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Interview d'El Diablo, à propos de Carcajou

Couverture de la BD Carcajou

Découvrez les coulisses de la bande dessinée Carcajou, parue aux éditions Sarbacane, en lisant l'interview de son scénariste, El Diablo.

Vous êtes scénariste pour le cinéma, la télévision et la bande dessinée. Pouvez-vous nous expliquer les principales différences qu'il y a entre ces différents médias quand on écrit un scénario ?

Pour moi, aucune différence dans l'acte d'écrire, dans le sens où je pense toujours un récit comme une histoire qui pourrait se raconter indifféremment dans l'un ou l'autre de ces médias. Quand j'écris un scénario de BD, je le pense et le structure de la même façon que lorsque je travaille sur une série ou un film. La différence est surtout dans l'attente du producteur, versus celle de l'éditeur. Disons que sur la BD, on dispose d'une marge de liberté dans l'écriture beaucoup plus importante que dans le cinéma, parce qu'on est forcément moins tributaire de notions comme cœur de cible, audience, exigences du diffuseur, casting, etc.

Dans la bande dessinée, vous faites partie des auteurs qui ont signé des albums sous plusieurs casquettes. Dessinateur et coloriste sur Radical Wars par exemple. Scénariste et dessinateur d'En Mode rétro, entre autres. Scénariste, dessinateur et coloriste comme sur Wesh ! Caribou. Et enfin, scénariste sur Space Connexion ou Carcajou. Quand vous débutez un projet, savez-vous par avance la casquette que vous allez prendre ? Comment se fait ce choix ?

J'ai commencé ma carrière comme dessinateur (notamment dans la revue Psikopat), où j'écrivais des histoires courtes, d'une à cinq pages en moyenne, et très inspirées de mon vécu (la plupart ont ensuite inspiré la série Lascars)… Plus récemment sur Wesh ! Caribou ou Magané, en fait, à chaque fois que l'histoire est autobiographique, je maitrise la chaine totale de fabrication (écriture, dessin et mise en scène imagée). En revanche, depuis plus de quinze ans, je suis bien davantage scénariste que dessinateur, et à chaque fois que j'ai un projet fictionnel (Un Homme de gout, Monkey Business, Rua Viva, Space Connexion, Carcajou, etc.), je préfère largement confier les pinceaux à un dessinateur, dans la mesure où mon trait est très cartoon/­dessin de presse et ne s'adapte vraiment pas à tous types de récits. Je prends un très grand plaisir à voir les personnages et univers que j'ai inventés prendre vie sous le crayon d'un autre dessinateur.

Quand on est auteur solo et qu'on délègue le dessin d'un album à un dessinateur, n'y a-t-il pas un moment où l'on se dit : « Je n'aurai pas fait ainsi » ? Car contrairement à un pur scénariste qui ne sait pas dessiner, l'auteur solo sait dessiner, ce qui change totalement la façon de travailler au sein du binôme.

Ça arrive effectivement, mais de toute façon, il y a toujours un échange entre moi et les dessinateurs. Du reste, je n'ai pas la science infuse. Parfois, j'apporte une meilleure idée de mise en scène, parfois le dessinateur emmène l'histoire beaucoup plus loin que je l'aurais pensé au départ et c'est parfait comme ça. Je pense qu'avoir une idée de la mise en scène au départ est plutôt un atout pour le projet. De plus, selon les artistes avec lesquels je travaille, certains sont très autonomes et ont un sens aiguisé du découpage, alors que d'autres sont plus demandeurs en termes de mise en scène, et je les aide à structurer le récit, voire parfois, je fais un premier découpage sur lequel ils se collent de manière plus ou moins fidèle. C'est très variable.

Quel a été le point de départ de Carcajou ?

Ce projet me trottait dans la tête depuis très longtemps, peut-être une quinzaine d'années. Je suis connu pour des trucs plus comiques (Monkey Bizness, les Kassos, Lascars…) mais j'ai toujours adoré écrire du « genre ». En l'occurrence, j'avais très envie d'écrire un western… mais à ma sauce, un matin de fantastique entre autres. Le fait que je préparais mon immigration au Canada a évidemment pas mal joué dans le choix du décorum. Au départ, j'ai proposé ce projet à Hugues Micol, qui a fait quelques planches test très encourageantes… avant de finalement abandonner le projet, puis à Régis Loisel (qui aimait beaucoup ce récit, mais était déjà surbooké sur ses projets personnels). J'ai aussi mis pas mal de temps à trouver un éditeur intéressé par le projet… Il faut croire qu'il y a dix ans, le western était moins plébiscité.

