Interview de Fabien Vehlmann, à propos du Dieu-fauve

Découvrez les coulisses de la bande dessinée Le Dieu fauve, parue aux éditions Dargaud, en lisant l'interview de son scénariste, Fabien Vehlmann.
Vous avez actuellement deux actualités : La Cuisine des ogres, parue en mars 2024 chez Rue de Sèvres, avec Jean-Baptiste Andréae au dessin, et Le Dieu-fauve, paru en avril 2024 chez Dargaud, avec Roger Ibáñez Ugena au dessin. Nous sommes dans deux univers totalement différents. L'écriture de ces deux scénarios s'est-elle déroulée au même moment, en chassé-croisé ?
Pas totalement, car l'une et l'autre ont nécessité des temps de production différents : deux ans pour La Cuisine des ogres, près de près ans pour Le Dieu-fauve. Mais d'une manière générale, en tant que scénariste, il est tout de même fréquent que je travaille sur plusieurs projets en parallèle. J'essaye alors de favoriser un projet principal, sur lequel je bosse en priorité toutes les matinées pendant au moins deux/trois semaines d'affilée – tandis que j'avance plus doucement sur mes autres idées l'après-midi.
Quel a été le point de départ du scénario du Dieu-fauve ?
D'abord, un goût très ancien et très prononcé pour ce genre qu'on appelle l'heroic fantasy, découvert ado quand je lisais Conan le Cimérien et autres romans de Howard ou La quête de l'Oiseau du Temps, de Loisel et Letendre. Et quand j'ai découvert que Roger Ibanez était d'accord pour tenter l'aventure dans cette direction, j'ai réfléchi à un thème qui pouvait coller avec ce type d'univers. L'idée du Déluge et de la fin d'une civilisation s'est alors imposée à moi, car le sujet possède des résonances assez évidentes – selon moi – avec notre propre époque et les crises auxquelles nous sommes (et serons) confrontés.
Le récit du Dieu-fauve est une tragédie en cinq actes. Le lecteur amateur de tragédie classique y retrouvera de nombreux points communs. Était-ce une volonté de votre part, dès le début, de partir sur un récit pathétique et épique ?
J'avoue que j'ai vraiment pensé Le Dieu-fauve comme à une pièce de théâtre, avec un côté très shakespearien, très tragique, une approche presque lyrique qui pourrait faire penser à un opéra. On peut aimer ou au contraire détester ce type d'emphase, c'est vraiment une question de goût personnel des lecteurs et des lectrices : pour ma part, je n'en use qu'avec parcimonie, mais ici, ce ton me semblait parfaitement coller avec le propos quasi biblique de ce récit « antédiluvien » !
Quel message principal avez-vous voulu faire passer dans ce roman graphique ? Est-ce une manière de montrer que la violence appelle la violence ?
La violence est en tous cas le thème central de cet album : celle, amorale, qu’on voit partout dans la Nature, entre les animaux, leurs proies et leurs prédateurs, mais aussi la violence humaine, envers le reste du Vivant mais aussi des dominants sur leurs inféodés — et ce de toutes les manières possibles (violence physique, militaire, politique, morale, culturelle…). Cette question de savoir s’il existe éventuellement une violence « juste » me hante depuis l’enfance, probablement parce que mon père était militaire.
Vous utilisez la personnification, avec Sans-Voix, pour faire passer votre message. Est-ce plus facile de toucher les lecteurs en ayant recours à ce procédé ?
Je n'ai pas totalement conscientisé ce choix, mais il m'est vite apparu évident que je voulais privilégier cette perspective animale au début et à la fin de ce récit choral. Probablement parce que l'animal est actuellement sur la marche la plus basse de la structure pyramidale qu'impose la civilisation humaine sur le reste de son environnement. Or, en termes de dramaturgie, on sait depuis bien longtemps que l'empathie du public va souvent vers le plus faible, et je tenais à ce que l'émotion soit centrale dans cette histoire.
Comment avez-vous travaillé le scénario ?
Même méthode qu'habituellement : recherches diverses et variées dans des bouquins abordant les sujets que je souhaite aborder (ici, la violence, ou encore l'âge de pierre), longues discussions avec le dessinateur pour vérifier que la direction d'ensemble lui conviendra, puis travail du synopsis, tandis que je propose des pistes de character design sur lesquelles il pourra déjà commencer à avancer en parallèle. Puis le dessinateur donne son avis et ses critiques éventuelles, pour que je propose ensuite une deuxième version du synopsis, après quoi je vais avancer sur une première version du scénario – avec le même ping-pong constant. Puis il y aura le même type d'échanges dans l'autre sens, quand je recevrai les storyboards, les crayonnés et les encrages du dessinateur.
