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Interview de Chacma, à propos de Deuxième Bureau : Le Magnétron

Couverture de la BD Deuxième Bureau : Le Magnétron

Découvrez les coulisses de la bande dessinée Deuxième Bureau : Le Magnétron, parue aux éditions Kennes, en lisant l'interview de son scénariste, Chacma.

Vous rejoignez l'équipe de bénévoles du webzine BD ActuaBD en 2006, et prenez la succession de Nicolas Anspach en tant que rédacteur en chef en 2011.  Qu'est-ce qui vous a motivé à rejoindre à l'époque ce webzine ?

La passion de la bande dessinée avant tout ! Puis j’aime m’impliquer dans des projets qui répondent à mes valeurs. Et rejoindre une équipe de bénévoles si concernés qu’on pourrait les prendre pour des professionnels, cela ne pouvait que me plaire. En effet, je venais de mettre fin quelques semaines plus tôt à mon engagement au sein des mouvements de jeunesse, que cela soit comme vice-président des Guides catholiques de Belgique ou comme organisateur des 24 H vélo du Bois de la Cambre. Sauter dans l’aventure d’ActuaBD allait donc de soi !

Par quelle bande dessinée avez-vous commencer en tant qu'auteur ?

Alors, chronologiquement parlant, Deuxième Bureau tome 1 est la sixième bande dessinée publiée où je participe en tant qu’auteur, après les trois tomes de Science Infuse (Bamboo), le tome 3 de L’École des Petits Monstres où les BeKa m’ont gentiment invité et MP – Police Militaire qui vient de paraître au Lombard.

Comment passe-t-on de l'autre côté, de celui qui interviewe à celui qui est interviewé ?

En toute humilité, et pour reprendre votre formule, je repasse du côté interviewé, là où je me trouvais en tant qu’organisateur des 24 H vélo du Bois de la Cambre lorsque je répondais aux questions de la télé, de la radio et de la presse écrite il y a vingt ans. Quoiqu’il en soit, que ce soit en tant qu’intervieweur ou interviewé, j’essaie toujours de créer la relation avec l’autre, de voir ce qu’il attend de la rencontre, comment m’assurer qu’elle puisse se dérouler au mieux pour valoriser son travail (en tant qu’auteur ou journaliste) afin que le résultat soit aussi professionnel que sympathique.

Si le fait d'être journaliste BD, d'interviewer, de lire, de rencontrer des auteurs permet d'avoir une vision assez précise de comment se construit un scénario, il y a toujours une différence entre le savoir et l'application de celui-ci. Comment s'est déroulée la rédaction de ce scénario et avez-vous reçu des conseils de certains auteurs, à la relecture par exemple, ou en amont ?

Personnellement, j’ai toujours voulu raconter des histoires. À l’école, l’institutrice me demandait souvent de monter sur l’estrade le vendredi après-midi pour raconter au reste de la classe le déroulé d’un livre qui m’avait plu (je lis énormément depuis que j’ai six ans). Et plus tard, au lycée, il m’est arrivé de rendre des travaux de fin d’étude sous la forme d’une fiction, à la grande surprise des professeurs. J’ai toujours aimé les histoires, pour ce qu’elles apportent et font résonner en nous. Sans m’en rendre compte, quand j’étais enfant, j’analysais les films et les livres pour comprendre leurs constructions, ce qui les rendait intéressants, émouvants ou parfois leurs effets ratés, selon moi. Plus tard, comme journaliste, j’ai naturellement projeté cela dans mes centaines de rencontres avec des scénaristes. Avec l’objectif de mettre leur travail en avant, bien entendu, tout en le faisant avec les questions que je me posais. Cela m’a certainement enrichi d’un certain côté, mais les leçons les plus importantes ne m’ont pas été dispensées à ces moments-là. C’est Bertrand Escaich, du tandem des BeKa, qui m’a apporté le plus, que cela soit dans la réalisation des trois albums que nous avons signés à deux (sans oublier le tome 3 de L’École des Petits Monstres) ou lors de nos autres discussions à bâtons rompus. C’est d’ailleurs lui, avec Caroline, qui m’ont suggéré de contacter Marko et Iñaki Holgado pour la réalisation de MP – Police Militaire. Je lui dois donc beaucoup. À côté de cela, je pense que nous avons un peu parlé de la trame générale de ces deux albums, MP et Deuxième Bureau, mais sans rentrer dans les détails, plutôt pour évoquer comment avançaient nos projets respectifs, sans ingérence.

Deuxième Bureau  est composé d'une BD de huit cahiers de huit pages, soit 64 pages, et d'un cahier documentaire de huit pages, que vous avez également écrit. Ce dossier aborde une frise chronologique des évènements historiques, deux articles, des fiches sur les avions et les voitures de l'époque, ainsi qu'une biographie non exhaustive. Combien de temps vous a demandé la partie recherche pour cette série et était-ce un sujet sur lequel vous aviez des connaissances historiques supérieures à la moyenne ?

