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Interview de Frantz Duchazeau, à propos des Derniers jours de Robert Johnson

Couverture de la BD Les Derniers jours de Robert Johnson

Découvrez les coulisses de la bande dessinée Les Derniers jours de Robert Johnson, parue aux éditions Sarbacane, en lisant l'interview de son auteur, Frantz Duchazeau.

Sur votre Instagram, on voit une guitare folk Gibson. Est-ce votre passion pour la musique du Delta qui a été le déclencheur de l'idée de l'album ?

Ce qui a été le déclencheur de l'album est une photo de Robert Johnson sortie en mai 2019, la troisième connue. Ça m'a fait un tel choc, comme la photo d'un ami retrouvée. Je l'ai reconnu immédiatement, il y a plusieurs photos fantaisistes où on croit identifier Robert Johnson, mais ce n'est pas lui et depuis, pour l'avoir dessiné sous toutes les coutures, je peux voir à quel point elles sont fantaisistes. La guitare que l'on voit sur mon Instagram est une guitare de 1933, pile au moment où Robert sévissait dans le Deepsouth.

Toujours sur Instagram, vous dites : « Je tiens à remercier ceux qui ont partagé mon désarroi, ceux qui m'ont aidé à récupérer les planches malencontreusement égarées. J'ai cru devenir fou pendant cette période, courte heureusement. » Pouvez-vous nous expliquer ce qui s'est passé.

Mes planches ont été volées le 13 juin 2023 alors qu'un coursier devait les apporter à la photogravure. Pendant la course, il s'est arrêté pour récupérer une autre enveloppe et a laissé le pli avec mes planches sur son scooter. Un type est passé et a volé mes planches. Ensuite, il s'est passé 5 jours d'angoisse à ne plus pouvoir manger ni parler. J'avais cette petite lumière lointaine qui me disait qu'on allait les retrouver. Ce fut très long d'angoisse et finalement assez court dans le temps pour les récupérer. Le samedi, un type a téléphoné chez Sarbacane pour dire qu'il avait les planches. Il a inventé une histoire fumeuse pour se disculper, mais comme il est très mauvais comédien, tout dans son attitude démontrait qu'il était lui-même le voleur.

Les Derniers jours de Robert Johnson est un roman graphique conséquent de plus de 230 planches, en noir et blanc. Comment avez-vous abordé son scénario, et ce que vous souhaitiez mettre dedans ?

J'ai abordé le scénario comme un road-trip avec un pote. J'avais envie de passer du temps avec ce personnage. Même si j'avais déjà fait Meteor Slim 1, je me suis autorisé à remettre le couvert. Pour écrire un scénario, je note environ 5 ou 6  mots qui définissent mon envie de faire un album. Ça pourrait être dans ce cas : road trip, Robert Johnson, blues, juke-joint 2, alcool, amitiés. Mais je pense que mon envie d'y retourner est plus liée à l'aspect visuel de cette époque qu'à la musique. Tout est très beau à cette période, le graphisme américain des années 20 et 30 me fascine, ça va de la beauté graphique d'une boîte de médicaments en passant par les voitures, les immeubles. Les publicités sur les murs avec leurs logos sont d'une beauté époustouflante, c'est le génie américain de cette époque, ils mettent de l'art dans tout, la moindre boîte de cordes de guitare est sublime. Je pense avoir fait cet album pas tant pour des envies musicales, mais plutôt pour retrouver ces ambiances qui collent à mon dessin. Et surtout, je ne voulais pas aborder l'histoire par le biais mythologique, maintes fois rebattu avec le diable, etc. Je voulais rester à hauteur d'homme.

Vous commencez l'album par « Je suis mort, ce n'est pas la première fois », puis un narrateur vient instaurer un dialogue : « Mon pauvre Bob, tu es mort depuis bien longtemps, souviens-toi de cette petite lumière, elle s'est éteinte trop vite. » Pourquoi avoir choisi ce début ?

J'ai choisi ce début d'histoire pour montrer, comme le dit le titre du livre “Les derniers jours”, qu'on arrive à la fin de l'histoire de quelqu'un. Généralement, lorsque les choses se terminent, on repense à son enfance, lorsque tout était encore possible. C'est la raison pour laquelle on passe à l'enfance de Robert Johnson dès le début du livre. L'enfance est le moment de l'insouciance et des possibles. L'histoire n'est pas encore écrite, il y a tout à faire, tout à vivre.

