Interview de Claire Latxague, à propos de Mafalda : Intégrale

Découvrez les coulisses de la bande dessinée Mafalda : Intégrale, parue aux éditions Glénat, en lisant l'interview de l'autrice de l'appareil critique, Claire Latxague.
Vous avez traduit les œuvres de Lucas Varela (Paolo Pinocchio), Diego Agrimbau (Diagnostics) et Pedro Mancini (Le Jardin incroyable, paru aux éditions Insula que vous avez fondées). Vous avez également étudié l'œuvre de Quino. Quatre auteurs de bande dessinée argentins. Comment avez-vous découvert la bande dessinée argentine ?
J'ai d'abord découvert Mafalda dans la bibliothèque de mes parents quand j'avais 5 ou 6 ans, dans les années 80. À l'époque, on vivait en Espagne, où je suis née, et j'apprenais à lire. Il y avait quelques petits albums à l'italienne qui dataient de la fin du franquisme et qui portaient la mention « Pour adultes », avec la volonté que ça ne tombe pas entre les mains des enfants. J'ai pris l'habitude de lire et relire ces albums et, peu à peu, la collection a été complétée par mes parents. Après, j'ai découvert les albums de dessins d'humour de Quino, qui ont aussi rejoint la bibliothèque familiale. Des années plus tard, quand j'ai fait mon master sur Mafalda et que je me suis plongée dans la bibliographie critique sur la bande dessinée, j'ai découvert les auteurs cités par Groensteen, Peeters et l'Espagnol Román Gubern : Alberto et Enrique Breccia, Muñoz et Sampayo, Carlos Nine… Je suis alors partie vivre un an en Argentine, où j'allais tous les jours consulter les archives des revues à la Bibliothèque nationale et où j'ai passé pas mal de week-ends à farfouiller dans les stands de revues d'occasion des parcs de Buenos Aires. Là, il y avait les classiques des années 1940-1950 jusqu'aux revues publiées dans les années 1970-1980 que José Muñoz avait fait découvrir en France avec l'expo Historieta quand il avait été Grand prix d'Angoulême. Cela a aussi coïncidé avec l'apparition des premiers blogs BD argentins, à un moment où le marché éditorial était inexistant. À l'époque, c'est dans la presse quotidienne qu'on trouvait de la bande dessinée, comme ce qui se fait aux États-Unis. J'ai aussi profité de mon séjour là-bas pour rencontrer des auteurs qui publiaient depuis les années 1990 (Liniers, Lucas Varela, Diego Agrimbau, Lucas Nine, María Alcobre, Alejandra Lunik, Tute, Max Aguirre…) et qui m'ont fait découvrir leurs fanzines et parfois leurs premiers albums parus en France, notamment grâce au scénariste Carlos Trillo qui a eu un rôle important de passeur.
Quelle place a la bande dessinée aujourd'hui au niveau du pays, du continent et de la planète ?
Je pense que l'Argentine est identifiée par les amateurs de bande dessinée comme un pays qui a eu une véritable culture de la BD et dont sont issus de grands auteurs, connus au niveau mondial. Bien sûr, ce n'est pas comparable au marché nord-américain ou francophone, mais l'Argentine a développé un marché éditorial – à travers la presse principalement – et des écoles très réputées. Les échanges permanents avec l'Europe et les États-Unis ont permis de faire circuler certaines œuvres entre plusieurs continents. Les auteurs qui se sont exilés pendant les années 1970-1980 ont trouvé leur public en Europe et ont ensuite pu faire le relais avec les plus jeunes générations d'auteurs. Depuis un peu plus de 10 ans, des maisons d'édition alternatives ont tenté de lancer un marché éditorial axé sur le livre, inspirées par les expériences alternatives nord-américaines et européennes. Il y a quelques festivals qui tiennent, bon an mal an, dans les plus grandes villes argentines, et il n'est pas rare que des auteurs argentins soient invités dans des festivals d'autres pays d'Amérique latine. Il y aurait sûrement beaucoup à dire également sur tous les Argentins qui travaillent pour l'industrie des comics nord-américains, mais c'est un domaine que je ne connais pas trop.
