Interview de Claire Roquigny, à propos de Pudique

Découvrez les coulisses de la bande dessinée Pudique, parue aux éditions L'Iconoclaste, en lisant l'interview de son auteur, Claire Roquigny.
Vous le soulignez dans votre livre, au travers des propos de votre amie, puis via vos propres propos, il est paradoxal d'être pudique de manière “maladive” et de vouloir faire éditer un livre où vous vous mettez finalement à nue, tant au niveau de votre vécu, qu'au niveau de votre graphisme. Pourquoi ce besoin ? Est-ce pour partager votre expérience, ou est-ce que cela contribue au chemin "thérapeutique » pour se débarrasser de cette pudeur qui vous ronge ?
Le plaisir d'écrire et de dessiner a été plus fort ! Je me suis tellement amusée en faisant ce livre… Quand je l'ai repris, à la fin du premier confinement, ça faisait cinq ans qu'il dormait dans un tiroir, car, en effet, je me sentais bloquée, incapable de publier ça. Mais voilà, je suis tombée sur mes planches, elles m'ont fait rire et je me suis dit que c'était dommage de ne pas aller jusqu'au bout. Que justement, si je voulais me réaliser comme personne et comme autrice, il fallait dépasser les complexes et la peur du qu'en dira-t-on. Je crois que j'ai gagné en légèreté, et j'espère que ça aura un effet libérateur pour les lecteurs aussi.
Comment avez-vous abordé le scénario de Pudique ? C'est en effet votre première BD, et un sujet très personnel, or l'affectif complique singulièrement les choses.
Quand j'ai repris le livre en 2020, j'ai tout réécrit, en quelques jours et quelques nuits. Le déclic est venu quand mon copain m'a suggéré d'inclure mes doutes et mes peurs dans le scénario. Bon sang, mais c'est bien sûr ! Je me suis sentie comme Brice de Nice sur la vague de l'inspiration ! L'histoire se déroulait sous mes pieds, les gags pleuvaient à chaque page. Comme en plus du dessin, je suis réalisatrice de documentaires, j'ai appris à raconter des histoires longues et à les raconter en images. Quel bonheur d'ajouter à cela la magie du dessin ! Plus aucun frein à l'imagination : en BD, on peut voyager dans le temps, faire des effets spéciaux, s'offrir un casting de rêve – Virginie Despentes, Annie Ernaux, Guillaume Gallienne… pour pas un centime ! Tout dépend uniquement de notre talent. Quant à l'affectif, une fois que j'avais décidé de sauter le pas, c'était bon. J'avais la bonne distance avec mon personnage, que je voulais drôle, mais pour qui je gardais aussi de l'empathie. Le plus dur a été de mettre en scène mes proches, qui n'ont rien demandé et qui se retrouvent projetés dans un livre. Ça, ça m'a donné pas mal de migraines.
Tout est-il autobiographique, ou avez-vous romancé cette autobiographie ?
C'était important pour moi d'être honnête, de ne pas faire de petits arrangements avec la réalité. Donc non, rien n'est romancé, j'ai changé quelques prénoms, c'est tout. Rien n'est romancé, mais ce n'est pas un simple témoignage, il y a aussi pas mal de fantaisie et de poésie, des scènes que j'ai imaginées et qui ont à mes yeux autant voire plus de valeur que les scènes vécues.
Vous dites que les années 80 et 90 véhiculaient des images sexistes et qui fleurtaient avec la pédophilie. Nous sommes de la même génération, et avons donc vu probablement les mêmes programmes télévisés, pourtant je ne garde pas souvenir d'une époque immorale à ce point, même si certaines émissions étaient clairement dans la provocation. Mais cela me choque moins que le fait que les féministes d'aujourd'hui encensent Simone de Beauvoir, qui était pédophile et une prédatrice sexuelle du fait de son « contrat pervers », terme utilisé par Marie-Jo Bonnet dans sa biographie sur Simone de Beauvoir, puisque cette dernière rabattait ensuite les jeunes filles à Jean-Paul Sartre. Votre livre apporte d'ailleurs un regard sceptique sur les dérives du féminisme. Le risque, et vous le montrez avec humour, mais fort judicieusement, n'est-il pas que le féminisme engendre des dérives extrémistes ? Pour cette raison, faut-il mettre une étiquette sur le combat égalitariste ?
