Interview de Christian Durieux, à propos de L'Éternité béante : Et si Einstein revenait ?

Découvrez les coulisses de la bande dessinée L'Éternité béante : Et si Einstein revenait ?, parue aux éditions Futuropolis, en lisant l'interview de son dessinateur, Christian Durieux.
Comment êtes-vous devenu auteur de bandes dessinées ?
Comme pour la plupart d’entre nous, par passion. Passion très précoce puisqu’à six ans à peine, c’était une obsession et que dans l’enfance et l’adolescence, j’ai pu rencontrer plusieurs auteurs qui m’ont mis « le pied à l’étrier » (j’habitais Bruxelles, c’était assez facile), j’ai été montrer mon travail (j’avais quatorze ans) à la rédaction de Spirou. Surtout, comme tous les enfants, je dessinais, et si je le faisais avec une passion sans doute plus débordante que les autres, j’aimais aussi passionnément la littérature ; mon obsession du dessin s’est conjuguée à ce goût : dessiner pour raconter. Par chance (et par détermination), tout s’est enchaîné harmonieusement : invité comme le « petit jeune qui rêve de faire de la BD » à une émission de radio parmi des auteurs déjà confirmés, j’ai fait la connaissance du scénariste Jean Dufaux. Nous nous sommes très bien entendus et avons proposé un projet, Avel , aux éditions Glénat. Mon premier livre, j’avais ving-quatre ans. Après, tout s’est enchaîné selon les rencontres et les désirs divers.
Comment avez-vous rencontré Étienne Klein et Laurent-Frédéric Bollée ?
Par l’éditrice du projet, Marie-Agnès Leroux. Elle m’a contacté en me présentant le projet d’une collection où l’on associerait un scientifique à un auteur de BD. C’était dans le cadre d’une coédition entre deux éditeurs de sciences humaines, Florent Massot et Les Liens qui Libèrent. Suite au Covid, Florent Massot a eu des problèmes financiers et s’est retiré du projet. Il a fallu trouver un nouveau coéditeur et, ce sont les beaux accidents de la vie, c’est Futuropolis qui est entré dans l’aventure, Futuropolis qui est mon éditeur depuis de nombreuses années. Marie-Agnès a suivi le projet tout le long et a fini par… devenir éditrice chez Futuropolis (tout se tient, c’est quantique !) Par ailleurs, Étienne Klein étant un grand scientifique et philosophe des sciences, mais pas un scénariste, Laurent-Frédéric Bollée s’était joint à lui pour donner sa forme narrative au propos. Trois compétences différentes (science, scénario, dessin) pour donner vie au bébé.
Vous êtes dessinateur, mais également auteur solo. Comment s'est déroulée votre collaboration avec Étienne Klein, dont L'Éternité béante : Et si Einstein revenait ? est la première BD ?
J’ai besoin d’alterner les projets, auteur complet ou dessinateur du scénario d’un autre. Pour le travail en commun, tout est question de rencontre, rencontre avec un projet, une histoire, un thème, rencontre avec l’humain qui porte ce projet. Pour différentes raisons, notamment géographiques, la création du livre s’est organisée comme ceci : il avait été convenu de plus ou moins douze chapitres, Étienne et Laurent-Frédéric se voyaient à deux pour converser, échanger autour de chaque chapitre. Suite à ce moment, Laurent-Frédéric donnait une forme narrative, la faisait valider par Étienne et me l’envoyait. J’étais donc le premier lecteur de ces échanges. Et à cette lecture, je réagissais : je ne comprends pas bien ceci, cette autre notion ne me semble pas assez développée, pourquoi Einstein, qui avait prouvé l’existence des trous noirs, ne pouvait-il pas lui-même croire dans sa découverte ? etc. Je suis (ou peut-être que maintenant je peux dire « j’étais ») nul en physique, j’étais donc le vrai lecteur naïf mais gourmand de savoir. Mais comme je n’étais pas que lecteur et qu’il me fallait donner forme graphique à tout ça, j’ai dû passer beaucoup de temps à lire, apprendre, essayer de comprendre… Comment graphiquement représenter l’espace-temps, l’intrication quantique, la relativité, etc. ? Cela dit, et c’est ce qui m’a enthousiasmé dans le projet, il ne s’agissait pas de faire un pensum sur la physique quantique ou une énième bio d’Einstein : Étienne lui-même ne voulait pas d’une biographie, nous sommes partis tous les trois sur l’idée d’un voyage qui peut être pédagogique, bien sûr, mais aussi humain et léger. Pour moi, comme pour la plupart des gens (je vous l’ai dit, j’étais premier lecteur inculte), certaines notions échapperont toujours, mais je pensais au cinéma de David Lynch : quand on y entre, on est happé, on ne comprend pas tout, mais il nous a pris par la main et l’impression qu’on en garde est d’avoir vraiment reçu quelque chose, même si certaines parties restent mystérieuses.
Le dessinateur intervient après l'écriture du scénario, nous n'avons donc pas votre vision de ce qu'Albert Einstein pourrait dire dans cet ouvrage. Quels propos, pensez-vous, vous dirait-il s'il revenait en 2024 ?