Sonny Boy Williamson II, célèbre harmoniciste ayant bien connu Robert Johnson, attribue sa mort à une bouteille de whisky empoisonnée à la strychnine offerte par le tenancier d'un bar jaloux de le voir tourner autour de sa femme. C'est cette version que vous avez retenue. Pourtant, elle est très controversée et finalement, personne ne sait vraiment de quoi Robert Johnson est mort. Pourquoi ce choix scénaristique ?

La mort de Robert Johnson est très bien décrite par Honey boy Edwards, et il n'y plus vraiment de mystère autour de ça. Honey boy est arrivé à l'arrière d'un camion avec une bande d'amis, Robert était dans un coin à l'extérieur du Juke joint de Three Forks avec sa gratte et déjà plié en deux, il a compris qu'il a été empoisonné, Robert pouvait parler encore à ce moment-là, moi, j'ai simplement brodé autour de ça. 

Avant l'épilogue, l'album se termine par le pacanier sous lequel Robert Johnson serait enterré. Pourtant il y a trois marqueurs officiels concernant les probables lieux de sépulture de Robert Johnson : le cimetière de l'église baptiste missionnaire du Mont Zion près de Morgan City, Mississippi, non loin de Greenwood, dans une tombe anonyme ; une petite stèle avec l'épitaphe « Resting in the Blues » est placée dans le cimetière de Payne Chapel et le pacanier dans le cimetière de la Little Zion Church dont vous parlez. John Hammond Jr dans le documentaire The Search for Robert Johnson (1991), suggère qu'en raison de sa pauvreté et du manque de moyens de transport, Johnson a probablement été enterré dans la tombe d'un pauvre près de l'endroit où il est décédé. Pourquoi avoir opté pour la version de Little Zion ?

Robert à été enterré à little Zion près d'un pacanier, puis déterré par des membres de sa famille afin de le mettre dans un cercueil type boîte en bois.

Comment avez-vous travaillé le graphisme et le dessin de l'album ?

Je dessine sur du papier photocopie et j'encre au pinceau traditionnel avec de l'encre Winsor and Newton. Tout est fait main, je n'utilise pas d'ordinateur, j'aime le côté artisanal de la bande dessinée, c'est ce qui m'a plu à quatorze ans lorsque j'ai rencontré pour la première fois un dessinateur de BD. Le voir dessiner sous mes yeux a été le plus grand choc de ma vie ! Ça m'a fait pétiller le squelette.

Combien de temps vous a demandé la réalisation de cet album, avec ses péripéties ?

J'ai passé deux ans et huit mois sur l'album, scénario et dessins compris. Cela m'a demandé du temps, car je voulais être à la hauteur de ce que j'avais imaginé. C'est-à-dire qu'au bout de huit mois de travail, j'ai quasiment tout refait, car ça ne correspondait pas à mon rêve, j'étais en dessous. Là maintenant, je peux dire que je suis à 80 pour cent de mon rêve, ce qui n'est déjà pas si mal. Et ça a été long, car je refais beaucoup de cases de planches, jusqu'à 3 ou 4 fois certaines cases. Si je ne suis pas satisfait, ça me met très mal, donc pour être satisfait, il faut travailler.

Avez-vous une anecdote relative à cet album ?

L'anecdote liée à l'album, je pense, est le fait que j'ai dû tout refaire au bout de huit mois de boulot. 

Sur quoi travaillez-vous actuellement et quels sont vos projets ?

Actuellement, j'avance sur un album qui brosse le portrait de Marcel Bascoulard, peintre dessinateur qui a passé sa vie à dessiner les rues de Bourges habillé en haillons, vivant dans une carcasse de camion dans un champ. Il avait la particularité de s'habiller en tenue féminine et de se prendre en photo vêtu de la sorte. C'est un clochard céleste, d'un grand raffinement intellectuel et d'une oralité soutenue. Il était certainement un artiste d'avant garde et conceptuel. Ses photos de lui-même habillé en tenues féminines se vendent désormais très cher dans les galeries new-yorkaises. Moi, je m'attache plus au personnage sauvage vivant loin de tout. Sa devise pouvait être : ne rien posséder, vivre loin des hommes, mourir dans l'indifférence de tous.

1 Le rêve de Meteor Slim (éditions Sarbacane, 2017) raconte l'histoire d'Edward Ray Cochran et de sa rencontre avec Robert Johnson, qui l’aidera à devenir “Meteor Slim”.
2 Le juke-joint, littéralement “boui-boui tapageur”, est un débit de boisson où la musique et la danse se cotoyaient. Le terme désigne aussi une forme particulière de blues très proche du boogie-woogie.

Le 01 février 2024