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Interview de Christian Cailleaux, à propos du Passager du Polarlys

Couverture de la BD Le Passager du Polarlys

Découvrez les coulisses de la bande dessinée Le Passager du Polarlys, parue aux éditions Dargaud, en lisant l'interview de son dessinateur, Christian Cailleaux.

Christian Cailleaux, comment avez-vous rencontré José-Louis Bocquet, le scénariste du Passager du Polarlys ?

Ça fait longtemps qu'on se connaît, avec José-Louis Bocquet. On est amis et proches. J'allais dire qu’on n'a pas fait de livre ensemble… Ce n'est pas tout à fait vrai puisque José-Louis Bocquet a été directeur de la collection Aire Libre chez Dupuis, pendant 16 ans. J'ai fait quatre albums avec lui, mais il était mon éditeur. Puis il a quitté les éditions Dupuis pour se consacrer pleinement à l'écriture il y a maintenant deux ou trois ans, même s'il écrit depuis toujours. Mais sur ce livre, c'est la première fois qu'on est un duo d'auteurs.

Vous avez dessiné plusieurs BD sur le thème de la mer, comme Cahiers de la mer de Chine, chez Dupuis en 2018. Est-ce le hasard ou aimez-vous cet univers ?

Un peu tout ça, en même temps, Il y a eu une excellente raison qui a présidé au fait que maintenant lorsqu'il y a un bateau dans une histoire, on pense souvent à moi. En 2005, j'ai fait une rencontre qui a été importante pour moi, celle avec Bernard Giraudeau. J'étais voyageur terrien de par le monde : j'ai vécu en Afrique, au Canada, beaucoup voyagé, mais à pied ! On décide, avec Bernard Giraudeau, de travailler ensemble, on devient copains, justement, à cause du voyage et de nos pérégrinations. Et c'est lui qui me permet d'embarquer une première fois sur un bateau de la marine nationale, en l'occurrence la Jeanne d'Arc, qui n’existe plus maintenant. Et j'ai adoré ça. À tel point que pendant les deix années qui ont suivi, j'ai régulièrement embarqué, que ce soit sur des bateaux militaires, des sous-marins, des voiliers. J'ai même été gabier sur le chantier de l'Hermione ou en mer de Chine avec la goélette scientifique Tara. J'ai rencontré la communauté des marins, des gens de mer, mais aussi la façon elle-même de voyager, c'est-à-dire être immobile sur quelque chose en mouvement et sur la mer en mouvement elle aussi. Il y a toute une réflexion par rapport aux voyages, et à la découverte du monde qui m'a profondément parlé et j’ai adoré ça graphiquement. Donc, effectivement, ce n'est pas un hasard, quand il y a un bateau, il faut du Cailleaux.

Comment avez-vous appréhendé l’univers de Simenon, qui est un auteur assez peu démonstratif dans son écriture ?

Tout à fait d'accord, c'est brut. Ce sont des phrases simples, mais justement qui laissent une place au lecteur. Des phrases, qui, avec cette brutalité laissent quelque chose de profondément humain, où l'histoire est presque accessoire, et sert de prétexte à aller gratter la part d’ombre des personnages, ou leur côté lumineux. Alors, effectivement, on se heurte au délicat problème de la représentation par l'image, puisqu'on fixe un peu les choses. Mais dans les choses que j'ai pu faire avec Bernard Giraudeau, ou dans le livre que j'ai fait avec Timothée de Fombelle, on était beaucoup dans les silences et dans l’évocation des sentiments, des émotions des personnages sans qu'ils soient démonstratifs. Il y a comme une espèce de sentiment qui plane dans l'image ; en tout cas on l’espère, car c’est le but que le lecteur ressente ça. Je ne cherche pas à être dans un véritable réalisme. Quand je dessine un bateau, je ne compte pas le nombre de boulons ou de cordages qu'il faudrait pour que ça tienne vraiment la mer. Ce n’est pas du tout mon but. Pour les personnages c’est un peu pareil. Je suis sûr que porté par les mots et en déroulant le récit, on peut laisser les personnages assez loin, être un peu en retrait d’eux. C’est la succession des images, par leur présence physique, leur corps, qui va dire les choses. Pour moi, le capitaine Petersen bien campé sur le pont du bateau, les jambes un peu écartées, les épaules en dedans, à côté du jeune lieutenant Vriens, qui est plus gracile, et plus maigre, évoque déjà des choses.

