Interview de Christian Perrissin, à propos de Voyage avec un âne

Découvrez les coulisses de la bande dessinée Voyage avec un âne — librement adapté du récit de Robert Louis Stevenson —, parue aux éditions Futuropolis, en lisant l'interview de son scénariste, Christian Perrissin.
Comment êtes-vous devenu scénariste ?
C'est loin tout ça ! C'était il y a 40 ans. Je passais mon bac à Annecy et j'aimais flâner dans la librairie BD Fugue qui venait d'ouvrir. Je lisais de la BD depuis l'enfance et je dessinais beaucoup. À BD Fugue je découvrais une nouvelle génération de héros : Alack Sinner, John Difool, Giuseppe Bergman, Corto, Adèle Blanc-Sec… C'était extraordinaire. Comme je n'avais aucune envie d'aller en fac, j'ai décidé presque du jour au lendemain que je ferais de la bande dessinée. Deux ou trois ans après, je m'installais à Paris pour suivre les cours qu'Yves Got dispensait aux Arts Appliqués Duperré. Dans le groupe, il y avait Luc Desportes, qui est devenu par la suite le storyboardiste de Jeunet, Klapisch et d'autres, et qui a dessiné récemment L'Échelle de Richter. Il y avait aussi Gani Jakupi, je me souviens qu'on était tous admiratifs devant ses planches, il avait déjà un super niveau de dessin. Got était un excellent pédagogue, il enseignait aussi à Émile Kohl, il avait un sens aigu de la composition et de la narration : comment passer d'une case à l'autre. Après ça, j'ai fréquenté pendant deux ans l'atelier d'Yves Lavandier, l'auteur de La Dramaturgie, qu'on ne présente plus. On y analysait des films, des pièces de théâtre : Sophocle, Beckett, Shakespeare, Ibsen, Tchekov… et chacun lisait à haute voix la scène qu'il avait eu à écrire chez lui, à partir d'une consigne scénaristique particulière. Ce fut très formateur et particulièrement enrichissant. Comme la plupart des membres de l'atelier se destinaient à l'audiovisuel, j'ai fait mes premiers pas de scénariste pour une série TV avant de signer mon premier album BD aux Humanos.
Qu'est-ce qui vous a donné envie d'adapter Travels with a Donkey in the Cévennes ?
La randonnée. Je marche depuis toujours, j'ai passé mon enfance dans la vallée de Chamonix, j'ai sillonné les Alpes du nord au sud : autour du mont Blanc, dans le Queyras, l'Ubaye, le Mercantour… Je suis même allé randonner au Pérou, dans l'Est de la Turquie, à la Réunion… Et toujours, j'avais ce projet de marcher sur le chemin de Stevenson, mais ça ne s'est jamais présenté. Alors j'ai fini par me faire une raison et je l'ai imaginée en bande dessinée.
Quand on fait une adaptation d'un livre écrit dans une autre langue que le français, se base-t-on sur l'édition native ou sur une édition traduite, car cette dernière peut avoir une traduction orientée ?
Je ne me suis pas servi de l'édition anglaise. Ça peut m'arriver d'utiliser une version originale, mais pas pour cette adaptation. Je me suis procuré l'édition de son journal, celui qu'il a tenu au jour le jour et sur lequel il s'est basé pour rédiger son livre. Dans son journal, Stevenson se confie davantage, il est d'humeur changeante, il a beaucoup d'états d'âme, et puis il en dit un peu plus sur sa relation parfois orageuse avec son ânesse Modestine. Ça m'a aidé à mieux cerner qui était Robert Louis Stevenson.
Comment s'est déroulée l'adaptation, avez-vous directement écrit le scénario ou avez-vous réécrit, en le réduisant, le récit ou du moins le synopsis, en fonction de ce que vous vouliez conserver ?
Dès le début, je tenais à raconter les douze jours du voyage, village après village, et comme certains jours sont plus riches en événements, plus mouvementés que d'autres, on ne leur consacre pas un nombre de pages égal. Le premier jour, par exemple, s'étale sur une quarantaine de pages quand le deuxième n'en compte que cinq ou six. Cela donne un tempo au récit.
Voyage avec un âne est « librement adapté », quelle liberté avez-vous prise par rapport au récit originel ?
J'ai donc conservé l'essentiel du voyage et, en parallèle, nous évoquons la rencontre de Stevenson avec Fanny Osbourne qui se déroule au cours des deux années qui précèdent le voyage. Mrs Osbourne n'est pas évoquée dans le récit de Stevenson, il y fait vaguement allusion, mais si on ne connait pas leur histoire, on ne peut pas savoir qu'il s'agit de Fanny. C'était une Américaine venue en Europe pour étudier la peinture et s'éloigner de son mari volage. Elle a dix ans de plus que Stevenson – il en avait 26 à l'époque –, elle a des enfants, ils se rencontrent dans un village d'Île-de-France, Grez-sur-Loing, où des peintres et des écrivains ont l'habitude de séjourner. Ils vivent un amour impossible parce qu'elle est encore mariée et que jamais les parents de Stevenson n'accepteront cette union. Sur le chemin des Cévennes, Stevenson repense à son histoire avec Fanny et ne peut se résoudre à ne plus jamais la revoir.