En fait, votre question rejoint la précédente. Je me suis impliqué dans le projet, j’ai été à la fois lecteur et critique, gourmand et questionneur. Cela veut dire que chaque chose qui a été dessinée, chaque scène à laquelle j’ai dû donner forme, mise en page, etc. l’a été dans une osmose totale avec ce qu’avaient écrit Étienne et Laurent-Frédéric. Donc, je suis tout à fait impliqué dans ce que dit Einstein à la fin du livre. Je peux même vous dire que j’étais très ému en dessinant cette scène : il y a une volonté de dire de l’optimisme, de dire que notre vie est encore à inventer, que le monde change à une vitesse incroyable (imaginez pour Einstein !), mais que tout reste toujours dans nos mains, dans ce que nous en ferons. J’ai adoré dessiner cette scène.
Nous avons très souvent mis en avant la qualité du lettrage, souvent manuel, des albums parus aux éditions Futuropolis. Une fois n'est pas coutume,L'Éternité béante : Et si Einstein revenait ? complique réellement la lecture avec une typographie style manuscrit en capitales à l'interlignage serré qui, couplée à la longueur des textes, rend la lecture fastidieuse. Était-ce un choix de votre part ou de Didier Gonord qui signe, comme à son habitude, la conception graphique pour Futuropolis ?
Je suis désolé si ce lettrage a pu rendre votre lecture un peu fastidieuse. Il est complètement de ma main. D’une part, je l’ai souvent utilisé, il m’est naturel (dans les textes off de Geisha ou le jeu du shamisen , dans Le Faux Soir , La Vie me fait peur…), mais il est vrai que dans ces livres, c’étaient de petits moments de texte assez courts. Simplement, ici, je ne voyais pas d’autre possibilité qu’un texte un peu « serré » (mais j’espère lisible quand même) : il y a des moments de textes assez denses, mais il faut aussi pouvoir laisser la place à l’image, il faut que l’image, autant que le texte, invite. Un lettrage plus grand et plus aéré aurait pris trop de place, il fallait que l’image puisse accompagner la complexité parfois du discours.
Pages 66 et 67, notamment, les images d'archives se mêlent au dessin. Était-ce une volonté scénaristique ou un choix de votre part ?
Les images d’archives sont mon choix. Dans le livre, Einstein et Klein sont « mes » Einstein et Klein, je me les suis appropriés pour leur donner vie sur 150 pages. À un moment, oui, ça valait la peine (selon moi) de montrer les traces du vrai Albert que l’histoire a pu retenir (et, surtout, il est à ce moment-là confronté à sa propre image, c’est une question qui le bouleverse). Je n’ai pas mis de vraies images d’Étienne, mais lui, on peut encore l’approcher…
Comment avez-vous travaillé le dessin de L'Éternité béante : Et si Einstein revenait ?
J’ai beaucoup changé de styles, d’outils dans mes bouquins. Parfois « léger », parfois très construit, peaufiné… Il y a eu un livre qui a été la réunion des deux, c’est Le Faux Soir : il y avait des parties contemporaines traitées de façon légère, fluide, « spontanée » et des parties historiques plus réalistes, avec un travail sur les gris… Ici, il me semblait que le projet demandait une forme légère, dynamique, un peu libre. Il fallait emmener le lecteur dans un voyage vif, léger, voire drôle, quelque chose qui soit aussi spontané que ce que vivait Étienne Klein dans le livre en rencontrant son idole, Albert Einstein, en se laissant aller à l’aventure, à la surprise.
Combien de temps vous a demandé L'Éternité béante : Et si Einstein revenait ?
Je ne travaille jamais sur un seul projet isolément, j’ai besoin de changer quand je bloque, c’est idiot, mais c’est ma nature. Donc, j’ai entamé L’Éternité en parallèle à un autre livre, surtout dans ce cas-ci parce qu’il me fallait beaucoup de temps et de recul pour me documenter, essayer de trouver des solutions graphiques, donc, quand je calais, je passais à autre chose pour ruminer. Mais à un moment, il a tout de même fallu (notamment pour des raisons de délais) que je m’implique à fond. En gros, c’est plus de deux ans.
Avez-vous une anecdote relative à cet album ?
Une anecdote ? Eh bien, allons-y pour deux anecdotes liées à Étienne. Dans le livre, il porte un gilet, sur ce gilet est imprimée l’équation de Schrödinger (un truc de base de la physique quantique, vous aurez peut-être entendu parler du chat de Schrödinger…), j’ai donc dû la dessiner 6897 fois… Étienne, attentif, m’a dit une fois ou deux : « Attention, tu as oublié le “moins”, sans ce “ moins”, pas d’atomes ! » Quelle responsabilité ! L’autre anecdote : il y a une scène de montagne dans le livre, Albert et Étienne gravissent le Mont Cervin. Dans la vraie vie, Étienne est un vrai alpiniste ; je l’avais dessiné avec une casquette, il a failli me tuer à coups de machette : un alpiniste ne monte pas avec une casquette, mais un bandana ! J’ai donc transformé les coiffes, me suis créé sur Photoshop un dossier « Bandana » qui ne devrait plus me resservir beaucoup…
Sur quoi travaillez-vous actuellement et quels sont vos projets ?
Je suis au milieu d’un livre qui me tient à cœur, une adaptation d’un roman du merveilleux Erri De Luca, Le Jour avant le bonheur . Adaptation faite par mon complice Didier Tronchet avec qui j’avais déjà fait La Vie me fait peur» d’après Jean-Paul Dubois. Naples dans les années 50, une histoire d’amour impossible… Après, direction le Gabon des années 30, l’adaptation avec José-Louis Bocquet d’un roman de Simenon, Le Coup de Lune». Et après… après.
Le 8 juillet 2024