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Interview d'Emanuele Arioli, à propos du Chevalier au dragon

Couverture de la BD Le Chevalier au dragon

Découvrez les coulisses de la bande dessinée Le Chevalier au dragon, parue aux éditions Dargaud, en lisant l'interview de son scénariste, Emanuele Arioli.

Vous expliquez dans votre préface et dans votre postface la genèse de cette adaptation en bande dessinée du livre Ségurant, le chevalier au dragon, et les raisons pour lesquelles vous avez changé les noms des personnages. Vous dites dans la préface avoir pris « certaines libertés » avec le récit originel. Pouvez-vous nous dire quelles sont les différences entre le récit historique et la bande dessinée ?

Cette bande dessinée est en effet une adaptation libre de Ségurant, le Chevalier au Dragon. La trame générale est la même. L’histoire d’un chevalier, né sur une île loin de la cour du roi Arthur, l’île Non Sachante, qui se rend à la cour du roi Arthur, vainc les meilleurs chevaliers de la Table Ronde lors d’un tournoi… Mais la fée Morgane lance un sortilège, à la suite duquel un dragon apparaît au tournoi. Ségurant se lance à la poursuite de ce monstre qui fuit mystérieusement. Le narrateur nous dit qu’il pourra être libéré par le Graal, mais aucun manuscrit ne conserve ce récit. Est-il perdu pour toujours ? A-t-il jamais existé ? Il faut savoir que l’histoire de Ségurant, le Chevalier au Dragon a été réécrite pendant trois siècles, du XIIIe au XVe siècle, un vrai best-seller que des copistes n’ont cessé de compléter et de réécrire. Prenant la suite de ces copistes, j’ai voulu proposer une version complète, qui comble les questions laissées sans réponse dans le récit médiéval  : où est le Graal ? Pourquoi le texte ne mentionne-t-il jamais la mère de Ségurant ? Quel est le rôle de cette pierre brillante du Chevalier au Dragon ? Quant aux autres différences, les lecteurs pourront comparer la bande dessinée et le récit du roman…

Nimue fait référence à Nimué, la Dame du lac, qui est une fée immortelle. Lilith est un démon femelle de la tradition juive et Gróa provient de la mythologie nordique et plus précisément du Grógaldr. Vous annonciez en préface avoir « volontairement combiné les inspirations les plus variées, assumant les éventuels anachronismes et le recours à l'imagination. » Pouvez-vous nous citer les sources les plus importantes, qui peuvent être autant de pistes de lectures possibles ?

La Dame du Lac fait partie du roman médiéval de Ségurant : son nom varie selon les textes : Viviane, Niniane, Nimue - en réalité trois variantes très proches lorsqu’elles sont écrites en caractères gothiques - j’ai choisi ici le nom de Nimue, le moins immédiatement reconnaissable en français. La littérature arthurienne médiévale est le plus important réservoir qui a nourri cette bande dessinée, bien souvent des textes méconnus par le grand public (je pense par exemple, à l’épisode de l’échiquier magique comme première épreuve du château qui est inspiré très clairement d’un épisode du Perceval en prose, roman anonyme du XIIIe siècle). Quant à Groa, elle est en effet une magicienne de la mythologie norroise : on la retrouve dans les Eddas (dans l’Edda en vers plus précisément)… Les Eddas font partie de mes textes préférés du Moyen Âge. Pour combler les lacunes du roman médiéval de Ségurant, j’ai puisé à des sources islandaises, irlandaises, danoises, germaniques, galloises, anglaises, et même dans des chants des îles Féroé. Quant à Lilith, je voulais que la mère de Sivar porte un nom iconique, et un nom pouvant être perçu comme stigmatisant (à l'instar de son identité de magicienne) : et je songe aussi aux préraphaélites (Lady Lilith de Dante Gabriel Rossetti). Mais il est vrai néanmoins que j’ai puisé aussi à des textes méconnus de la tradition judéo-chrétienne, notamment des textes salomoniques, allant du Testament de Salomon (composé entre le II et le Ve siècle) au Lemegeton (XVIIe siècle, clairement anachronique). Pour revenir à l’univers celtique et nordique, il faut savoir que la légende arthurienne nous est parvenue dans une forme très christianisée. On ne garde pas de trace de plusieurs siècles de tradition orale : son origine remonte sans doute déjà au VIe siècle et Chrétien de Troyes n’écrit ses romans que dans la deuxième moitié du XIIe siècle. Ma réécriture offre aussi une relecture remontant à ses racines légendaires enfouies : cette fiction donne de l'ampleur à la culture celtique - d’où provient la légende du roi Arthur - et à la culture nordique - d’où provient l’inspiration majeure du Chevalier au Dragon (à travers Siegfried-Sigurd, on regardera le documentaire et on lira le livre pour en savoir davantage).