Comment avez-vous rencontré Michael Sterckeman, le dessinateur ?
J'avais beaucoup aimé son travail sur Cent mille journées de prière, je l'ai contacté pour lui proposer de faire un livre ensemble, et lui, ça le tentait bien de dessiner Le voyage dans les Cévennes. Dès ses premières esquisses de Stevenson et de son âne, j'ai senti qu'on portait le même regard sur l'œuvre, et Michael est même parti quelques jours dans les Cévennes pour s'imprégner des lieux et en ramener de magnifiques photos.
Comment avez-vous travaillé avec Michael Sterckeman, lui avez-vous livré un scénario à la case ou à la planche ? Avez-vous échangé sur des modifications lors du storyboard ?
Mon scénario n'est pas du tout écrit de cette façon. Je décris une situation, un lieu, l’action qui s’y déroule et j'écris le texte brut : dialogues et extraits du journal. Je ne me préoccupe pas du nombre de pages que telle ou telle scène demandera, c'est Michael qui, en découpant, apporte le rythme. Il m'envoie son storyboard, généralement toutes les 10/15 planches et nous échangeons beaucoup autour de cette étape fondamentale. Il m'arrive d'utiliser le ciseau et la colle pour faire un remontage de certaines planches pas évidentes à composer, que je lui renvoie pour en discuter encore. Les textes prennent ici leur forme définitive. C'est sur le storyboard que le scénariste et le dessinateur se rencontrent véritablement. Tous les aspects et/ou problèmes de narration doivent être abordés à ce moment-là. Ainsi, quand Michael passe à la réalisation de sa planche originale, il n'a plus qu'à se concentrer sur son dessin.
La typographie de Voyage avec un âne est manuelle. Est-ce une volonté de votre part ou de celle de Mickael Sterckeman, ou est-ce un choix de Didier Gonord, qui signe la conception et la réalisation graphique de l'album pour Futuropolis ?
C'est un choix de Michael, comme ce sont des extraits du journal de Stevenson, il fallait une typographie manuscrite et son écriture convenait bien. Didier a conçu la couv et la quatrième de couv à partir des dessins de Michael, et il a fait tout le travail du sepia parce que les originaux sont en lavis gris.
Combien de temps vous a demandé l'écriture du scénario et combien de temps a demandé l'album au total ?
C'est difficile d'évaluer le temps passé sur un scénario, j'ai toujours plusieurs livres en cours. En général, quand je suis resté dix jours d'affilée sur un même récit, je dois faire une pause parce que je n'ai plus assez de recul. Alors, je passe à un autre récit qui n'en est pas au même stade d'écriture – au tout début ou bien sur le point d'être achevé – et qui raconte tout autre chose. Bien que mes sujets soient finalement assez proches, le thème du voyage étant omniprésent. Ce que je sais, c'est que je suis lent, je doute beaucoup et je réécris plusieurs fois certaines scènes. Les textes aussi me demandent du temps pour être au point.
L'album a reçu le soutien de la Cité internationale de la bande dessinée et de l'image et de la société des auteurs et des arts visuels et de l'image fixe dans le cadre d'une résidence de Michael Sterckeman à la Maison des auteurs d'Angoulême. Pouvez-vous nous parler de cette résidence et de ces deux soutiens ?
Je ne sais rien de tout cela, c'est Michael qui était en résidence. Je n'ai jamais postulé pour une résidence parce que je serais incapable d'écrire ailleurs que chez moi. Et même à l'intérieur de ma maison, il n'y a qu'un endroit où je puisse travailler sereinement.
Avez-vous une anecdote relative à cet album ?
Oui, rigolote, et j'espère que Michael ne m'en voudra pas de la dévoiler… Dans une scène, un ancien muletier examine Modestine qui est bien mal en point, et il montre à Stevenson les blessures qu'il a infligées à son âne à cause d'un chargement très mal équilibré. À un moment, le muletier soulève la queue de Modestine et l'on découvre une vilaine plaie due à la corde qui a cisaillé le cuir de sa partie intime. Quand Michael a dessiné ce passage, l'appendice de Modestine ressemblait à un plumeau et un petit point noir symbolisait son orifice. Je lui ai dit que nous devions sans doute être plus réalistes, et Michael modifiait, corrigeait, mais ça manquait toujours de crédibilité. Alors j'ai fini par dénicher une documentation explicite sur le site d'un vétérinaire, des photos assez crues aux antipodes du style poétique de Michael. Et finalement, il est parvenu à rendre la complexité anatomique de cette zone sensible en y mettant toute l'élégance qui caractérise son dessin. Le poids des mots ne suffisait pas, il a fallu le choc des photos :)
Sur quoi travaillez-vous actuellement et quels sont vos projets ?
Le 4 mars 2024