Le passager du Polarlys se déroule dans l’entre-deux-guerres, durant les années folles, l’époque du salon de l’Araignée, et de Jean-Émile Laboureur, qui n’avait pas son pareil pour dessiner l’univers maritime. Votre façon de concevoir les cases rappelle cette époque. Est-ce une influence pour vous ?

C’est très doux à mon oreille ce que vous dites (rire). C’est une époque que j'aime évoquer, que j'aime dessiner. J’ai fait une biographie de Jacques Prévert, justement chez Dupuis, avec José-Louis Bocquet comme éditeur. Dans la jeunesse de Prévert, il y a les années 30, 40, tout ça, et puis, vous parliez du salon de l’Araignée, ce sont des choses que je connais, Chas Laborde, Gus Bofa et d’autres, des choses qui, me parlent, parce que la liberté et la témérité de ces dessins-là, avec une économie de moyens, me ravit. J'adore ça. Quand on est dans l'évocation de cette époque, puisque sur le Polarlys on est en plein dans les années 30, je peux y aller, je peux me faire plaisir et c'est cohérent avec le propos. Ça m’aide, aussi à ne pas être dans un descriptif réaliste. J’ai la présomption de croire — mais ça a l'air de marcher, d’après ce que vous me dites (rire) — qu’on est dans l’époque et que ça marche.

Comment travaillez-vous, en traditionnel ?

Il n'y a même pas d'encrage, il se trouve que tout est fait à la mine, à l'estompe et au crayon. Je n'ai même pas de crayonné préalable. Je fais mon canevas d'organisation des pages en petits croquis, puis je trace les cases avec l'emplacement des textes et j'y vais direct au crayon. Ce qui est bien au crayon, c'est que si on rate, on peut gommer, et ça c'est bien. Je n’ai donc qu'une planche originale à la mine, des crayons plus ou moins noirs, et de l'estompe que je frotte — ça serait presque du fusain, même si c'est pas vraiment du fusain. J'ai donc ces valeurs de lumière, des ombres et un peu de modelé. Et je fais la couleur après, à l'ordinateur. Maintenant on peut le faire, il y a des brosses qui permettent de donner un peu de caractère à la couleur sans avoir un aplat trop industriel. C'est pas scanné au trait, c’est pas de l’encre, donc on conserve le grain du papier, le velouté de l'estompe, ce qui fait qu’on a déjà de la matière. Et puis il y a des fois, même avec la couleur, plutôt que de remplir une zone entière d'un aplat de couleur, j'y vais comme avec un pinceau, par touches.

Comment s’est déroulé le travail avec José-Louis Bocquet, vous a-t-il livré un scénario complet dès le début ?

C'est un échange permanent dès le début. José-Louis m’a fait un scénario détaillé, mais en continu, qui n'était pas découpé. Il n'y avait pas tous les détails, puisque après discussion, je lui ai dit que je voulais le mettre en scène. C'est donc moi qui ai décidé que telle case était grande ou petite, quelles étaient les cases silencieuses, etc. C’est l’intérêt de la bande dessinée, on n'a pas besoin d’écrire soudain l'atmosphère fut silencieuse. (rire) Et comme on était beaucoup en contact, on a tricoté ensemble la mise en scène et la mise en œuvre de l'album.

En lisant l’album, on a une impression que vous avez marché main dans la main, et que le scénario et le dessin ont interagit mutuellement.

Tant mieux, c’est effectivement le but. Pour moi la seule condition pour que je puisse envisager une collaboration, c’est que ça se fasse ensemble. Sinon je ne serai plus auteur, mais juste illustrateur. Je reviens à Bernard Giraudeau, car on travaillait aussi vraiment ensemble et je me souviens de la fois où il m'a dit Mais là, ce texte que j'ai mis, il sert à rien avec ton image. Effectivement, heureux que tu t'en rendes compte. Alors on enlève le texte dans ce cas-là. Mais c'est génial, ça prend tout son sens. On ouvre une porte au lecteur, on lui laisse de la place. Étant amateur aussi de littérature, j'adore l'exercice de mettre des images sur les textes, mais en tant que lecteur, ce n'est pas ce que je préfère. Ça fige les choses, ça réduit l'imaginaire. Donc si on le fait — puisque j'ose le faire — il faut trouver une autre dimension, un autre intérêt à l'exercice que simplement illustrer.

Combien de temps de travail vous a demandé cet album ?