Ne craignez-vous pas qu'en ayant donné le même titre à la reconstitution du livre historique et à la BD fictionnelle, que les lecteurs de la BD ne se fassent une fausse idée du récit de la légende Arthurienne ? Car finalement, votre livre et la BD semblent raconter tous les deux l'histoire du même chevalier, mais le reste semble très différent.

Justement, le roman et la BD n’ont pas exactement le même titre. Le titre du roman et du livre jeunesse est Ségurant, le Chevalier au Dragon, le titre de la BD est Le Chevalier au Dragon : dès la préface, on découvre que c’est une adaptation libre et que le protagoniste s’appelle Sivar. Je pense que la bande dessinée ne peut et ne doit pas remplacer le roman médiéval : c’est une invitation à le découvrir. Elle ne peut ni ne doit pas remplacer la lecture de première main d'un classique (je parle déjà d'un classique, car la lecture de Ségurant, depuis sa sortie en octobre, est déjà introduite par un certain nombre de professeurs dans les programmes, notamment en 5e, et le sera de plus en plus) : elle est plutôt une invitation au rêve.  Je suis professeur à l’université et mes étudiants lisent beaucoup de BD : je sais que plusieurs d’entre eux ont commencé avec la BD et ont ensuite lu le roman pour en découvrir les différences. Cela a fonctionné et si je peux amener cette découverte hors des murs des universités, l'ouvrir à des publics qui n’y auraient pas accès, j’aurai réussi ma mission.  Les trois ouvrages (roman, BD et livre jeunesse) et le documentaire offrent des approches complémentaires : c’est un univers transmédial qu’on explore à travers plusieurs portes !

Ségurant, le Chevalier au dragon est un récit que vous datez comme étant du XIIIe siècle, ce qui le classe entre les récits du XIIe siècle de Chrétien de Troyes et ceux du XVe siècle de Thomas Malory. Comment avez-vous réussi à remonter ce jeu de piste ? Comment avez-vous réussi à trouver un financement pour parcourir le monde à la recherche des divers fragments de ce livre ? Et avez-vous réussi à le recomposer intégralement ? Êtes-vous considéré comme son auteur ou comme un historien l'ayant reconstitué ?

Quant à Ségurant, je renvoie le lecteur vers le le documentaire ARTE 1 : il tâche de résumer 10 ans de recherche. Il ne remplace pas le livre, mais est une invitation à le découvrir, à s’aventurer dans cet univers médiéval enchanté et dans son écriture envoûtante et parfois très surprenante.

Granadiel meurt-il ainsi dans le récit originel ? La case avec la tête de cheval sur la table fait partie des scènes, comme celle du jeu d'échec, qui dénotent dans ce récit.

L’histoire du cheval à la cascade est inspirée d’un chant de Sivar des Îles Féroé. Le jeu contre l’échiquier magique s’inspire précisément d’un épisode du Perceval en prose, texte que seuls quelques spécialistes connaissent.

Une question qui ne trouve pas réponse en fin d'album concerne Merlin. Si dans le récit seules les magies réunies de Morgane et de Nimue peuvent le libérer, les morts de celles-ci et d'Elcmar pourraient avoir brisé le sort, or le récit ne dit rien à ce sujet. Qu'en est-il ?

Dans la logique de la magie selon les romans médiévaux (l’épisode du renfermement de Merlin par la Dame du Lac se retrouve dans plusieurs textes), seule la personne (ou la pierre lorsqu’il s’agit d’un sortilège lié à une pierre) qui a scellé une magie peut la défaire (la mort n’ayant pas le pouvoir de briser un sortilège).
Note de la rédaction : nous n'avions pas vu la planche mise après les mentions légales, tout en fin d'album, qui répond à cette question…

Le Chevalier au dragon est votre première bande dessinée, comment avez-vous appris à écrire un scénario de plus de cent pages ? Est-ce vous qui avez fait le découpage planche par planche, écrit les dialogues, et anoté chaque case pour le dessinateur, ou avez-vous donné un scénario global à Emiliano Tanzillo qui a fait le séquençage ?

J’ai fourni à Emiliano Tanzillo le scénario complet, avec un découpage écrit et une description de chaque case. C’est vrai que c’est ma première bande dessinée, mais c’était mon treizième livre. Chaque livre présente des défis différents. Je dois remercier l’éditrice Ryun Reuchamps d’avoir déniché Emiliano Tanzillo, c’est un grand bonheur de pouvoir travailler avec lui : je me considère comme très chanceux.

Travaillez-vous sur un autre projet de bande dessinée actuellement, quels sont vos projets littéraires ?

J’ai actuellement sept livres sur le feu, à paraître entre 2024 et 2025 dont une nouvelle bande dessinée avec Emiliano Tanzillo, et un nouveau documentaire avec ARTE.

1 Le Chevalier au dragon, le roman disparu de la Table ronde, documentaire de Marie Thiry (2022, 1h30mn)

Le 17 décembre 2023