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Interview d'Emmanuel Lepage, à propos d'Au pied des étoiles

Couverture d'Au pied des étoiles

Découvrez les coulisses de la bande dessinée Au pied des étoiles, parue aux éditions Futuropolis, en lisant l'interview de son coauteur, Emmanuel Lepage.

Soixante-trois albums pour Edmond Baudoin ; vingt-sept pour vous. Deux styles différents. Quel a été le déclencheur de cette rencontre, n'est-elle que littéraire ? On a l'impression que c'est avant tout une rencontre humaine.

À l'origine, nous devions aller voir les étoiles dans le désert d'Atacama avec des lycéens, une musicienne,  un animateur vidéo, un cinéaste… Plein de monde, en fait. José, qui est à l'origine de ce projet, fourmille d'idées… Et puis rien ne s'est passé comme prévu. Alors la question s'est posée : qu'allons nous faire ? Et l'évidence s'est imposée : ce livre, c'est une rencontre entre deux auteurs que — pour ceux qui considèrent le monde de la bande dessinée en Chapelle — tout semble opposer. C'est une histoire d'amitié.

Edmond Baudoin et vous-même partagez le fait, assez rare chez des auteurs, d'avoir touché à tout : préface, illustration de couverture, couleur, scénario. Et vous avez tous les deux œuvré aussi bien dans les ouvrages collectifs qu'en solo. Cette polyvalence se perd chez les jeunes auteurs, qui se spécialisent de plus en plus. Sont-ce les écoles d'art qui orientent cela, ou est-ce le monde de la BD qui a changé ?

Je serai bien incapable de répondre à cette question ! Je ne sais pas si les uns ou les autres se spécialisent. Là aussi, je crois, il s'agit de rencontres, d'opportunité, de désir. Nous avons un outil — le dessin — et nous le mettons au service de ce qui se présente.

Comment êtes-vous devenu auteur de bande dessinée ?

Je n'ai jamais sérieusement imaginé faire autre chose. J'ai toujours dessiné, et plus que le dessin, c'était de raconter en dessin ce qui m'intéresse . J'ai passé mon adolescence à faire des bandes dessinées pour moi et commencé à publier vers l'âge de 16/17 ans, comme pour donner des gages : on peut gagner des sous avec le dessin ! Il me fallait rassurer mes parents ! J'ai publié mon premier album à vingt  ans et je n'ai jamais cessé depuis. Je n'aurais jamais pu faire autre chose.

La question que l'on se pose avant la lecture, quand on connait vos deux parcours, c'est de savoir comment vous allez travailler ensemble et qui va aller sur le terrain de l'autre. La lecture est de fait jubilatoire, car vous surprenez le lecteur avec une œuvre écrite et dessinée à quatre mains, comme jamais vu. Comment vous est venue l'idée d'écrire ainsi, de manière aussi intriquée ?

Là aussi, je serai bien incapable de vous répondre. Sinon, ce désir de travailler ensemble, jamais nous ne nous sommes dit : « Nous allons procéder ainsi ». Lors du premier voyage, Edmond faisait des pages au gré des rencontres, de ses idées. J'essayais pour ma part de les inscrire dans un récit fluide et cohérent en construisant une sorte de chemin de fer, en rédigeant quelques pages (celles où Edmond discute avec les chiens, le dialogue des mouettes…). J'imaginais la structure du livre en y intégrant la vingtaine de planches qu'Edmond avait réalisées avant même de partir. Nous étions dans deux temporalités. Parfois, je lui proposais de réfléchir à une séquence, à une page afin que l'ensemble soit cohérent. Pour la seconde partie, ce fut une autre aventure. J'ai raconté à Edmond le voyage avec les jeunes et lui ai proposé une structure à partir de laquelle il a réalisé ses planches. J'ai commencé tardivement à dessiner mes propres pages, alors qu'Edmond avait quasiment terminé toutes les siennes. À plusieurs reprises, nous avons travaillé côte à côte, lui ajoutant des images, des pages au fur et à mesure que j'avançais dans les miennes. L'épilogue, lui, fut conçu ensemble le temps d'un weekend chez José.

Est-ce la forme, à quatre mains et intriquée, qui a été le point de départ, tel un procédé, pour reprendre les propos de Godard, ou est-ce le fond ? L'idée du scénario autobiographique d'Au pied des étoiles a-t-elle été une évidence dès le départ, ou l'aboutissement de discussions et d'échanges ?

La forme et le fond sont profondément intriqués. Edmond et moi nous rejoignons sur le fait qu'un livre existe quelque part, mais nous ne savons, au début, ce qu'il va être. Nous faisons, quitte à recommencer, tâtonnant. C'est une matière que nous modelons petit à petit et, à un moment, une forme commence à se dessiner. Je n'hésite pas à recommencer des pages. Je fais une page en une journée quand Edmond peut en faire quatre ou cinq ! Nous discutons beaucoup, Edmond et moi. Nous aimons marcher quand nous nous voyons, les idées s'énoncent ainsi. Nous allons loin dans l'intime. Il n'y a ni pour lui, ni pour moi de temps à perdre. Il n'y a pas d'interdit ; il y a une grande confiance en l'autre, en son écoute. Il n'y a pas de jugement.

