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Interview d'Emiliano Pagani, à propos des Ennemis du peuple

Couverture de la BD Les Ennemis du peuple

Découvrez les coulisses de la bande dessinée Les Ennemis du peuple, parue aux éditions Glénat, en lisant l'interview de son scénariste, Emiliano Pagani.

Comment êtes-vous devenu scénariste ?

À l'âge de 16 ans, j'ai commencé à travailler avec Il Vernacoliere, le plus ancien magazine satirique d'Italie. Mon parcours s'est fait par étapes. J'ai d'abord réalisé des dessins humoristiques et des bandes satiriques, puis de courtes histoires de deux pages, dont je faisais également les dessins. Plus tard, insatisfait de mes talents de dessinateur, je me suis consacré à ce que je pensais être le meilleur : l'écriture de scénarios. Mais c'était aussi l'époque où je pensais que pour faire de la bande dessinée, il fallait absolument savoir dessiner au moins aussi bien que Moebius ou Bernet. Aujourd'hui, je serais considéré comme un maître :-)

Quel a été le point de départ de Nemici del popolo, la version originale des Ennemis du peuple ?

Depuis quelques années, je m'impatientais dans le monde de la bande dessinée italienne, où le seul sujet acceptable d'un point de vue narratif semblait être les tourments et les gémissements intérieurs des protagonistes, qui correspondaient presque toujours, comme par hasard, avec les auteurs. Nous nous étions enfermés dans une bulle autoréférentielle, perdant la capacité ou le désir de raconter la société dans laquelle nous vivons. Je cherchais le bon stimulus pour changer cela, lorsque j'ai lu dans les journaux la nouvelle de la fermeture soudaine, avec licenciement collectif de 900 personnes, par un simple message, par la multinationale GKN, d'une usine près de Florence. Le fait que je me sois trouvé, il y a quelques années, dans une situation similaire (j'ai été ouvrier métallurgiste pendant 14 ans, dans une usine similaire qui a fermé en 2014, licenciant près de 1000 personnes), m'a fait ressentir l'urgence de raconter une histoire comme celle-là, mais en y mettant les mille contradictions de notre société.

Dans Les Ennemis du peuple, vous consacrez plusieurs pages (pages 27 à 30) à pointer du doigt des personnes utilisant les réseaux sociaux, via les propos du dessinateur de BD. Quel message vouliez-vous passer, au-delà du récit et qu'aucun n'est ouvrier ?

Je ne veux absolument pas faire la guerre aux réseaux sociaux, au contraire, je les trouve très utiles et je les utilise moi aussi, avec plaisir et délectation, sans aucun problème. Cependant, dans certaines situations, ils peuvent devenir un piège, un environnement sûr où l'on se réfugie, créant une réalité alternative, où l'on est tous beaux, réussis et performants, buvant l'apéritif, au bord de la piscine, alors qu'au contraire, la réalité est beaucoup plus dure. Ici, dans ces dernières années d'isolement (entre le social et le covid), il me semble que nous avons perdu l'espoir d'améliorer notre position sociale, à travers des luttes et des revendications collectives, en nous contentant d'améliorer notre image sociale, parce que dans une société d'images comme la nôtre, c'est finalement ce qui compte. Ce n'est pas le cas. Mais si nous perdons de vue ce que nous sommes, si nous nions ce que nous sommes vraiment, nous ne pourrons jamais nous défendre, défendre et faire valoir nos droits. Nous pouvons utiliser tous les filtres que nous voulons, la réalité nous reviendra tôt ou tard en pleine figure.

On retrouve, à plusieurs reprises, des pages blanches, qui sont barrées d'une croix. On comprend rapidement que c'est le travail du dessinateur de BD, qui vient s'intercaler pour rejoindre le récit à un moment. Pourquoi les pages sont barrées d'une croix ?

Il s'agit simplement d'un work in progress de la bande dessinée en cours de création. Il y a des croix pour que le lecteur comprenne tout de suite qu'il s'agit de pages d'une autre bande dessinée, car elles servent simplement à l'illustrateur à diviser la feuille, avant de commencer à dessiner les vignettes.

Quand la BD interne rejoint le récit principal, on arrive à un propos, un constat, qui sonne comme une critique vis-à-vis des choix éditoriaux : « Les ouvriers ne voudront pas mettre dix-huit euros dans une BD. » Glénat lance justement une nouvelle collection de poche, où les BD sont au prix unique de 10 €. Pensez-vous que cela permettra à la classe ouvrière de s'intéresser plus à la BD, car 10 €, c'est le prix d'un paquet de cigarettes et la classe ouvrière n'hésite pas à mettre ce prix dans un paquet de clopes.

Je ne sais pas, je l'espère vraiment, mais en plus du prix, il faut des histoires. Je parle du marché de la bande dessinée en Italie, parce que c'est ce que je connais. Auparavant, les bandes dessinées étaient vendues principalement dans les kiosques à journaux, elles étaient accessibles à tous et traitaient de toutes sortes de sujets : aventure, science-fiction, porno, humour, satire, fantastique, noir, horreur, etc. Aujourd'hui, avec la fermeture de nombreux kiosques et le passage en librairie, les bandes dessinées sont devenues des « romans graphiques » (à lire avec l'accent le plus snob possible) qui s'adressent à un public différent. Cela se voit dans le prix, mais aussi dans les thèmes abordés et le langage utilisé. Ainsi, tout l'espace laissé libre en termes de prix, mais aussi et surtout de variété et de liberté dans les histoires, est occupé par les mangas.