Non, c’est justement parce que je connaissais mal cette période que je trouvais passionnant de m’intéresser :) Il y a huit ans, Bruno Di Sano m’a demandé d’imaginer une suite à la série de L’Aviatrice qu’il avait réalisée avec Walthéry & Borgers. Je devais en garder l’esprit (une aviatrice dans les années 1930), mais je ne pouvais pas en reprendre les personnages principaux ! Le défi me semblait audacieux et l’ensemble de ces contraintes m’a donné envie de m’y frotter. La seconde partie des années 1930 est une période sombre et complexe que j’appréhendais très mal. Beaucoup de choses s’y sont déroulées, de quoi générer le conflit le plus terrible de toute l’Histoire de l’humanité. Mais en même temps, il restait opaque à mes yeux : je connaissais la montée du nazisme, le front populaire, l’écart diplomatique entre la France et l’Angleterre, mais uniquement dans les grandes lignes. Je suis donc parti d’un axiome que j’apprécie beaucoup : si le sujet me passionne, mais que je n’en connais pas assez, peut-être pourra-t-il également passionner les lecteurs ? Dès le lendemain, j’écrivais alors déjà les grandes lignes de Deuxième bureau, à commencer par les quatre premières pages qui n’ont presque pas changé en huit ans. Je suis donc parti de ce que je perçois comme le premier acte militaire d’Hitler, à savoir la remilitarisation de la Rhénanie et plus précisément le bassin industriel de la Ruhr où le troisième Reich allait forger ses armes de mort. Hitler avait avancé ses propres plans d’un an et, dans le même temps, les autres nations européennes n’ont presque pas levé le petit doigt. Ce paradoxe m’a poussé à lire beaucoup de livres et de témoignages sur cette période, afin de construire la trame de Deuxième Bureau. L’objectif est toujours de faire passer cela via le récit, mais parfois, la lectrice ou le lecteur pourrait se demander à la fin de l’album quelle est sa part d’authenticité. J’ai essayé de répondre à cette question via ce dossier historique en espérant qu’il contentera le public et qu’il leur donnera peut-être envie de relire l’album sous un autre angle.

Quelques sources
« Des photos d'ouvrages méthodiquement analysés pour écrire le scénario. » | Photo de Chacma
Avions
« Un faible aperçu des schémas et photos d'avions que je sélectionne, puis que j'envoie à Brice. Ici, l'avion de Maryse qui connaît une deuxième vie. » | Photo de Chacma
Radionavigation
« Il faut parfois se plonger dans des ouvrages très anciens, pas toujours facile à trouver car les technologies sont à la fois très pointues, mais aussi complètement dépassées. » | Photo de Chacma
Repérages
« Quelques photos de repérages : Comme Brice Goepfert est un dessinateur réaliste talentueux, il fallait lui proposer des cadres qui mettent en valeur cette facette de son talent. Tant que possible, j'ai donc été en repérages pour prendre en photo les lieux de l'action, l'aéroport de Maryse, les restaurants où elle mange, le bar, la ville de Metz, Paris, les Invalides, le pont Alexandre Ⅲ, etc. Les lecteurs feront le lien entre ces photos et les séquences de l'album. » | Photo de Chacma

Deuxième bureau est destiné à être une série en combien de tomes si tout se passe bien ?

Deuxième bureau est un diptyque, chaque album se consacrant à la « moitié » de l’année 1936. Le premier tome débute le 7 mars 1936 avec la remilitarisation de la Rhénanie, mais il s’agit en réalité de la conséquence de faits qui se sont déroulés en amont. Le second tome débute le 1er août 1936 avec la plus grande fumisterie du ⅩⅩe siècle, à savoir les JO de Berlin, pour se terminer en décembre pendant la Guerre d’Espagne, véritable terrain d’entraînement pour la Luftwaffe en prélude à la Seconde Guerre mondiale. Si les lectrices et les lecteurs nous suivent, nous continuerons à montrer en 1937 les rouages de l’espionnage et à décortiquer l’Histoire européenne tout en nous intéressant à l’aviation. Mais une chose à la fois ;)

En 2020, vous consacrez un artbook à Jean-François Charles. Brice Goepfert a travaillé avec Jean-François Charles sur le tome 3 de Ella Mahé. Est-ce par le biais de Jean-François Charles que vous avez rencontré Brice Goepfert, le dessinateur de Deuxième Bureau ?

Excellente analyse ! En effet, tout en travaillant avec Maryse & Jean-François Charles sur leur artbook, je leur expliquais les scénarios qui dormaient dans mes tiroirs. Ils m’ont ainsi mis en relation avec Brice. Si Maryse tire son nom d’aviatrices célèbres, c’est aussi celui de Maryse Charles. Je remercie d’ailleurs le couple en introduction de cet album.

Quel type de scénario avez-vous donné à Brice Goepfert ? Un scénario textuel, un case-à-case, un scénario type cinéma ? Lui avez-vous donné un dossier d'images en complément ?