L'écriture à quatre mains est peu présente en bande dessinée, mais elle n'est pas rarissime. Nous pouvons citer Indiana de Catel et Claire Bouilhac, où chacune avait une partie distincte. Dans la collection À bord réalisée par Jean-Yves Delitte et Jean-Benoît Héron, il en va de même, chacun a un espace à lui. Dans Au pied des étoiles, on retrouve un dessin de l'un dans une planche de l'autre, des séquences intercalées, des dessins se juxtaposant. Comment cela se travaille-t-il concrètement ?

Là aussi, décidément, je ne saurai vous répondre. C'est tellement intriqué. Travailler à deux, c'est aller sur un autre terrain, rien n'est anticipé.J'ai pu faire des propositions à Edmond, lui m'en a faites. Celle de la fête, par exemple, où l'on alterne la vision de l'un et de l'autre, correspond parfaitement à ce qu'il se passait alors : dans la foule, nous ne devions pas nous perdre de vue. L'un avait la clef de l'appartement, l'autre connaissait le chemin. J'ai proposé cette alternance de cases sous forme d'un gaufrier.

Avant d'être une BD, Au pied des étoiles est un véritable artbook. Le lecteur va de surprise en surprise durant 250 planches environ. Les allusions à Magritte, à Saint Exupéry et à plein d'autres, mais aussi une variété de techniques. Le lecteur a l'impression d'une construction instinctive, qui ne recherche ni la cohérence graphique, ni la logique scénaristique, mais qui va puiser plus profond, dans la vie. Futuropolis vous a-t-il donné une totale carte blanche, sans notion de durée ni de pagination, ou Au pied des étoiles cache-t-il sous son apparente divagation une structure étudiée, mais très habilement cachée ?

Hé non, pas de consigne de pagination. Nous avions une complète liberté. Nos éditeurs nous font confiance. Mais comment pourrions-nous travailler autrement ? Peut-être parfois se demandaient-ils où nous allions… Mais nous aussi ! C'est ça qui est beau. Ils étaient là, à nos côtés, discrets et bienveillants. Depuis que je me suis lancé dans la bande dessinée dite documentaire, je ne procède plus du tout comme je pouvais le faire avant, dans mes récits de fiction. Je pars sur une vague structure , je fais des pages, recommence, écrit les textes tout à la fin, modèle, sabre, accueille chaque incident de parcours comme une invitation à aller dans d'autres directions. C'est très excitant. Nous n'avons pas procédé autrement avec Edmond. L'un comme l'autre avons cette souplesse.

Quelles sont les techniques que vous avez utilisées pour cet album ?

Il y a de tout : de l'encre, du lavis, du brou de noix, de la gouache, de l'acrylique, de l'aquarelle…

Chaque interview, ou presque, autour d'un album de chez Futuropolis, fait aborder la question de la typographie. C'est le seul éditeur qui fait le choix de publier de manière très régulière des typographies manuscrites, qui sont une autre facette du neuvième art, et qui fluidifie grandement la lecture, de par les interlignages adaptés, etc. Ici, vous avez utilisé énormément de typographies différentes, comment avez-vous abordé cela ?

Je crois que c'est surtout le fait d'Edmond plus que du mien. Je ne sais pas jouer avec la typographie. D'ailleurs, et depuis près de quinze ans, ma typo est réalisée, elle, en infographie. J'ai eu il y a quinze ans un grave problème à la main et j'éprouve beaucoup de difficulté à écrire à la plume ou au feutre. J'ai dû faire évoluer mon dessin. Mon passage à la bande dessinée documentaire date de cette époque.

Combien de temps a demandé, au total, l'album ?

Difficile à dire. Edmond a quasiment fait la totalité de ses pages de la première partie le temps du voyage de décembre 2021, celles de la seconde partie sur quelques semaines dans la discontinuité. Pour ma part, j'ai commencé les pages fin janvier 2023 pour les terminer en octobre. C'est allé très vite !

Comment avez-vous échangé avec Edmond Baudoin, durant tout ce temps, avez-vous calé des sessions de travail physique ou tout s'est-il fait via l'informatique ?

Sinon notre voyage, j'ai passé du temps avec Edmond chez lui dans son village dans l'arrière pays niçois, chez moi en Bretagne, à Paris ou à Grenoble. Beaucoup aussi par mail ou par téléphone. 

Avez-vous une anecdote relative à cet album ?

Tout est dans le livre !

Sur quoi travaillez-vous actuellement et quels sont vos projets ?

Je travaille sur le récit d'un séjour aux iles Kerguelen pendant l'hiver 2022/­2023 où j'ai pu être au plus près de la vie des chercheurs et des hivernants d'une base polaire. J'y étais pour tourner un film pour Arte, et j'ai eu envie d'en faire une histoire, tant l'aventure fut belle et les rencontres merveilleuses.

Edmond Baudoin et Emmanuel Lepage en dédicace en Belgique pour Au pid des étoiles
« Nous faisions aujourd’hui notre première tournée presse en Belgique avec Edmond et notre première dédicace ensemble. » — Emmanuel Lepage

Le 12 mars 2024