont été proposés à Édouard Philippe et Gilles Boyer et celui-ci, ils me l’ont retoqué en me disant qu’il ressemblait trop à Jean-Luc Mélenchon. J’ai dit « Bon, bah, tant pis, alors  ! ». Je savais très bien que ça allait être refusé, mais je me suis fait un plaisir à faire ma petite blague tout seul, et ça n’a surement fait rire que moi, mais j’ai quand même tenté :).

Le 11 avril 2023