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Interview de Fanny Vella, à propos du Seuil

Couverture de la BD Le Seuil

Découvrez les coulisses de la bande dessinée Le Seuil, parue aux éditions Le courrier du livre graphic, en lisant l'interview de son autrice, Fanny Vella.

Comment vous est venue l'idée d'écrire Le Seuil ? Quel a été le point de départ ?

C'était un défi personnel, je voulais m'essayer à la scénarisation et à la réalisation d'une BD. Le projet a cinq ans, presque jour pour jour. Initialement pas du tout voué à finir édité, j'avais créé une page Instagram sur laquelle je postais une planche par semaine, en laissant l'histoire se dessiner page après page, au gré des commentaires et de mes inspirations spontanées. Mais j'étais en plein travail sur moi-même à cette époque là, et j'épluchais une ancienne relation amoureuse pour me permettre de mieux comprendre ce que je traversais. Je baignais donc dans la thématique des sensibilisations aux violences conjugales et le thème s'est peu à peu imposé. 

Vous avez tout d'abord publié cet album sur Instagram, sur un compte dédié. Pourquoi n'avez-vous pas utilisé le votre, qui a pourtant plus de 140 000 abonnés et donc plus de lecteurs potentiels ?

Je voulais que ce projet ne soit pas associé à ce que les personnes qui me suivaient auparavant connaissaient déjà de mon travail. Je voulais aller chercher un autre public, je voulais me tester en partant de zéro. Je me disais que le regard des lectrices et des lecteurs serait plus objectif si le compte était anonyme. C'était aussi génial de voir le lectorat de ce compte (dédié uniquement à ce projet) grandir. Je me disais que ces abonnés-ci n'étaient là QUE pour suivre les aventures de mes protagonistes et ça donnait envie de mettre d'autant plus de cœur à l'ouvrage. Très vite, ma cadence de post s'est accélérée et puis l'idée d'en faire une BD papier m'a été soufflée et le fait d'avoir déjà toutes ces personnes attentives à ce projet, ça m'a donné des ailes pour me lancer. 

Après sa parution sur Instagram, vous avez publié Le Seuil en auto-édition, dixit le communiqué de presse. Comment s'est déroulée cette aventure, car l'auto-édition, en BD, reste très minoritaire, notamment du fait du cout de production, même si, dans votre cas, l'album est en noir et blanc.

Ça n'était pas vraiment de l'auto-édition, je suis passée par une petite maison d'édition indépendante qui s'appelle BigPepper et avec qui j'avais déjà travaillé. Pour le coup, j'ai réalisé le projet sans suivi éditorial à l'époque de la première version, mais je n'ai absolument rien géré sur l'impression, la production, les envois, etc.

Comment êtes-vous passée de la version BigPepper à celle publiée par Le Courrier du livre graphic ? Y a t-il des différences significatives entre les deux versions ?

La première version est sortie tout début 2020. Elle s'est très bien vendue (environ 7000 exemplaires sans compter les versions Ebook), mais dans une structure aussi petite et sans diffusion, je savais que ce serait difficile d'espérer faire vivre cette histoire encore longtemps. J'ai demandé à Alexandre Gros, le responsable de BigPepper, si à l'écoulement des stocks, je pouvais récupérer mes droits. Une éditrice avec qui j'avais déjà travaillé souhaitait les récupérer. Elle changeait de maison d'édition à ce moment-là et m'a demandé si elle pouvait emmener le projet avec elle chez le Courrier du livre. Je suis très très heureuse de la double vie que cette BD s'offre. Je suis pleine de reconnaissance de cette première partie en édition indépendante à moindre échelle, et maintenant de la chance de voir cette BD exister en librairie et en grande distribution. Il y a effectivement des différences entre les deux versions. Je l'ai entièrement redessinée et également enrichie d'une centaine de cases supplémentaires pour étayer les personnages secondaires et rajouter de la sororité et des expériences de femmes de tous âges autour de ces violences systémiques qui touchent beaucoup plus de personnes qu'on ose l'imaginer. C'est partout autour de nous et je voulais signifier cela à travers différents personnages de mon histoire. 

Comment avez-vous écrit le scénario du Seuil et sur quelles bases vous êtes vous appuyé ? Capucine Coudrier, dans sa postface, explique que vous posez les mots exacts, ce qui démontre que vous avez recueilli des témoignages et que vous êtes beaucoup documenté sur le sujet.

L'histoire est une fiction, mais les réactions, gestes, mots et émotions de mon héroïne et de son conjoint sont principalement basées sur des choses que j'ai pu expérimenter dans ma vie personnelle. J'ai laissé mes personnages me guider dans l'histoire et quand il fallait leur créer des réactions, c'était plus facile de se reposer sur le réalisme de ce que j'avais pu vivre moi-même. Je voulais que l'histoire soit assez "banale” pour qu'on puisse facilement s'y projeter ou s'y identifier. Tout en pointant du doigt que justement, il ne fallait plus banaliser cette violence, même quand elle peut être suffisamment subtile pour ne pas être facilement identifiable.

Vous faites le choix d'éviter toutes scènes heurtantes. Le viol est suggéré, et le livre ne montre pas beaucoup de violence, ce qui fait que l'on tend à oublier celle-ci dans le rapport entre Camille et Jonathan. Est-ce une volonté pour rendre l'ouvrage plus léger et optimiste ?

