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Interview de Clément C. Fabre, à propos de Carole : Ce que nous laissons derrière nous

Couverture de la BD Carole : Ce que nous laissons derrière nous

Découvrez les coulisses de la bande dessinée Carole : Ce que nous laissons derrière nous, parue aux éditions Dargaud, en lisant l'interview de son auteur, Clément C. Fabre.

Carole est le récit d'un voyage réalisé avec votre frère sur les traces de la vie de vos grands-parents, en Turquie. Avez-vous romancé votre périple, ou avez-vous essayé d'être le plus fidèle possible ?

L’objectif de cette BD était de garder une trace de ces événements. Une trace de l’histoire de mes grands-parents mais aussi une trace de ce voyage qui m’a tellement marqué. Mon ambition était donc de coller le plus fidèlement possible à la réalité. Je me suis permis un écart sur la structure, en ne respectant pas la chronologie car ce principe flash-back me permettait de faire des parallèles entre le voyage et les explications de mes grands parents. Mais j’ai constaté en réalisant les planches, que l’une des thématiques de ce récit était le souvenir et comment il s’évapore. C’est le cas des souvenirs de mes grands-parents mais c’est aussi le cas de mes propres souvenirs de ce voyage - qui n’est pourtant pas si vieux. À plusieurs reprises nos souvenirs avec mon frère Robin, divergeaient et les photos qu’on avait prises témoignaient d’une troisième version… Dans le doute, j’ai eu tendance à choisir ma version, même si elle était peu probable. Parce qu’à défaut de pouvoir être fidèle à la réalité j’ai voulu être fidèle à mon souvenir. Cette BD n’est pas strictement la réalité mais elle est strictement le souvenir que j’en ai.

Comment avez-vous écrit le scénario de cette BD et fait le storyboard ? Vous aviez pris des notes au jour le jour, où vous avez décidé, avec l'encouragement de votre frère, de l'écrire en partant uniquement de vos souvenirs et des photos ?

Pendant le voyage j’ai pris énormément de photos. Très peu de belles photos parce que je ne voulais pas être accaparé par autre chose que par le voyage. Mais j’ai pris de manière compulsive des photos de tout, comme un repéreur de cinéma. C’était juste pour moi, pour me souvenir des lieux. Et je prenais énormément de notes mais uniquement des réflexions et des pensées. J’ai essayé assez vite après le voyage d’écrire un scénario mais je ne trouvais ça pas à la hauteur. J’ai laissé reposé longtemps. Tous les 2 ans environ j’écrivais une version que je finissais par jeter intégralement. J’écrirais sans relire mes notes et sans regarder les photos. Parfois sous forme de scénario, parfois sous forme de storyboard et une fois directement des planches. J’ai cherché à chaque fois une distance émotionnelle et une manière de garder une certaine spontanéité. Tout finissait à la poubelle. Au bout de 7/8 ans l’aspect émotionnel a été encaissé et j’avais le recul nécessaire pour raconter l’histoire de mon moi passé. J’ai tout de suite senti que c’était le bon moment. J’ai aussi fait le deuil de l’auteur de BD parfait dont les planches sortent directement et j’ai compris que j’avais besoin de passer par toutes les étapes et faire un scénario sous forme de continuité dialoguée. Mon scénario était bancal mais je voyais que ce n’était que technique. Je l’ai fait lire à Robin qui a, entre autres, pointé une fausse bonne idée de parti pris. J’ai une fois de plus tout jeté et réécris l’intégralité, de mémoire, en 24h. Il m’a donc fallu 8 ans pour digérer ce scénario. Une fois fini j’ai relu mon carnet pour voir si des réflexions de l’époque pouvaient étoffer l’ensemble mais tout y était déjà. Et j’ai ressorti mes photos au moment du storyboard et des dessins. Mon scénario n’a pas bougé d’une virgule après cette dernière réécriture.

Au final, combien d'années de travail vous demandé Carole, ce que nous laissons derrière nousau final ?

J’ai beaucoup de mal à évaluer le temps d’écriture qui s’est donc étalé sur 8 ans. Pour le découpage environ 2/3 mois puis 18 mois pour la réalisation des planches. Je travaille par séquences et fais crayonné, encrage et couleur en alternance.

