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Interview de Didier Alcante, à propos des Piliers de la Terre

Couverture de la BD Les Piliers de la Terre : Le Rêveur de cathédrales

Découvrez les coulisses de la bande dessinée Les Piliers de la Terre, parue aux éditions Glénat, en lisant l'interview de son scénariste, Didier Alcante.

Les Piliers de la Terre est le plus grand succès de Ken Follet, avec 27 millions d'exemplaires vendus dans le monde. Comment avez-vous été amené à l'adapter en BD ?

J'ai lu le roman en 1998 et il est aussitôt devenu mon roman préféré (et l'est resté depuis lors) ! J'ai adoré cette histoire, ces personnages, la manière dont Ken Follett nous fait plonger dans le Moyen Âge. Il y a de l'aventure, du suspens, de l'amour, de la passion… Tout ce que j'adore !  Déjà à l'époque, je m'étais dit que ce roman ferait une superbe BD, tant il y a des éléments visuels dedans (des combats de chevalier, une cathédrale qui brûle, une pendaison, etc…).  En 2018, j'ai parlé avec le directeur général de la maison d'édition de ma passion pour ce roman, et de mon envie de l'adapter en BD, et lui-même était archi fan du roman.  Nous avons donc entamé des démarches pour obtenir les droits. Ce n'était pas facile et cela a pris du temps.  Beaucoup d'auteurs et d'éditeurs avaient déjà eu par le passé l'envie d'adapter ce roman en BD, mais personne n'y était jamais parvenu. Nous sommes donc très fier d'avoir réaliser cette première !

En version originale, The Pillars of the Earth est sorti en 1989 chez l'éditeur McMillan, en un tome de 806 pages. L'histoire se déroule sur cinq périodes, 1135-1136, 1136-1137, 1140-1142, 1142-1145 et 1152-1155, comment avez-vous réparti votre scénario pour contenir l'intégralité de ces cinq actes en six tomes ?

J'ai déjà fait le plan pour les six tomes que comprendra cette adaptation en BD. Il y a six parties dans le roman, et il y aura six tomes, mais les différentes parties du roman ont des paginations très différentes de l'une à l'autre. Nous n'aurons donc pas “une partie du roman = un album de BD”, ce sera une répartition différente. Cependant, nous nous arrêterons à chaque fois sur un cliffhanger, à un moment crucial de l'histoire. Pour vous donner un exemple, le tome 2 (qui s'intitulera Le Feu de Dieu) couvrira les événements décrits dans les trois derniers chapitres (12 à 14) de la partie 1 et dans les trois premiers chapitres de la partie 2. Il se terminera par une double scène marquante.

Dans le cas d'une adaptation, les droits sont achetés par l'éditeur. Est-ce que le scénariste conserve malgré tout la même liberté, du fait que les droits appartiennent à l'éditeur ? L'éditeur a-t-il, plus que lors d'une création, son mot à dire sur l'adaptation ? Cela impacte-t-il sur la manière de travailler ?

Il faut préciser qu'ici ce n'est pas une commande de la part de l'éditeur. C'est moi qui suis allé vers lui avec cette idée d'adapter le roman en BD, avec ma vision qui lui convenait tout à fait, et nous sommes ensuite allés ensemble démarcher Ken Follett et son équipe. L'éditeur connaissait donc très bien mes intentions dès le départ et me fait donc entièrement confiance. D'autant plus que je souhaite rester très fidèle au roman. L'éditeur et l'équipe de Follett suivent bien entendu notre travail (non seulement le mien, mais celui du dessinateur et du coloriste également), mais tout se passe très bien, tout le monde est sur la même longueur d'onde.

Comment travaillez-vous pour écrire votre scénario ? Vous avez livré quel type de scénario à Steven Dupré, un scénario global pour l'album, découpé par séquences, découpé par planches, cases ? Écrivez-vous les dialogues ou est-ce le dessinateur qui les écrit en fonction de vos indications ?

La première étape est de relire le roman en surlignant certains passages, en prenant des notes, en y apposant des post-it et en en faisant un résumé. Ensuite, je sélectionne ce qui me paraît indispensable à garder, je taille un peu dans certaines séquences qui le sont moins, déplace l'une ou l'autre, en fusionne certaines, et en rajoute éventuellement. Une fois que je sais tout ce que je veux raconter dans un tome, j'en fais un plan précis, page par page (ou planche par planche comme on dit). J'attaque ensuite le découpage proprement dit, l'étape finale du scénario, qui consiste à décrire, planche par planche, chacune des cases que le dessinateur va devoir dessiner. C'est également à ce moment là que je vais écrire les dialogues. Une fois que je suis satisfait de ce découpage, je le transmets au dessinateur (par “paquets” de dix planches plus ou moins) et il commence alors son travail sur cette base. La première étape est celle du storyboard : Steven fait une première esquisse au crayon de la planche, qu'il nous envoie à l'éditeur et à moi. Si nous avons des suggestions ou des commentaires, nous les lui faisons parvenir et il en tient alors compte avant de passer à la finition de la planche au crayon, puis à l'encrage. Le coloriste ajoute ensuite ses couleurs, puis les lettreurs écrivent les dialogues dans les bulles. Je dois aussi préciser que nous nous sommes adjoints l'aide d'un médiévaliste spécialisé dans l'Angleterre, l'historien Nicolas Ruffini Ronzani de l'université de Namur. Ses conseils nous ont été très précieux pour recréer un Moyen Âge aussi crédible que possible !

