Interview de Frédéric Bihel, à propos de Les Crayons

Découvrez les coulisses de la bande dessinée Les Crayons, parue aux éditions Futuropolis, en lisant l'interview de son auteur, Frédéric Bihel.
Comment êtes-vous devenu auteur de bande dessinée ?
Je vous répondrai d'une façon assez peu originale : j'ai toujours dessiné. Je crois que mon rapport aux images et à ce qu'elles me racontent a dû être déterminant. J'ai beaucoup regardé les images (c'est un peu ce que je montre dans Les Crayons). Le texte a longtemps été secondaire pour moi. Je n'ai jamais été un boulimique de lecture, contrairement à ce que pensent beaucoup de mes proches. Les livres m'intéressent en eux-mêmes, en tant qu'objets, que possibilité d'histoires et même d'enseignements. Pour cinq livres achetés, j'en lis un et les autres plus tard ou jamais. C'est donc la rencontre de deux amis, vers la vingtaine, qui m'a conduit à la bande dessinée. Ils étaient plus âgés (et déterminés) que moi et m'ont embarqué dans un projet d'album de 45 pages qui a fini par être édité en 1991, La Quête de la fille aux cheveux d'or (Lombard).
Quand est née cette envie de mettre sur le papier cette histoire ?
J'en avais envie depuis longtemps, peut-être dès la fin des années 90. C'est arrivé à la naissance de ma première fille. J'ai commencé à réaliser que je n'avais aucun souvenir, aucune mémoire de ma sœur morte en 1971 à l'âge de quatre ans. J'avais des souvenirs de cette époque, mais aucun d'elle. Elle avait été effacée du tableau, gommée. J'étais dans une période de remise en question professionnelle, j'avais envie d'écrire des scénarios. Je commençais à m'ennuyer en dessinant ces histoires de vieux Égyptiens dans la série Les Héritiers du soleil (Glénat). J'ai donc ouvert un carnet et commencé à dessiner et écrire une histoire abracadabrante, car le conte me semblait être la bonne approche pour évoquer cette enfant morte… Et puis j'ai abandonné. C'est bien plus tard, en parlant de mon enfance à ma compagne, en répondant à ses questions, en m'interrogeant à nouveau sur cette époque, que c'est revenu. C'est elle qui m'a conseillé d'écrire dessus. D'écrire pour fixer au moins ce dont je me souvenais. Elle m'a offert l'idée d'imaginer une histoire qui serait la mienne et qui serait aussi inventée. La porte d'entrée a été le grenier. Cette période où, vers l'âge de dix ans, j'ai fait l'école buissonnière et me suis réfugié au grenier. Je vois maintenant qu'il est parfait que ce lieu figure sur la couverture du livre, car c'est là que tout a commencé. C'est là que mon mal-être a pris une forme concrète. J'ai donc écrit un premier texte d'une dizaine de pages au printemps 2020.
Votre manière de présenter le récit donne l'impression que vous avez eu un « trou noir » sur ce qui s'est passé avant Château-Chervix, et que Les Crayons nous raconte une histoire, la votre, que votre mère a rectifiée lors de votre voyage sur les lieux de votre enfance. Est-ce un procédé scénaristique ou est-ce réellement ce qui vous est arrivé ?
Un peu les deux. Je suis retourné à Château-Chervix, le texte que j'avais écrit en main. Ce texte racontait tout ce qui concernait mon enfance, l'école, le grenier et l'événement qui a conduit mes parents à déménager dans le Limousin (la mort de ma sœur). Je voulais insister sur la profusion de souvenirs que j'avais de notre arrivée à la campagne alors que ma sœur était effacée de ma mémoire. Le voyage avec ma mère a eu lieu fin 2022, alors que je savais que j'allais faire ce livre avec Futuropolis. Et c'est au retour, en relisant mes notes, qu'il m'a paru intéressant d'en faire un récit-cadre qui face dialoguer les époques. L'histoire a en effet pris sa forme définitive pendant ce voyage, même si je ne le savais pas encore. C'est là que ma mère m'a parlé de la boîte de couleurs oubliée dans le grenier, ainsi que de nombreux autres détails. J'ai bien sûr toujours su que j'avais eu une sœur. Il y avait des photos, des anecdotes évoquées par mes parents, mais j'étais comme extérieur à elles. Elles ne m'appartenaient pas. C'était comme des histoires qui seraient arrivées à d'autres que moi. Ce n'était pas mon histoire. Maintenant que je l'ai racontée, c'est mon histoire.