Sans dévoiler la fin du récit, le lecteur peut se poser la question de savoir quel point de vue vous avez sur les migrants, car vous donnez un regard au travers de divers personnages, ayant chacun un point de vue différent, mais la fin du récit se pose, factuelle. Qui sont finalement Les Ennemis du peuple : les migrants,les patrons des usines qui délocalisent, ou les ouvriers qui se rebellent alors qu'ils sont dans leur bon droit ?

Le titre est ironique. Les ennemis des protagonistes de notre histoire sont eux-mêmes, incapables de s'unir pour poursuivre un objectif commun, mais se laissant dévorer par les rancœurs et les peurs, et finissant par se dévorer les uns les autres. En élargissant le discours, les vrais ennemis sont les grands groupes capitalistes qui exploitent chaque crise, chaque tsunami, chaque pandémie, chaque guerre pour gagner encore plus, sur la peau et les droits des gens. Les migrants font partie de notre histoire parce qu'ils font partie de notre vie, et ces dernières années, ils ont été utilisés comme un outil par la droite (italienne, ndt) pour obtenir un consensus. Une stratégie qui, malheureusement, n'a que trop bien fonctionné, favorisant le glissement à droite des classes populaires, dans un combat inacceptable de l'avant-dernier contre le dernier.

Comment avez-vous travaillé le scénario ? Avez-vous fait un synopsis puis des navettes avec le dessinateur Vincenzo Bizzarri, ou le dessinateur est-il venu se greffer plus tard sur le projet quand le scénario était déjà en place et terminé ?

J'ai rédigé un synopsis, afin de savoir clairement quelle histoire je voulais raconter et comment j'avais l'intention de le faire. Plus tard, alors que j'avais également terminé l'écriture du scénario, j'ai contacté Vincenzo, je lui en ai parlé et il a accepté avec enthousiasme.

Comment avez-vous rencontré Vincenzo Bizzarri et comment avez-vous travaillé avec lui ? Êtes-vous un scénariste directif, donnant un scénario à la case, avec dialogues établis, ou plutot un scénariste laissant la part belle à la créativité du dessinateur dans sa découpe ?

J'avais lu deux de ses précédents volumes, Le Pays des trois saints et Les Assiégés, que j'avais beaucoup aimés. J'ai particulièrement apprécié le choix et la capacité de Vincenzo à décrire les banlieues et les personnages qui les habitent. Des architectures urbaines et des personnages en marge qui convenaient parfaitement à l'histoire que j'avais en tête. Je ne suis pas un scénariste qui laisse beaucoup de place à la créativité du dessinateur, mais je ne suis pas non plus un dictateur :-) Cependant, j'aime parler longuement avec le dessinateur, apprendre à le connaître et ce n'est qu'après m'être assuré que nous sommes tous les deux dans la même histoire que je lui donne le feu vert pour commencer à dessiner. Ensuite, bien sûr, je suis toujours prêt à accepter des suggestions ou des conseils, mais disons que tout ce que vous voyez sur la page est écrit dans le scénario.

Combien de temps vous a demandé l'écriture du scénario et combien de temps a demandé l'album au total ?

Il est difficile de calculer des temps précis, car nous ne travaillons jamais exclusivement sur un projet, mais nous partageons notre temps entre plusieurs projets différents. Disons qu'au total, entre le scénario, les dessins et les couleurs, il nous a fallu près d'un an.

Avez-vous une anecdote relative à cet album ?

La première sortie italienne a eu lieu au Working Class Literature Festival, organisé dans l'usine occupée par les ex-travailleurs de GKN à Florence, avec un grand succès, au-delà de toutes les espérances. L'idée qu'à partir d'un fait divers puisse naître une histoire et que celle-ci serve ensuite à nourrir d'autres choses qui finiront par créer ou modifier un imaginaire collectif, me remplit d'enthousiasme. Autres choses, plus légères : j'avais besoin d'un nom évocateur pour le méchant de la partie fantastique, celui qui ressemble à un Nazgûl, et j'ai eu l'idée de l'appeler Skriniar, comme le défenseur slovaque du PSG, tandis qu'Hannibal, le vieil ouvrier, est James Gandolfini, un acteur que j'ai adoré dans Les Sopranos.

Sur quoi travaillez-vous actuellement et quels sont vos projets ?

Je travaille sur deux projets très différents l'un de l'autre, mais peut-être pas tant que ça, car j'aime inclure plusieurs niveaux de lecture dans tout ce que je fais. Il s'agit d'une bande dessinée pour enfants mettant en scène un capybara et d'une autre bande dessinée pour adultes mettant en scène des gitans. J'aime les gens en marge, ceux qui sont normalement oubliés par la société et la narration conventionnelle.

Le 6 mai 2024