Le récit s’avère être, au-dela de la quête que vous y avez menée, un agréable voyage pour le lecteur, grâce notamment au style de dessin que vous avez adopté. N’avez-vous pas été tenté de tomber dans l’ultra-réalisme, ou était-ce une volonté très nette de votre part de conserver un dessin réaliste, mais léger, un peu comme Didier Tronchet l’a fait dans L’Année Fantôme, qui aborde également un sujet autobiographique autour d’un passé où il manque une pièce du puzzle ?

Je n’ai pas lu cette bd mais effectivement j’ai une approche du dessin qui semble similaire. Je pense qu’un dessin trop réaliste ne favorise pas la projection et l’empathie du lecteur. Avec par exemple une BD comme Chaque chose de Julien Neel, on voit bien qu’un dessin cartoon n’empêche pas du tout de croire à la réalité de ce à quoi on assiste. Mais un dessin légèrement plus “sérieux” me semblait plus en adéquation avec le ton du récit. La distance au réel que j’ai essayé d’atteindre est celle de Gipi dans S. ou encore celle de Cyril Pedrossa avec Portugal.

Comment vos proches ont perçu leurs adaptations en personnages de bande dessinée, et la bande dessinée ?

Mes références dans la BD autobiographique étaient assez systématiquement des règlements de comptes. Des œuvres faites “contre” la famille. J’ai longtemps pensé que j’avais quelque chose à raconter et que peu m’importait la réception qu’en aurait mon entourage. Pendant la réalisation des planches j’ai pris conscience qu’au contraire, cette BD n’avait de sens que si elle était faite pour la famille, pour ne pas oublier. J’ai réalisé que je n’avais aucune envie de me fâcher avec ma mère et qu’il n’y avait pas de raison que ce soit le cas. À peu près aux deux tiers des planches, je lui ai fait lire,en l’ayant prévenu que son “rôle” était plutôt celui de l’antagoniste, et sa réponse a été qu’elle avait enfin compris pourquoi on était parti. Ça a été un grand soulagement et la résolution de pas mal de mes angoisses autour de ce projet. Je l’ai alors faite lire à l’intégralité de ma famille : parents, fratries, oncles, tantes, cousins, cousines ; en disant que je n’avais pas beaucoup de marges pour ajuster des choses mais que j’étais ouvert à la discussion. J’ai même proposé de remplacer les noms de ceux que ça générait d’apparaître. Tout le monde a été extrêmement positif et encourageant. Tout le monde a insisté pour être vraiment nommé. Je crois que ma démarche de vouloir lutter contre l’oubli et garder en mémoire cette « mythologie familiale » a bien été comprise comme une envie de lien. Personne ne m’a parlé de son adaptation en personnage. Est souvent revenue comme remarque le plaisir de revoir mon grand-père et la complicité qu’il entretenait avec ma grand-mère.

Comment avez-vous trouvé le “trait” pour chaque personnage ? Ce n'est pas évident de trouver un graphisme qui soit évocateur sans être caricatural.

La caricature est un exercice vraiment délicat. Les personnes représentées ont tendance à ne voir que le petit delta dans lequel elles ne se retrouvent pas. Là, dans mes recherches j’ai dans un premier temps poussé les curseurs au maximum. Ça fait comme un filtre pour arriver à ne garder que le minimum de traits qui font la personne. Puis, à l’inverse, j’ai atténué totalement les traits de ces caricatures, pour en enlever le côté clownesque et être un peu plus réaliste mais donc en conservant cette économie de trait. Je crois avoir plutôt réussi mes grands-parents mais beaucoup moins ma mère. C’est vraiment difficile « d’analyser » les visages de personnes dont on est proche. Comme pour le choix du titre d’une œuvre, soit c’est évident, soit c’est une quête sans fin. Il n’y a pas de demi-mesure. A un moment j’ai arrêté de trop m’en préoccuper, en me disant que la manière que j’avais de faire réagir et dialoguer mes “personnages” était plus importante que leur réelle ressemblance physique. Un peu comme un comédien jouant dans un biopic : si on se limite à la ressemblance des traits on peut facilement ne rester qu’en surface.

Concernant le titre justement, ce fut facile de le trouver, où sa simplicité cache en fait de longues heures de réflexion et de multiples essais ?