Y a-t-il reprise des dialogues du roman ?

En ce qui concerne les dialogues, je peux effectivement reprendre ceux du roman. Mais je dois souvent les raccourcir ou les paraphraser pour plus d'efficacité. Et bien entendu, il m'arrive aussi fréquemment de devoir écrire de nouveaux dialogues pour faire passer des informations qui figurent sous forme de description dans le roman, ou si ce sont des pensées d'un personnage.

Bien que moins que Blake et Mortimer ou Achille Talon, Les Piliers de la Terre reste une BD bavarde, avec une grande densité de texte dans les bulles. Comment gérez-vous cela afin de ne pas rebuter certains lecteurs, mais aussi afin de ne pas trop prendre sur le dessin de par la taille des phylactères ?

Je n'ai pas l'impression que notre album soit bavard, la quantité de texte n'a vraiment pas grand-chose à voir avec Blake et Mortimer, puisque dans notre album nous n'avons quasiment absolument aucun récitatif. Mais certaines scènes sont effectivement assez denses au niveau des dialogues, quand cela me semble nécessaire. Par exemple, pour l'élection du nouveau prieur, il y a deux candidats, c'est une véritable campagne électorale médiévale, il faut bien que chaque camp puisse faire valoir ses arguments et tente de démonter ceux de la partie adverse. Ken Follett a fait cela de manière extrêmement subtile et passionnante, les dialogues sont très importants à ce niveau là, et je voulais les garder absolument. C'est délicieux de voir ces moines s'opposer les uns aux autres tout en gardant leur apparence de piété et de sérénité. De même, comme lecteur, j'avais été passionné par les explications disons plus “techniques” sur la construction des cathédrales, et donc là aussi, je garde pas mal de texte. Pour moi, la quantité de texte n'est pas un problème si celui-ci est agréable à lire et justifié par l'histoire. Mais en contrepartie, quand on peut remplacer de longues descriptions par des dessins, nous ne nous privons pas. Il y a ainsi plusieurs doubles planches, ou de très grandes cases, pour montrer le village de Kingsbridge, la cathédrale, une attaque de château, etc. Nous alternons ainsi les planches plus denses au niveau des dialogues avec de grands dessins.

Où en est la scénarisation des cinq autres tomes des Piliers de la Terre ?

Steven Dupré, le dessinateur, et moi sommes actuellement en train de travailler en détail sur le tome 2, nous en sommes plus ou moins à la moitié. Et j'ai déjà le plan détaillé pour les tomes suivants, jusqu'à la fin.

Qui dit Les Piliers de la Terre, dit saga Kingsbridge, et donc Un Monde sans fin (qui débute 170 ans après la fin des Piliers de la Terre), et Une colonne de feu, les “suites” des Piliers de la Terre, mais aussi Le Crépuscule et l'aube, sa préquelle. Si l'on compte six tomes par roman, on serait devant une saga de 24 tomes, est-ce, à notre époque, envisageable, car même avec une fréquence d'un livre tous les dix mois, cela demanderait 19 ans pour boucler la saga.

Nous pourrions très bien envisager de nous attaquer à d'autres romans de Ken Follett avec d'autres dessinateurs et d'avancer ainsi en parallèle. Mais pour l'instant, nous n'adaptons que Les Piliers de la Terre, la question ne se pose donc pas.

Ken Follet a rédigé une note, publiée en début d'ouvrage, il y parle du dessin de Steven Dupré. Avez-vous eu un retour sur votre travail d'adaptation de sa part ?

Oui, il a lu notre album et ses réactions étaient très bonnes, il a employé des mots tels que « wonderful » et « absolutely excellent », tout le monde est très content.

Avez-vous une anecdote relative à l'écriture ou à la gestation de l'adaptation des Piliers de la Terre ?