Si je réalise seul le scénario, je livre toujours un scénario case-à-case, tout en expliquant au dessinateur que je ne suis que le script du récit ; lui est le réalisateur du film, il anime les acteurs, s’occupe de la photographie et des lumières. En fait, je ne fais que lui raconter une histoire et c’est lui qui la transforme pour les lecteurs. Comme aux autres, j’ai donc dit à Brice qu’il pouvait toujours modifier le nombre de cases, en rajouter, en enlever et surtout critiquer tout ce qu’il veut, car c’est dans la discussion entre les auteurs que naissent les meilleures idées. J’ai effectivement livré énormément de documents à Brice, tout d’abord parce qu’il adore cela (il aime la précision historique autant que moi) puis parce que je déteste les coquilles historiques, quitte à tomber dans l’excès. Un exemple ? Le tome 2 commence sur la Grand-place de Metz. J’ai donc recherché les documents pour connaître le look et la nature de chaque commerce de la place à la date du récit (et cela change parfois d’un mois à l’autre). Au final, plusieurs semaines de travail et dix pages d’explication pour une seule planche au contenu narratif finalement assez basique. Certainement futile et loin d’être rentable, mais nous pensons que ce type d’implication apporte du crédit à notre démarche.

Scénario de la BD Deuxième Bureau : Le Magnétron
« Une partie du scénario : j'échange beaucoup de photos de lieux et d'avions avec Brice Goepfert, mais pour certains détails, je préfère directement les insérer dans le scénario pour qu'il comprenne ce dont il s'agit. On voit ici l'intérieur d'un avion, la salle principale de l'aéroport de Lyon-Bron, la couverture du livre de James Bond, des installations techniques de radio-émission, des schémas pour le tableau du professeur et l'exemple d'un magnétron. » | Photo de Chacma

Combien de temps vous a demandé l'écriture du scénario et combien de temps a demandé l'album au total ?

Donner un total est assez compliqué, car je ne réduis pas mon travail à un nombre de jours précis. Parfois, je pars dans des recherches bibliographiques poussées, telles que la compréhension de l’aéronavigation des années 1930, puis je laisse des éléments murir pendant plusieurs semaines avant qu’ils ne se mettent en place d’eux-mêmes. Pour résumer, il y a presque huit années entre le point de départ et la sortie en libraire, ponctués de beaucoup de lectures (le dossier ne dévoile que la partie émergée) et d’échanges avec Brice ainsi que l’éditeur. Mais au final, qu’importe le délai, s’il plaît aux lecteurs !

Avez-vous une ou des anecdotes relatives à cet album ?

Comme à chaque récit historique, j’effectue si possible des repérages sur les lieux de l’intrigue : pour me nourrir de l’atmosphère et pour livrer des photos au dessinateur. J’ai par exemple été visiter Metz ainsi que Paris, les deux cadres principaux de la première moitié de cet album. J’ai alors profité de ma visite aux Invalides pour interroger le responsable des archives : pouvait-il me confirmer dans quelle aile du bâtiment le Deuxième Bureau français avait emménagé en 1935 ?… Il a été charmant car il m’a « reconnu » en tant qu’auteur alors que je n'avais pas encore publié d’album à cette époque… mais il n’a jamais pu répondre à ma question ! C’est donc bien ce qui est compliqué quand on travaille sur les services secrets : il est complexe de réunir des infos sur des gens qui se cachent, et au final, on finit par vous prendre pour un autre ;) .
Alors que nous réalisions les premières pages de cet album, nous nous sommes malheureusement rendus compte avec l'éditeur Dimitri Kennes du cruel parallèle entre notre récit et la réalité des faits de notre époque, près de cent ans plus tard. Début 2022, tandis que nous dessinions la remilitarisation de la Rhénanie et Hitler qui clamait vouloir un plan de paix avec ses voisins, Poutine était en train d'amasser des troupes à la frontière ukrainienne avec les conséquences que l'on connaît. Puis en juin 2024, alors que notre album sort en évoquant le Front populaire de 1936 et les dissensions politiques et sociales de l'époque, les élections européennes et la dissolution de l'Assemblée nationale entraînent une catégorisation politique et la création d'un nouveau Front populaire. Tout cela confirme la citation que j'avais placée en début du dossier historique : « Ceux qui ne connaissent pas leur Histoire sont condamnés à la revivre. »

Sur quoi travaillez-vous actuellement et quels sont vos projets ?

Vaste question : je travaille sur plusieurs projets en parallèle, de l’historique, du biopic, du postapocalyptique, de l’adaptation, etc. Mais il est compliqué de rentrer dans le détail de récits qui n’ont pas encore été signés. Je peux en tout cas vous assurer que le tome 2 de Deuxième Bureau est presque fini (Brice vient de terminer la planche 39 des 54 du récit) : il sortira au printemps prochain !

Le 11 juillet 2024