Dans le monde des scénaristes, il y a les scénaristes qui détaillent tout, le dessinateur n'a alors plus qu'à illustrer. Et il y a les scénaristes qui livrent des scénarios moins détaillés, offrant au dessinateur plus de possibilités. Quel est votre style ?
J'essaye de décrire précisément, mais le plus simplement possible, le contenu des pages et des cases, en ajoutant bien entendu les dialogues. L'idée est que le scénario soit à la fois suffisamment bien décrit pour que le dessinateur dispose de toutes les infos nécessaires à la bonne compréhension de l'ensemble, mais pas trop détaillé non plus, pour ne pas sombrer dans une sorte de gloubi-boulga littéraire pénible à lire. En revanche, je ne fais des croquis explicatifs que quand un point précis du script le nécessite (par exemple quand une séquence risque d'être complexe à mettre en scène).
Vous dites dans les remerciements : « Un immense merci à Roger d'avoir accepté de se lancer tête baissée dans cette aventure. » Vous parlez ensuite de Ryun Reuchamps, de chez Dargaud. Est-ce cette dernière qui vous a mis en contact avec Roger Ibáñez Ugena ?
Je connaissais déjà Roger depuis une dizaine d'années, et nous avions très envie de travailler ensemble, mais notre éditrice a vraiment facilité nos échanges, un peu parce qu'elle parle espagnol, mais surtout parce qu'elle est une très bonne éditrice – et aussi qu'elle connaît très bien Roger. Sans elle, le projet n'aurait probablement pas pu aboutir.
Dans les remerciements, Roger Ibáñez Ugena dit : « Merci à Fabien, grâce à qui j'ai retrouvé l'enthousiasme. » En lisant cette phrase, on a l'impression que Le Dieu-fauve a été salvateur pour Roger Ibáñez Ugena, qui utilise le mot « enthousiasme », qui signifie littéralement « état d'exaltation de l'esprit, d'ébranlement profond de la sensibilité de celui qui se trouve possédé par la Divinité dont il reçoit l'inspiration. » Quand on crée des personnages forts, comme ici dans ce livre, pensez-vous que les personnages peuvent insuffler leur propre sensibilité aux auteurs ?
Haha, je ne sais pas si mon travail a pu susciter une « inspiration divine » à Roger, mais il est possible que nous ayons bénéficié de l'aide de je ne sais quelles divinités chtoniennes, et que nos personnages aient effectivement fini par « prendre vie » et par s'animer de leur propre chef, comme le décrivent certains écrivains à propos de leur processus créatif… Ce qui est certain, c'est que je ne m'attendais clairement pas à ce que le récit nous porte vers cet épilogue, et que je suis le premier surpris par la manière dont le récit s'est écrit en quelque sorte « malgré moi », y compris dans sa tonalité la plus tragique. Mais ça me va très bien comme ça, et cette fin est une des plus touchantes qu'il m'ait été donné d'écrire.
Combien de temps vous a demandé l'écriture du scénario et combien de temps a demandé l'album au total ?
Roger a mis quatre ans à le dessiner, mais il m'est plus difficile de quantifier le temps passé à l'écriture, car celle-ci s'est dispatchée de chapitre en chapitre quand je pouvais me remettre au projet, tout en bossant sur mes autres livres. Mais si je fais abstraction du temps de documentation préalable (sur les civilisations de l'âge de pierre ou sur les singes), j'imagine que j'ai dû mettre cinq ou six mois à écrire ces 110 pages.
Avez-vous une anecdote relative à cet album ?
Au début, Roger était pétrifié à l'idée de dessiner des singes. Il pensait qu'il en serait incapable ou que ses singes seraient ridicules ! Heureusement, tout le monde autour de lui (amis, auteurs, éditeurs) avait plus confiance en Roger que lui-même.
Sur quoi travaillez-vous actuellement et quels sont vos projets ?
J'avance sur un deuxième album se déroulant dans l'univers de La Cuisine des Ogres (une nouvelle histoire auto-conclusive, mettant en scène un autre personnage), sur un autre projet de one-shot avec Roger (cette fois basé dans un futur proche), sur un projet d'animation autour de la légende d'Ys, et enfin sur la série Seuls (à la fois sous sa forme BD, qui continue chez Rue de Sèvres, mais aussi sur une possible adaptation audiovisuelle commandée par France Télévision). Après, j'ai encore plein d'autres envies, mais on verra si j'en ai le temps…
Le 21 avril 2024