Au niveau anecdotique, il faut savoir que j'ai lu Les Piliers de la Terre entièrement à voix haute à mon épouse, il y a 25 ans. Nous avions en effet l'habitude de choisir un livre qui nous plaisait à tous les deux et d'en lire un chapitre à voix haute à tour de rôle. Mais mon épouse venait d'accoucher quand nous nous sommes attaqués aux Piliers de la Terre, elle était donc très fatiguée, et c'est donc moi qui ai lu entièrement ce roman à voix haute ! Plus de mille pages quand même, ce n'est pas rien ! Quand je suis arrivé au passage où Tom est contraint d'abandonner son nouveau-né dans la forêt, j'avais la gorge nouée car cela faisait évidemment écho à la naissance de notre premier fils, quelques jours auparavant ! J'ai regardé ma femme, et nous avons éclaté tous les deux en sanglots ! Pour la petite histoire, notre fils est devenu ingénieur architecte et il a réalisé à ma demande un modèle 3D du village de Kingsbridge et de sa cathédrale, afin de faciliter la tâche du dessinateur. Ce roman est donc quelque chose qui aura marqué notre famille !

Sur quoi travaillez-vous actuellement, et quels sont vos projets ?

J'ai plusieurs projets qui vont bientôt paraître. Tout d'abord la suite des Damnés de l'Or brun, avec Fabien Rodhain au co-scénario et Francis Vallès aux dessins, et Christian Favrelle aux couleurs. Le tome 2 paraîtra en janvier 2024, et se déroulera principalement à Sao Tomé en 1850. On continue donc cette saga familiale qui tourne autour du commerce du chocolat. Tiago, le personnage principal du tome 1, a dû fuir le Brésil et s'établit à Sao Tomé où il développe la toute première exploitation cacaoyère d'Afrique. Mais son passé va le rattraper et cette île paradisiaque pourrait bien devenir un enfer !
Ensuite, il y aura un one shot chez Delcourt, dans la collection Coup de tête, intitulé La diplomatie du ping pong. Il s'agit d'un bon one shot d'environ 110 pages sur ce qu'on a appelé “la diplomatie du ping pong”, une histoire véridique mais que j'ai quand même romancée en bonne partie. L'histoire navigue entre les États-Unis et la Chine, sur fond de guerre froide et de Flower Power, dans les années 70. C'est une très simple mais formidable histoire d'amitié réelle entre un pongiste américain et un pongiste chinois, et qui, via le sport, a sans doute changé, un peu, la face du monde. Le personnage principal (qui a vraiment existé) est haut en couleurs et on navigue entre concert rock, championnats mondiaux de tennis de table au Japon, les bars interlopes de Hong-Kong by night, la Grande Muraille de Chine, le communisme à la gloire de Mao, la Maison Blanche et même un zeste de Pakistan et un soupçon de catch ! Alain Mounier est le dessinateur, ça paraîtra au premier semestre 2024.
Également au premier semestre 2024, il y aura un gros one-shot de 132 pages chez Bamboo, intitulé Whisky San, co-écrit à nouveau avec Fabien Rodhain, avec des illustrations d'Alicia Grande et des couleurs de Tanja Wenisch. Il s'agit de la biographie romancée de Masataka Taketsuru, un japonais qui se mit en tête en 1918 de développer du whisky au Japon. Il se rendit alors en Écosse pour y apprendre l'art de la distillerie, avant de retourner au Japon et d'y créer la célèbre marque de whisky Nikka, qui a remporté de nombreux prix du meilleur whisky au monde depuis lors. Au menu : choc des cultures, amour (il s'est marié avec une écossaise), beaux paysages, entreprenariat etc. C'est une belle histoire, un vrai « feel good movie » mais en BD. :)
Toujours en 2024, il y aura GI Gay, chez Dupuis, dans la très belle collection Aire Libr. À nouveau un gros one shot de 122 pages, avec Bernardo Munoz au dessin et à la couleur. L'histoire est basée sur des faits réels : lorsque les USA sont rentrés en guerre suite à Pearl Harbor, des psychiatres ont été engagés par l'armée américaine afin d'empêcher que des personnes jugées indésirables ne rentrent dans l'armée. Cela concernait les cleptomanes, les mythomanes, les alcooliques, etc. Mais également les homosexuels ! À l'époque, ceux-ci étaient en effet jugés au mieux comme des malades mentaux qu'il fallait envoyer à l'hôpital psychiatrique, et au pire comme des criminels qu'il fallait enfermer en prison ! Mon personnage principal est un jeune psychiatre engagé par l'armée dans ce but… Mais il va lui-même tomber amoureux d'une jeune recrue ! C'est une belle histoire d'amour sur fond de discrimination envers les gays, et l'on suivra nos deux personnages des USA jusque dans le Pacifique.
Enfin, à titre plus anecdotique, il y a aussi une planche hommage au personnage de XIII qui va être publiée dans le prochain XIII Mystery, mon scénario est illustré par François Boucq (avec qui j'avais fait Colonel Amos).

Le 31 octobre 2023