Pour le coup, je trouve la violence suggérée beaucoup plus dure que quand elle est explicitement illustrée. L'imagination des lecteurs et des lectrices les pousse à imaginer d'une façon plus précise qu'on aurait pu le montrer en dessin, les violences éprouvées. Au final, il y a quand même plusieurs scènes de violences physiques. Même si Camille, mon héroïne, ne se fait pas à proprement parler tabassée, parfois la violence est cachée dans les mots, dans le chaud froid soufflé par Jonathan, son petit ami, par l'appréhension des réactions qu'il pourrait avoir. Et puis, c'est important de souligner qu'il s'agit de l'histoire d'une fin de relation. On suit le cheminement et la difficulté de Camille à s'extraire de l'emprise. On peut imaginer ce qui l'a conduite à dépasser son seuil de tolérance, mais je n'ai pas trouvé utile de l'expliciter. 

Les violences sexuelles conjugales restent un tabou sociétal, car quasiment toutes les plaintes aboutissent à un non-lieu après des années de combats où la femme violée doit revoir le violeur, notamment dans le cas de la garde partagée des enfants. Qu'est-ce qu'il faudrait faire, à votre avis, pour prévenir ce problème ?

Prendre le mal à la racine, c'est-à-dire que dès l'enfance, apprendre aux enfants à respecter leurs besoins, leurs limites et celles des autres. Menez une éducation respectueuse où aucun coup ni humiliation ne trouvent leur place, sinon on grandit en trouvant tout à fait banal qu'une personne qui nous aime puisse nous frapper, nous manquer de respect. Je n'ai pas de solution miracle, malheureusement, mais je pense que mettre de l'empathie dans nos relations avec les enfants dès leur naissance, c'est un super début.

En fin d'ouvrage, vous listez plusieurs numéros de téléphone et de plateformes, afin d'aider les victimes de violences conjugales. Une chose frappe, aucun numéro n'est disponible pour les hommes, alors qu'ils représentent 26 % des victimes de violences conjugales. N'avez-vous pas entendu parler d'une association ni de numéros pour les hommes ? 26 %, c'est une victime sur quatre, ce n'est pas rien.

Je comprends, c'est un sujet houleux, en l'occurrence, ma BD parle de violences sexuelles et sexistes envers les femmes et Nous toutes, l'organisation qui a œuvré à ces pages de ressources, également. Mais je suis totalement pour que des histoires sur les violences subies par les hommes arrivent aussi sur la scène médiatique et qu'elles offrent les ressources nécessaires à ces messieurs. 

Sur quelle tablette et quel logiciel avez-vous dessiné Le Seuil ?

Je travaille sur une tablette Huion, une très grande tablette impossible à transporter, mais je l'adore, et je suis sur le logiciel Photoshop dont j'utilise, je pense, à peine 1 % des fonctions, ha ! ha !

Cyrielle Pisapia a signé la couleur, d'après la note de rabat de Couverture de la BD l'édition. Pourtant, l'ouvrage est en noir et blanc. Pouvez-vous nous expliquer le rôle de Cyrielle Pisapia et comment vous avez travaillé avec elle ? Et pourquoi vous n'avez pas réalisé cette partie.

J'avais un délai extrêmement serré pour cette BD (mais c'est parce que j'ai voulu la reprendre à zéro ce qui n'était pas du tout une demande de mon éditrice ou de la maison d'édition) et pour assurer un rendu dans les temps j'ai demandé à mon amie et collègue Cyrielle de réaliser toutes les nuances de gris de la BD vraiment le avant / après passage de la "coloGrisation” comme elle l'appelle, est assez monumental, son travail est incroyable et je me sens extrêmement chanceuse qu'elle ai pu être disponible à ce moment là.

Combien de temps vous a demandé la réalisation de cet album ?

Dur à estimer, je l'ai écrite et réalisée en six mois environ en 2019 et je l'ai retravaillée, réécrite et redessinée en trois mois environ en 2023. Donc, je dirai environ neuf mois en tout, à quelques années d'écarts.

Avez-vous une anecdote relative au Seuil ?

Je m'arrachais les cheveux sur le titre il y a cinq ans, j'avais des pages entières de carnets avec des listes de titres et absolument rien ne me plaisait. Mon meilleur ami arrive un jour chez moi, je lui dis : « Je cherche un titre qui évoque la fin d'une relation, le début du reste de ta vie, une sorte de sas dans lequel tu restes bloquée un peu encore dans la relation, mais un peu déjà dans la suite. » Et il me dit : « Hum… pourquoi pas Le Seuil » ? » Et c'était ça ! Le titre parfait. 

Sur quoi travaillez-vous actuellement et quels sont vos projets ?

Je couvre la promo d'une BD sortie en septembre qui s'appelle Coquelicot 1, celle de deux livres jeunesse qui sortent ce début d'année ainsi que celle en prévision de la sortie de Le Seuil et j'ai trois idées de nouveaux livres (deux jeunesses et une BD), mais j'ai pas mal d'engagements sur des projets annexes, donc je vais prendre le temps avant de m'y pencher, mais ce qui est certain c'est que ce sera toujours sur des sujets engagés, je crois que je ne sais pas faire sans ma petite dose de militantisme il faut que je l'accepte, ha !ha !

1 Coquelicot, de Fanny Villa, aux éditions Leduc Graphic.

Le 19 février 2024