Beaucoup de vos histoires prennent racine ou font allusion au Canada. Quel est votre rapport avec ce pays ?

Je vis à Montréal depuis bientôt dix ans. C'est sûr que ça joue dans mon imaginaire. Et puis, au-delà de ça, les univers enneigés de la fin du ⅩⅨe siècle me fascinent, de Jeremiah Johnson à The Revenant, en passant par Little Big Man

Comment avez-vous rencontré Djilian Deroche, qui signe le dessin de Carcajou ?

J'ai découvert les magnifiques dessins de Djilian sur Instagram, qui est un peu le Tinder des auteurs BD. J'ai tout de suite accroché à son graphisme et me suis dit : « Ça serait parfait pour mon récit. » Je n'ai pas eu tort, dès que je lui ai proposé cette histoire, il a été immédiatement emballé. Ça se ressent dans son travail, je trouve.

Vous faites un beau compliment à Djilian Deroche dans les remerciements : « À Djilian, coauteur stakhanoviste dont le talent graphique n'a d'égal que la mise en scène au cordeau, et qui a su insuffler dans mon sordide drame rural cette dimension graphiquement lyrique et incroyablement fascinante. » Comment avez-vous travaillé avec Djilian ? Lui avez-vous donné un scénario détaillé à la case, avec des dialogues pré-établis, ou lui avez-vous fourni un scénario plus global ?

Mes scénarios sont toujours très écrits. Toutes les actions et tous les dialogues y figurent. Volontairement, je laisse toujours un peu plus de flou sur la description des personnages et des décors, pour laisser libre cours à l'imagination du dessinateur. Et je ne veux pas que dessiner un album BD soit uniquement une contrainte de transcrire littéralement ce que j'ai dans la tête au départ. L'interprétation amène cinquante pour cent de la réussite d'un bouquin. En l'occurrence, l'excellent travail de Djilian a amené le récit tellement plus loin, de par sa gestion des ambiances, les couleurs et lumières incroyables, la gueule des personnages, qu'il s'est tous super bien appropriés…

Combien de temps vous a demandé l'écriture du scénario et combien de temps a demandé l'album au total ?

Évidemment, c'est toujours beaucoup plus rapide d'écrire que de dessiner un album BD, dans la plupart des cas. Pour ce qui est du travail d'écriture proprement dit, il s'est étalé sur trois mois, mais en fait, ce projet a muri de nombreuses années dans mon cerveau avant que je commence véritablement à bosser dessus. Quand Djilian, il y a un temps incompressible à la réalisation d'un tel album, il a bûché comme un dingue pendant trois ans sur sa table à dessin pour en arriver à ce magnifique résultat.

Avez-vous une anecdote relative à ce roman graphique ?

Pas vraiment d'anecdote, mais plutôt une conclusion : quand on croit vraiment à un projet, il est important d'aller jusqu'au bout. Je pense qu'à ce jour, Carcajou est un des projets BD qui ont le plus maturé dans ma tête avant d'enfin sortir… Avec Un Homme de goût également. Sinon, je trouve amusant que plein de gens y voient des références auxquelles je n'aurais pas pensé… On m'a demandé si je m'étais inspiré de La Jeunesse de Picsou, de Don Rosa, ou encore du Gus de Christophe Blain, à cause du prénom du personnage principal du livre.

Sur quoi travaillez-vous actuellement et quels sont vos projets ?

Dans les mois prochains, pas mal de livres écrits par moi vont sortir… Notamment deux séries chez le Lombard (Semper Feri et Phase Finale, respectivement avec Mathieu Thonon et Romain Baudy), la suite d'Un Homme de gout chez Ankama (avec Cha), un autre roman graphique, préhistorique celui-là, aux éditions Florent Massot avec Pierre Ferrero et qui s'appellera Bellicus. L'adaptation papier des Basses Œuvres, le webtoon que j'ai fait avec Nicolas Gemoets, et enfin un one shot fantastique chez les humanos, Carnaval, avec Joran Tréfuier. J'ai aussi deux nouveaux livres dessinés par moi qui sortiront prochainement chez Rouquemoute (Bonjour Vieillesse, et Ma Zone d'inconfort). Je travaille aussi ces jours-ci sur deux projets de série télévisée et le deuxième volet de Lascars en long métrage. Pas le temps de niaiser, comme on dit ici au Québec.

Le 18 avril 2024