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Interview de Fanny Vella, à propos de Coquelicot

Couverture de la BD Coquelicot

Découvrez les coulisses de la bande dessinée Coquelicot, parue aux éditions Leduc Graphic, en lisant l'interview de son autrice, Fanny Vella.

Dans les remerciements qui suivent votre postface, vous écrivez : « Ma pauvre Émilie, je t'ai fait enfiler le sac à dos bien lourd de mon passé… » Peut-on dire que Coquelicot est un récit autobiographique, ou est-ce une fiction prenant appui sur des situations ou problématiques personnelles ?

Oh oui, on peut totalement considérer ce récit comme autobiographique. J'ai fait le choix de prendre de la distance avec l'héroïne et mon histoire personnelle en créant un personnage de toute pièce qui ne me ressemble pas physiquement. J'ai pu développer plus d'empathie pour elle, j'avais envie de prendre soin d'elle et c'était beaucoup plus simple d'écrire et de dessiner l'histoire d'une fille que j'aimais. Quand on lit Coquelicot, on comprend que ce self-love n'est pas vraiment quelque chose qui m'anime facilement, mais j'y travaille, ha ! ha ! Du coup, tout est vrai, même si j'ai romancé des passages pour aller plus rapidement à l'essentiel. Et aussi, je n'ai pas raconté la vraie histoire de ma rencontre avec le papa de mes enfants. Je réserve cette incroyable anecdote pour un futur projet. Sûrement, ça méritait plus que deux pages dans une BD.

Vous décrivez également le lien que vous avez avec Marie, votre éditrice aux éditions Leduc Graphic. Quand vous lui envoyez spontanément un texte écrit sous le coup de l'émotion. Comment Marie s'y est-elle prise pour vous persuader de continuer ce premier jet que vous jugez sévèrement ?

J'ai une affection toute particulière pour Marie, j'ai la chance incroyable d'avoir pu la suivre dans sa nouvelle aventure éditoriale puisque c'est l'éditrice qui m'a suivie sur ma BD Le seuil, dont l'interview est parue le mois dernier par ici. C'est une éditrice/­grande sœur, elle accompagne autant éditorialement qu'émotionnellement. Elle a la délicatesse pour suivre ce type de projet, des histoires dans lesquelles on met beaucoup de soi. Marie s'applique à ce qu'on n'y laisse pas trop de plumes. Je pense me souvenir qu'il lui a fallu presque un an pour me convaincre de me lancer. À coup d'un mail par semaine pour tâter le terrain et me rassurer quant au fait que j'étais capable de porter cette histoire en gardant une pudeur qui me tenait à cœur (pas évident vu la thématique).

Comment vous est venue l'idée de surnommer Émilie « Coquelicot » ? Est-ce la symbolique que vous dévoilez à la fin qui est la cause première, ou est-ce une autre raison ?

Coquelicot, c'était un peu le petit nom qu'on me donnait parfois quand je rougissais facilement. Je le trouvais humiliant et ça me faisait rougir d'autant plus de colère du coup. Pourtant, avec le recul, je trouve que c'est un parfait surnom, c'est une fleur vulnérable en apparence qui recèle en fait un super pouvoir de résilience avec sa capacité à se ressemer au gré des coups de vent. J'adore les métaphores et celle-ci était toute trouvée pour le récit d'Émilie. 

Combien de temps vous a demandé la réalisation de Coquelicot entre ce fameux premier jet et l'envoi de la dernière planche à l'éditeur ?

La trame jeté dans un mail mal rédigé en plein milieu de la nuit datait de l'été 2021, mais j'ai commencé à réellement travailler dessus l'été d'après, j'ai ensuite mis un an environ, mais c'est toujours compliqué d'expliquer les choses ainsi, puisque je ne travaillais pas jour et nuit dessus, j'ai toujours plein d'autres contrats en parallèle.

L'ouvrage a bénéficié d'une bourse d'écriture de la région Auvergne-Rhône-Alpes et de la DRAC Auvergne-Rhône-Alpes. Ces bourses viennent-elles en plus des droits d'auteur ? Comment un auteur fait-il pour se voir allouer une bourse, faut-il monter un dossier, ou est-ce la région et la DRAC qui choisissent en fonction de certains critères ?

Oui, absolument, ces bourses viennent en plus des droits d'auteur, étaler cette somme sur les derniers mois de création de la BD m'a permis de me focaliser sur celle-ci en prenant moins de contrats annexes. Il faut monter un gros dossier qu'on présente à la DRAC, celle-ci choisit deux ou trois bénéficiaires, il me semble, je ne suis plus certaine.

Dupuis a sorti le 8 mars 2024 Les Yeux fermés d'Héloïse Martin, Baptiste Magontier et Valentine de Lussy, un récit sur la reconstruction familiale après l'inceste. De plus en plus de récits sur les violences sexuelles familiales voient le jour. Peut-on dire que c'est une mode ou une prise de conscience tardive de la part des éditeurs. Car ce genre de récit est écrit depuis longtemps, mais n'était pas publié avant, ou rarement. Est-ce parce que le lectorat de la BD se féminise ?

Je pense effectivement qu'un nouveau lectorat est arrivé ces dernières années dans le monde de la bande dessinée. L'ouverture à des récits plus introspectifs qui correspondent à un autre type de lecteurs ou de lectrices que les amateurs de BD franco-belges plus « classiques » a permis aussi un essor de nouveaux auteurs et autrices prêts à investir les cases d'histoires peut-être moins répandues. Avec la lumière faite sur les victimes d'agression sexuelle, c'est super de voir le public s'intéresser davantage aux contextes qui entourent ces témoignages et rien de mieux pour cela que de lire des autrices concernées.