Votre intérêt pour le neuvième art dépasse largement celui de la BD argentine puisque vous avez animé des rencontres et participé à des journées professionnelles dans des festivals de bande dessinée à Angoulême ou encore à Buenos Aires ; vous avez également collaboré au webzine Du9.org et fait partie du comité éditorial de la revue Neuvième art de la Cité internationale de la bande dessinée d'Angoulême. Que représente pour vous la bande dessinée ?
Au niveau personnel, la bande dessinée m'a toujours accompagnée et j'ai mis beaucoup de temps à lire des textes sans images. Tous les ans à l'école, quand il fallait remplir la petite fiche où on nous demandait quel métier on voudrait faire, je répondais : auteur de bande dessinée. Donc d'abord, la bande dessinée était un monde dans lequel je me sentais bien en tant que lectrice, le monde de l'humour et, plus tard, celui des premiers émois érotiques. Aujourd'hui, c'est devenu un sujet de réflexion et un véhicule de partage. J'aime lire des bandes dessinées à mon fils et lui faire remarquer comment c'est construit, pourquoi certains effets graphiques et narratifs sont réussis. Je crois que quand j'écris sur des œuvres de bande dessinée, c'est parce que j'ai ce besoin de partager ce qui m'a touchée ou éblouie ou étonnée. Aujourd'hui, en tant que lectrice, j'ai besoin d'être surprise et j'ai des éditeurs de prédilection, comme Tanibis, l'Apocalypse ou Adverse.
En 2016, vous publiez une thèse de 316 pages sur l'œuvre de Quino, parue sous le titre Lire Quino : Politique et poétique dans le dessin de presse argentin (1954-1976), aux éditions Presses universitaires François-Rabelais (PUFR). Que représente Quino pour vous ?
Quino est un auteur qui a introduit une dimension absurde et poétique dans le dessin de presse satirique dans les années 1960. C'était déjà quelque chose ! Ensuite, il s'est essayé presque par hasard au comic strip et là il a créé cette bande de personnages qui vivaient exactement ce que vivaient les Argentins et les Argentines, et dans lesquels ils ont trouvé un écho à leurs préoccupations et à leurs indignations. Ça a été un rendez-vous quotidien qui apportait aussi une dose de réconfort et de tendresse grâce à l'humanisme de Quino. Pendant cette décennie, secouée par la crise économique, les coups d'État, la répression policière violente et la montée de la lutte politique armée – en Argentine et dans toute l'Amérique latine –, Mafalda a incarné les idéaux de démocratie et de justice auxquels il ne faut pas renoncer.
Un lecteur lambda qui a lu l'intégrale anniversaire de Mafalda et qui a apprécié la partie Itinéraire politique et poétique de Mafalda (pages 23 à 36) trouvera-t-il un approfondissement de ce qui a été écrit dans Lire Quino : Politique et poétique dans le dessin de presse argentin (1954-1976) ?
Oui. Dans le texte écrit pour cette intégrale, je reprends les idées phares de ma thèse pour proposer des façons de lire ces strips et d'en mesurer la portée au moment de leur parution, alors qu'on les relit 50 à 60 ans plus tard aujourd'hui. Ces idées sont plus développées et creusées dans le livre tiré de ma thèse, avec de nombreux exemples, décortiquant certains strips et faisant découvrir aussi les liens avec d'autres auteurs de cette génération. Je parle aussi de l'œuvre de dessin d'humour de Quino, des différentes époques de sa carrière, et montre la cohérence de l'ensemble de son œuvre, faisant des liens entre ces dessins et Mafalda.
L'intégrale de Mafalda comporte la mention : « Appareil critique de Claire Latxague », qu'est-ce qu'un appareil critique ?
C'est tout ce qui accompagne l'œuvre d'un auteur dans un ouvrage de ce type (anthologie, intégrale, etc.). Cela permet de mieux comprendre le contexte de sa création et de donner des clés d'analyse. On peut donc y trouver des repères biographiques et historiques, des analyses, des documents d'archives, etc.
Comment avez-vous travaillé l'appareil critique de cette intégrale ?