Pour la partie dessin, mais ce n'est jamais complètement continu, il y a des petits arrêts. En gros, à partir du moment où j'ai le scénario, disons que ça représente six mois de travail. Il y a aussi cette idée-là dans le fait de ne pas répéter crayonné encrage storyboard et tout ça, car la bande dessinée, ça peut être très très laborieux quand même. Donc, garder du plaisir et de l’envie, c'est aussi important pour moi.

Vous parliez du côté laborieux de la bande dessinée, de nombreux dessinateurs disent cela notamment à cause de l’étape du scan quand ils travaillent en méthode traditionnelle.

C'est vrai qu'il y a eu pas mal d’essais, car il fallait garder l’estompe, toutes les nuances du gris, le velouté du gris, etc., mais en même temps, il ne fallait pas que le scan soit complètement dégueulasse, faut dire ce qui est (rire). On a confié le scannage à un labo de gravure, qui est près de chez moi, de vrais pros avec du bon matériel. Je n’ai même pas essayé de le faire tout seul dans mon coin, parce que ça aurait été cause perdue. C'est la première fois que je m'en soucie autant, mais ça m'étonne un peu qu’il y ait autant de dessinateurs traumatisés, parce que quand c'est encré, on fait un scan en bitmap, en noir et blanc, dans ce cas-là il n’y a pas de soucis.

Comment gérez-vous le délai entre la remise du scénario et la date limite de remise des planches à l’éditeur ?

Je ne peux pas répondre tout de suite à l'éditeur pour lui dire, à quelle date j’aurai terminé. Il y a une période, où je fais des croquis, commence à chercher un peu les personnages, dessine, comme ça sur papier libre, quelques personnages ou des scènes pour me mettre dans le bain. Je commence aussi à chercher de la documentation. Il y a donc une période de gestation qui ne ressemble pas à grand-chose, mais où on se plonge dans l'album, et ça s’étale, sur un mois, un peu en dilettante, où l’on peut faire un truc à finir ailleurs en même temps, mais on a commencé le travail. Et à partir de ce moment, quand je sais quelle technique je vais employer, que je suis un peu habité par l'album, je sais à peu près combien de temps je vais mettre pour faire chaque planche, et je peux alors me projeter. Je rajoute un petit peu de temps, pour assurer le coup, par sécurité. Mais jusqu’à présent, je ne me suis jamais trompé. C’est assez rare, paraît-il, de rendre ses albums à l'heure dite (rire). Mais le dépend aussi, soyons réaliste, du montant des avances que je vais toucher. Parce que je sais de combien j'ai besoin par mois. Donc je sais combien de temps cette avance sur mes droits d’auteur va me permettre de vivre. Il y a comme une espèce de règle de 3, où je me dis, cette somme va me permettre de vivre 6 mois, donc quoi qu’il arrive je mettrai 6 mois à faire cet album, parce que je n’ai pas le choix, c'est mon métier, c’est ma paye. On est loin de la poésie (rire).

Avez-vous une anecdote à propos du Passager du Polarlys ?

L’album est imprimé sur papier un peu ivoire très joli. Et puis il y cette jaquette que j’adore. J'avais proposé, deux visuels pour cette jaquette. On avait soit le capitaine Petersen de dos qui rentrait dans le salon du bateau où étaient réunis tous les protagonistes qui se tournent vers lui, façon un peu à la Agatha Christie, Cluedo. Un de ces personnages est le meurtrier (rire). Et le tout un peu de travers pour montrer que le bateau tangue, pour donner un peu de mouvement. Je me souviens — je ne les dénoncerai pas — qu’un certain nombre d'interlocuteurs disaient « voilà, c'est ça qu'il faut, on est dans l'ambiance ». Moi, j'étais convaincu, comme José-Louis Bocquet, d’avoir trouvé un autre moyen d’évoquer le mystère, mais aussi le voyage, le bateau, le fait que ce soit dans le nord, les brumes… Qu’on pouvait dégager avec plus de subtilité, l'idée du livre et l'ambiance principale, et j’ai tenu. Je me suis accroché pour faire cette grande image, ce large panoramique avec les montagnes glacées derrière, l'eau froide, et cette silhouette est un peu fantomatique du bateau. J'ai appuyé, vraiment, pour que ça devienne la couverture, parce que je trouve qu’elle marche très bien, et qu’elle est très belle ainsi. Et puis c'est vraiment un truc de marine, on attend toujours l'escale à venir, mais au bout de quelques heures, on rejoint la matrice, on remonte sur le bateau et on repart vers une nouvelle île, vers une nouvelle destination, il y a toujours l'idée de l’escale d’après, et j’aime bien ça. (Rire)

Le 11 mai 2023