Le titre était une évidence parce que, comme la plupart des titres évidents, il est arrivé avant la réalisation de la BD. Si j’ai fait cette BD c’était pour remplacer cette tombe. C’était une évidence qu’elle devait porter ce prénom. Il a même été question, un temps que la couverture soit une stèle. Mais ça aurait été vraiment trop lourd et n’aurait pas été représentatif du récit. Pour le sous-titre, par contre, ça n’a pas été simple. Mon éditeur, même s’il était convaincu par le titre, m’a poussé à mettre un sous-titre, afin d’éclaircir le ton. Il fallait exprimer la famille, le déracinement, le deuil… mais éviter de mentionner l'aspect arménien et turc pour garder une portée “universelle”. Ça n’a pas été simple. Au final je n’en suis pas mécontent mais il y a un côté solennel et littéraire que je n’ai pas réussi à atténuer.

Travaillez-vous en traditionnel, ou en numérique, et quelles techniques et matériel utilisez-vous ?

Je travaille en traditionnel. Pour cet album j’ai utilisé un papier aquarelle Le Rouge Moulin du coq, 325g format 24x32. C’est un papier assez granuleux donc pas évident pour le trait mais idéal pour la couleur. Je fais un premier crayonné assez sec avec un 3H pour placer mes masses et évaluer les proportions de mes cases. Puis j’affine avec un crayon HB. J’encre à la plume avec une encre Deleter numéro 3 et une plume d’écolier, Baignol & Farjon. Après gommage, La couleur est intégralement à l’aquarelle avec un mélange de marques récolté au hasard de mes envies et besoins. J’aime bien la White Nights qui n’est pas censée être super mais dont les couleurs sont assez vives. Pour les premiers albums je colorisais sur une impression, par sécurité et pour faire des tests. Mais j’ai réalisé que le temps que je perdais avec ces scans supplémentaires (donc une phase de clean supplémentaire) et impression du trait, était énorme. Reprendre à zéro une page dont la couleur serait ratée,ce qui a dû m’arriver 3 fois sur cet album, s’avère un temps très raisonnable en comparaison. Pour finaliser, il m’arrive d’effectuer quelques retouches numériques. Ce sont essentiellement des ajustements colorimétriques pour des questions de raccord entre les pages ou pour booster le contraste. Mais ça peut aussi être l’affinement d’une direction de regard ou le centrage d’un texte dans une bulle.

Quand vous devez refaire une page entièrement, vous utilisez une table lumineuse ?

J’ai assez peu utilisé la table lumineuse pour cette BD. Quand c’est le cas, je trouve le résultat plus froid et moins tendu. Quand la planche a déjà été faite une première fois, la phase de crayonné est beaucoup plus rapide.

Avez-vous une anecdote autour de ce livre ou quelque chose que vous aimeriez dire à son propos, que le lecteur ne sait pas après lecture ?

J’ai pris une décision au scénario, que j’ai regrettée en finissant la BD. J’ai eu l’impression que pour passer rapidement au voyage, il fallait être efficace dans mon introduction et réduire le nombre de personnages secondaires. J’ai donc coupé Arthur, notre autre frère et ai mélangé ma discussion avec lui avec celle de notre sœur. Je pense que narrativement c’est cohérent mais ayant pris conscience, tardivement, que cette BD était POUR la famille, ce choix d’exclure quelqu’un devient absurde. Finalement, il faut se méfier de ce besoin d’être efficace. La BD permet de se perdre.

Quels sont vos projets actuels ?

Pour la suite, je pars sur des choses très différentes. Il y a une réédition augmentée de ma BD avec Fabien Grolleau, Le Chantier, qui doit sortir début 2024, chez Dargaud. Sinon je travaille actuellement sur une nouvelle série petite jeunesse chez Bayard. Le titre est en discussion. Ce sera autour de deux soeurs qui apprennent par elle même à gérer leurs peurs. Le premier tome a passé les phases de scénario et storyboard et devrait sortir à l'automne 2024. Les tomes suivants sont en écriture. En parallèle j'adapte d'une nouvelle fantastique mais c'est un peu trop tôt pour en parler. Et un jour je finirais par travailler plus clairement avec mon frère Robin autour de la question arménienne. D'ailleurs mon frère est scénariste de BD. Il signe Kapik et je vous conseille sa première BD, À l'Orée du monde, avec Kim Consigny au dessin, chez Delcourt. Il a d'autres projets en courts qui ne devraient pas tarder à sortir.

Le 28 août 2023