J'ai travaillé aussi bien sur le fond que sur la forme, par touches, pour rendre la lecture plus agréable et intéressante aux lecteurs français. Il a fallu réécrire la biographie de Quino et proposer une bibliographie et une liste des prix raisonnées. J'ai aussi apporté des illustrations inédites issues de mes recherches en archives et proposé une nouvelle organisation des différentes sections, et notamment des dernières, où il y a beaucoup d'illustrations issues de contextes différents. Il a alors fallu retoucher certains textes d'accompagnement ou les retraduire, de même qu'il a fallu traduire des illustrations de Quino qui étaient en italien dans l'ancienne intégrale. Ces textes sont le fait des agents de Quino, Julieta Colombo et Ivan Giovannucci, qui ont conçu les éditions intégrales successives, et il fallait en adapter certains au public français.
Les strips de la première époque de Mafalda sont accompagnés du texte de la journaliste argentine Sylvina Walger. Dans quel contexte ce texte a-t-il été écrit ?
En fait, son texte accompagne tous les strips qui étaient restés inédits pendant les 10 ans de publication de Mafalda. C'est-à-dire que chaque fois que Quino publiait un album avec les strips de l'année écoulée, il faisait une sélection et décidait, dans certains cas, d'exclure ceux qu'il considérait difficiles à comprendre a posteriori car trop liés à l'actualité du moment. Idem pour les illustrations en marge des planches parues entre les années 1968 et 1973. Quand Quino décide finalement de les rassembler dans l'album Mafalda inédita, dans les années 1980, il confie à Walger la rédaction de ce texte pour retracer l'histoire de la série et rappeler les événements historiques qui ont marqué cette époque. Par la suite, ce texte a été publié dans les éditions intégrales en espagnol. Il n'avait été reproduit que partiellement dans les précédentes intégrales françaises, sans que l'autrice ne soit jamais citée. Pour cette édition, je tenais donc à restituer son texte dans son intégralité, car il apporte de vrais éclairages sur des strips qui font référence à un contexte très précis. Il a fallu en améliorer la traduction par endroits et corriger quelques erreurs de datation des strips.
Comme vous le dites dans Itinéraire politique et poétique de Mafalda, Mafalda est liée à la politique argentine du moment. Comment expliquez-vous que dès 1983 Récré A2 diffuse une adaptation en dessin animé en 52 épisodes, car la France s'intéresse très peu à la politique argentine et que les références latino-américaines ne sont pas du tout les mêmes que celles françaises ? Et comment expliquer le succès de la série ?
J'avoue ne jamais avoir regardé ces séries de dessins animés, car j'ai toujours trouvé les voix affreuses (en espagnol aussi). J'imagine que ce sont les strips les plus universels qui ont été choisis et dans lesquels Mafalda s'inquiète pour la politique dans le monde et la démocratie en général. C'est ce qui fait qu'elle a été traduite dans tant de langues et a eu ce succès mondial : Quino cherchait toujours une manière de parler de l'actualité en tirant des événements ce qu'ils comportaient d'intemporel et d'universel, aussi bien pour contourner la censure de l'époque que parce qu'il pensait déjà à ce que son œuvre puisse perdurer dans le temps.
Avez-vous une anecdote relative à cet album ?
Pendant que je travaillais sur cette intégrale, Judith Gociol, responsable du centre de bande dessinée de la bibliothèque nationale argentine, a parlé de mon travail à l'un des ayants droit de Quino, son neveu Guille, dont la naissance lui a inspiré le personnage éponyme, petit frère de Mafalda. Il était justement de passage à Paris et on a pu faire connaissance et parler de tous les projets qu'il a en tête pour continuer de diffuser l'œuvre de son oncle. Ça a été un échange très gratifiant pour moi, car je n'ai jamais eu l'occasion d'échanger avec Quino quand je préparais ma thèse.
Sur quoi travaillez-vous actuellement et quels sont vos projets ?
Actuellement, je travaille sur un projet radio, qui est mon autre domaine d'activité. Je termine de monter un documentaire sonore, Mémoires de Buchenwald, co-réalisé avec Pauline Blanchet et ses anciens élèves de terminale, et qui sera sous forme de podcast en six épisodes. Dès que j'aurai fini, je pourrai replonger dans le monde de la bande dessinée. Je voudrais reprendre mes activités d'éditrice avec Insula, la maison d'édition que j'ai créée en 2012, et qui me permet de faire découvrir des auteurs latino-américains. En 2025 devrait sortir la traduction française de Niño Oruga de l'Argentin Pedro Mancini. J'ai aussi d'autres projets en lien avec la revue Neuvième art.
Le 3 décembre 2024