Je me souviens d'un JT de 13 h sur TF1, je devais avoir sept ans, et l'invitée spéciale c'était la star du porno italien, la Cicciolina, qui se présentait aux législatives dans son pays. Je l'avais déjà vue, je savais qui c'était. Gros plan sur les tétons qui dépassent de la robe à strass, et sur la peluche qu'elle tenait dans les bras : j'avais la même ! On était à table et je ne pouvais pas partir, mais je ne savais plus où me mettre. Une star du porno qui joue à la femme enfant, avouez que c'est dérangeant. Pas à l'époque. C'était normal, ce mauvais goût, cette exploitation du corps des femmes pour vendre tout et n'importe quoi. Personne ne bronchait. Je parle aussi du phénomène des Lolita, cueillies toujours plus jeunes : douze ans pour Mélody, dont le vidéoclip reprenait les codes des fantasmes masculins : elle se déhanchait sur une grosse voiture, mais celle-là était jaune, parce que quand même il fallait rester dans les tons de l'enfance. Je parle de mon ressenti, mais il est partagé par de nombreuses femmes de ma génération et des générations antérieures. Ça n'a pas été facile de se construire avec des images de femmes et de filles qui étaient soit des appâts, soit des potiches. C'est pour cela que des lectures comme « Le deuxième sexe » m'ont fait un bien fou, elles m'ont aidée à mettre ma vie en perspective. J'en parle et je les revendique, et je suis friande de nouvelles lectures. Je ne critique pas, je me réjouis qu'il y ait autant de courants offerts aux femmes. Un spectacle poético-pornographique à Barcelone n'est pas une dérive, c'est moi qui ne m'y attendais pas et qui me suis sentie déplacée ! Ça m'a bousculée et tant mieux, après, je me suis posé plein de questions. Je fais partie des gens qui doutent, qui souhaitent cheminer tranquillement, sédimenter les connaissances au fil des lectures et des rencontres, loin des injonctions.
Comment travaillez-vous au niveau graphique ?
À l'ancienne ! Sans papier je me sens perdue… J'ai fait mon story-board, puis j'ai encré, puis j'ai scanné… Les couleurs sur Photoshop, sauf quelques pages que je voulais à l'aquarelle.
Combien de temps vous a demandé la réalisation de Pudique, de l'idée originelle à sa réalisation. Y a-t-il eu une longue période d'indécision, comme le sous-entend le début du livre, où vous dites avoir laissé tomber le projet. Avez-vous eu des doutes lors de la création de Pudique, sur le fait de continuer ou pas ?
Ça a pris beaucoup de temps, parce que j'ai travaillé en pointillé, toujours entre deux documentaires. Mais j'ai pris du plaisir à toutes les étapes, même quand j'ai tout recommencé. Du plaisir à refaire des planches plusieurs fois, à retravailler des chapitres avec mon éditrice, à trouver plein de gags, parce que je voulais que le lecteur en ait pour son argent. Quand l'Iconoclaste a accueilli ma créature, j'ai pu m'y consacrer à plein temps et ça a été un bonheur.
Avez-vous une anecdote à propos de la création de Pudique ?
J'ai donné quelques originaux à ma fille de six ans qui les a coloriés… C'était tellement beau que je lui aurais bien donné les 256 planches ! Je rigole. Ce n'est pas un livre pour enfants, et au bout d'un moment peut-être qu'elle se serait sentie exploitée…
Un autre album est-il en cours actuellement, et quels sont vos projets ?
J'aimerais me remettre au dessin de presse. Pour faire ce livre, j'ai dû me retrancher du monde et j'ai envie d'y revenir, de croiser le fer avec l'actualité, même si en ce moment elle est monstrueuse. Justement, c'est dans ces moments qu'on a le plus besoin d'humour, moi en tout cas.
Maintenant que la machine est en route et qu'il n'est plus possible de faire marche arrière, comment gérez-vous la rencontre réelle avec les lecteurs lors des dédicaces ?
J'ai hâte ! Je me réjouis d'échanger avec eux. Le livre vit sa vie, il ne m'appartient plus.
Quels conseils donneriez-vous à une personne qui serait pudique maladivement comme vous l'avez été pour surmonter cela ?
Il y a certainement plus pudique que moi, et le but n'est pas de surmonter, mais de comprendre, s'il y a mal-être quel qu'il soit, de comprendre d'où il vient, pour mieux vivre avec. Pour cela, il est important de se décortiquer, en tenant peut-être un journal. Moi, ça m'a aidée de penser par écrit. Me relire des années après. Annoter. Après je ne sais pas, je n'ai jamais été forte en conseil !
Le 16 octobre 2023