Un sujet tabou dans le monde de l'édition est celui des revenus d'un auteur ou d'une autrice. Aujourd'hui, plus que jamais, la BD est devenue hors de prix, avec des albums fréquemment autour des 20 €, voire dépassant les 30 €. Il est invoqué une hausse du prix du papier et des énergies pour justifier cette hausse du prix de vente. Mais qu'en est-il de la réalité pour un auteur ? Un dessinateur par exemple gagne-t-il pareil qu'un scénariste, un auteur solo gagne-t-il autant qu'un dessinateur et un scénariste ? Les gens s'imaginent qu'être auteur, c'est être riche, mais fréquemment, on entend en off une version contraire. Toutes les maisons d'édition ont-elles le même comportement vis-à-vis des auteurs ? Accepteriez-vous de parler aux lecteurs de la réalité du métier d'autrice ?

Haaa, gros sujet, haha ! J'entends la difficulté que ça doit être pour les maisons d'édition, et je ne doute pas des bonnes intentions de certaines, mais je crois que notre métier est entouré d'une croyance trop ancrée selon laquelle c'est un métier passion. On peut être passionné, mais en quoi cela justifie de tolérer la précarité dans laquelle les contrats essayent de nous enfermer ? On est tenu de travailler deux fois plus vite sur un projet pour tenter de le rentabiliser ou, comme c'est mon cas, de multiplier les contrats pour recueillir un revenu décent. Pleins d'auteurs et d'autrices doivent prendre un travail à côté de la création de leurs livres et cumulent les heures de travail d'un métier qui n'offre aucune sécurité de l'emploi. On doit aussi jouer sur beaucoup de tableaux, vu que depuis l'essor des réseaux sociaux, on attend de nous qu'on joue aux commerciaux en développant l'attrait d'une communauté pour nos livres. Quand on sait qu'on touche en moyenne 8 % du prix d'un livre et que nos déplacements de promo ne sont pas rémunérés (ou très rarement). J'avoue que je trouvais ça très ironique que sur des journées de festival, je me retrouve aux côtés de personnes de ma maison d'édition qui étaient payées en heures supplémentaires pour être sur le stand, pendant que je dédicacais 7 h par jour gracieusement. Depuis peu, la SOFIA 1 offre un forfait rémunérateur aux autrices et aux auteurs sur les gros festivals (à condition que les maisons d'édition les déclarent). C'est un petit pas très apprécié dans le milieu. De mon côté, je me rémunère beaucoup mieux avec les contrats annexes, mais j'aime tellement écrire que je trouve des solutions pour glisser un projet d'édition au milieu du reste, mais je préfèrerai toujours repousser ou annuler un de mes projets BD, que de signer un contrat qui me semble absolument injuste. Je me suis un peu étendue, mais pour finir de répondre à la question, il n'y a aucune généralité et d'ailleurs au sein d'une même maison d'édition, les contrats peuvent varier drastiquement d'un artiste à un autre, justifié par l'estimation des ventes que son futur album pourrait faire. Mais on peut estimer que souvent une somme forfaitaire est proposées et qu'elle est divisées entre toutes les parties, l'illustrateur touche souvent la plus grosse part de l'avance (l'avance sur droits est une somme qui doit être « remboursée » avec les futures ventes de l'album, avant de permettre à l'artiste de toucher de nouveaux droits sur ses ventes, parfois l'avance n'est jamais amortie, on encourage les auteurs et autrices à bien négocier cette avance qui dans la majorité des cas constitue leur seuls revenus sur leur création). Le scénariste choisit parfois de laisser l'intégralité de sa part d'avance et prend un pourcentage un peu plus gros. Le ou la coloriste est souvent lésé dans l'histoire. Il faut se battre pour qu'ils puissent bénéficier d'une part du pourcentage et souvent, il est rémunéré directement depuis la poche de l'illustrateur. Bref, tout ce laïus pour dire qu'il ne faut pas s'étonner que de plus en plus d'autrice et d'auteur se tournent vers l'autoédition. De mon côté, je tiens trop à l'accompagnement d'un éditeur ou d'une éditrice et à leur capacité de nous installer en librairie partout pour renoncer à ça, mais je fais aussi partie des privilégiés et j'ai de très bons rapports avec mes maisons d'éditions, je ne leur tiens pas rigueur d'une réalité économique qui me dépasse.

Malgré ces difficultés, qu'est-ce qui vous donne envie de continuer à être autrice ?

Le nombre d'histoires que j'ai envie de raconter et d'illustrer et le bonheur de pouvoir être lues dans un maximum d'endroits par un panel de gens que je n'aurai jamais pu toucher seule depuis chez moi.

Dans Le Grand Roman de l'écriture, Pierre Ménard écrit en dédicace : « Pour Jean, mon filleul, en lui conseillant de se tenir sagement à l'écart de la littérature. » Plus tard, conseillerez-vous à vos enfants de devenir auteur ou tenterez-vous de les dissuader ?

J'espère que la réalité précaire de notre métier aura bien évolué d'ici là. Après, je leur souhaite l'envie et le bonheur de créer, mais sans la nécessité de devoir le faire pour toucher des revenus. S'ils peuvent faire les deux sans se tuer à la tâche, c'est merveilleux. On fera tout pour que les futurs artistes puissent faire ce choix sans que ce soit un sacrifice.

1 Société Française des Intérêts des Auteurs de l'écrit

Le 16 mars 2024