Que représente le bateau jaune qui est l'élément le plus visible de la couverture ? Une allusion au chapitre « La Plage » et à un bonheur révolu et enfoui ?
Ce petit bateau est arrivé tout seul. En dessinant le grenier dans la BD, j'ai fini par faire, dans un coin, pour meubler, ce tas de vieux jouets de plage, un parasol fermé… Et un bateau en plastique. Il a fini par prendre de l'importance, à chaque fois que je dessinais à nouveau le grenier. J'ai fini par imaginer que ces objets appartenaient peut-être à ma mère, qu'elle les avait gardés et entreposés là, et oubliés. Le petit garçon était assis dans la poussière, tout seul, oublié aussi (du moins l'aurait-il souhaité), tout près du bonheur perdu. Mais il ne le savait pas.
Comment travaillez-vous le scénario ? Avez-vous respecté les étapes traditionnelles de la réalisation d'une BD, à savoir synopsis, scénario, storyboard, crayonné, encrage, ou avez-vous shunté certaines étapes ?
Il y a eu donc ce texte de dix pages. Je ne savais pas si j'en ferais une BD ou autre chose. Quand j'ai finalement commencé le travail sur la BD, j'ai écrit un traitement plus détaillé (synopsis) de 24 pages que j'ai peu ou prou suivi ensuite. J'ai ajouté ensuite quelques éléments de mon voyage de 2022. Ce synopsis, je l'ai imprimé, découpé et collé dans un cahier dans lequel j'ai dessiné le storyboard. Au cours de ces étapes, des dialogues, des textes ont été supprimés, ajoutés au gré des relectures. Ma compagne est ma première lectrice et son rôle a été déterminant.
Faire une bande dessinée s'intitulant Les Crayons vous obligeait à la réaliser avec des crayons. Mais furent-ils vos seuls outils ? Comment avez-vous procédé pour le dessin et la colorisation de cet album ?
Le dessin a été réalisé au crayon de bois (2B) et au porte-mine avec quelques ajouts de lavis. La couleur a été faite sur iPad avec le logiciel Procreate. Mais le titre Les Crayons est arrivé très tard au cours de la réalisation du livre, c'est d'ailleurs une idée de ma compagne.
Combien de temps vous a demandé, au total, l'album ?
Au total, difficile à dire : disons une année.
Avez-vous une anecdote non présente dans le récit, relative à cet album ?
Oui, une chose que ma mère m'a dite au cours de notre voyage en 2022. Dans les derniers jours de la vie de ma sœur, mes parents m'ont envoyé chez des amis à eux dans la Manche. C'étaient nos anciens voisins et je les connaissais bien. Mon père m'y a conduit en voiture. Le jour de son retour, ma mère lui a dit qu'il fallait aller dire au revoir à sa fille, que ce serait bientôt fini. Elle est morte le soir-même. Quand je suis rentré chez moi quelques jours plus tard, toutes ses affaires, tous ses jouets, avaient été donnés au service pédiatrique de l'hôpital. Je ne suis pas allé non plus à son enterrement. Pour moi, ce qu'a pu ressentir à ce moment-là le petit garçon de six ans que j'étais reste toujours un mystère.
Sur quoi travaillez-vous actuellement et quels sont vos projets ?
Deux projets personnels que je suis en train d'écrire et l'adaptation du livre Néandertal nu de Ludovic Slimak.
Le 14 mai 2024