Interview de Frédéric Brrémaud, à propos de Kernok le pirate

Découvrez les coulisses de la bande dessinée Kernok le pirate, parue aux éditions Glénat, en lisant l'interview de son scénariste, Frédéric Brrémaud.
Comment êtes-vous devenu scénariste ?
C'est un long parcours, mais assez direct en fait. À l'exception d'archéologue spécialisé dans la préhistoire, d'astronaute et d'agriculteur, j'ai toujours voulu écrire des histoires. Et comme j'ai toujours été passionné par la bande dessinée, scénariste BD me convenait très bien. Plus précisément, lors de mes études, j'ai fait en sorte de suivre des stages dans le monde de l'édition : Soleil à Toulon, puis le centre national de la bande dessinée et de l'image (CNBDI) à Angoulême. C'est là que j'ai pu montrer mes histoires. Alain Riondet (un scénariste qui m'a beaucoup inspiré avec Mérite maritime et Simon du fleuve) a lu le scénario et m'a encouragé. Ensuite, ça s'est fait tout seul, sans pression. Chez Soleil d'abord, puis Paquet, pour ensuite signer chez Bamboo et au Lombard.
Quand avez-vous lu Kernok le pirate d'Eugène Sue et pourquoi avoir eu envie de l'adapter en bande dessinée ?
Je l'ai lu tout petit. Et, un peu comme pour Astérix en Hispanie qu'on m'avait offert avant que je ne sache lire, j'en ai retenu les scènes de bataille, le cynisme et la folie du personnage. Ce que j'aime dans ce livre, c'est avant tout qu'il est inconnu. Eugène Sue était pourtant l'auteur le plus lu au ⅩⅨe siècle, mais plus du tout aujourd'hui. Mais surtout, Kernok le pirate est paru en 1830… Il a quasiment deux siècles, et pourtant est toujours très actuel quand on pense aux pirates. En fait, c'est le roman qui a servi de base à toute une littérature maritime. La bible du pirate, c'est Kernok. On y retrouve l'aventure, la cruauté, la magie, le cynisme et donc l'humour, et un certain romantisme. Avant d'être une histoire passionnante, c'est un socle de la culture littéraire mondiale. Rien que ça !
Comment avez-vous travaillé ce scénario ? Avez-vous reproduit le plan du roman, ou l'avez-vous librement adapté pour le format BD ? Avez-vous ajouté certaines choses ?
Dans le luxe, littéralement. D'une part parce que le roman est très court. Il ne fait guère plus d'une centaine de pages. Mais aussi parce que l'éditeur nous a laissés totalement libres. En gros, notre adaptation fait autant de pages, ça simplifie les choses. J'ai donc en effet respecté l'orchestration des chapitres et tenu à conserver le vocabulaire souvent très technique. Ajouté des choses, oui et non. De l'humour çà et là. J'ai aussi développé quelques scènes qui n'étaient qu'esquissées dans le roman et rendu le récit un peu moins linéaire. Ça n'a pas été compliqué, à vrai dire, Kernok étant parfaitement en ligne avec un ton que j'aime apporter aux albums que je scénarise.
Kernok le pirate est un roman à l'humour noir. Est-ce un style d'humour facile à adapter en bande dessinée, au sein d'une histoire ?
Ça dépend pour qui, j'imagine. Pour moi, ça l'est, je crois, comme je l'ai expliqué plus haut.
Il y a, de manière régulière, de nouvelles bandes dessinées de Western et sur la piraterie. Deux styles qui étaient passés de mode et qui reviennent en force. Comment peut-on expliquer ce retour en arrière de la part des scénaristes ? L'appel de la liberté ?
Franchement, je ne parlerais pas de mode. Disons que les Westerns et les aventures de pirates ont toujours été présents. Lucky Luke, Blueberry, Barbe Rouge, etc. Mais c'est vrai qu'avec Pirates des Caraïbes, le genre a été porté au devant de la scène. L'appel de la liberté, sans doute, mais il suffit parfois qu'un album marche pour que tous les éditeurs qui jusque-là étaient réticents vous incitent à aborder le thème. Le Western et les aventures de pirates se déroulent dans des zones de non-droit. Ça simplifie les relations, et tout ce qui est impossible dans un monde ultra calibré devient possible. Pour le reste, je ne sais pas.
Comment avez-vous rencontré Alessandro Corbettini, le dessinateur ?
Il m'arrive, pas souvent, mais régulièrement, de passer dans les écoles de bande dessinée en Italie. J'y parle de la BD franco-belge, voire européenne, de son marché, de ses différences avec le marché italien ou américain. C'est donc à Reggio Emilia, à la Scuola Internazionale di Comics. C'est là que j'ai rencontré Alessandro. Il était le seul à s'intéresser aux auteurs argentins, à Pratt aussi, et copiait en cours des masques de Picasso. À de rares exceptions, ce genre d'auteurs est condamné s'il signe en Italie. Condamné à ne pas en vivre, j'entends. J'ai donc présenté son travail à Frédéric Mangé qui dirige Treize Étrange. Plus que moi encore, il a adoré le dessin d'Alessandro et m'a demandé si j'avais une histoire à lui proposer. J'ai d'abord refusé, préférant que les étudiants présentent leur projet. L'idée de faire son marché dans les écoles, c'est souvent un peu moche. Mais bon, il y avait dans l'air cette idée d'adaptation. Et comme Alessandro n'avait rien en vue, ça tombait bien.
Comment avez-vous travaillé avec Alessandro Corbettini ? Lui avez-vous fourni un scénario à la page ou à la case ? Qui a décidé du choix de la bichromie ?
En premier lieu, je présente un résumé des scènes de l'album au dessinateur et à l'éditeur. Pour le scénario proprement dit, je fournis une description de chaque planche, de chaque case, avec une grille et très souvent un storyboard. C'était le premier travail d'Alessandro en France, c'était donc important que la narration soit bien calée. En Italie, les codes des fumetti Bonelli n'ont pas grand-chose à voir. L'action est plus centrale dans la case. On est plus proche, en plus, d'un format d'écran télé, contrairement à la BD franco-belge, plus proche de l'écran de cinéma. Les codes ne sont pas les mêmes. C'est aussi une bande dessinée maritime, où la mer et les bateaux sont en haut de l'affiche. Là aussi, il fallait s'arranger pour que les cadrages participent à l'impact. Quant à la bichromie, ça s'est fait naturellement. Les lavis d'Alessandro sont tellement lumineux. À un certain moment, on a pensé mettre quelques touches de couleurs, mais pour quoi faire ? Ça rendait tellement bien. D'ailleurs, l'impression de l'album est en quadrichromie, et non en noir et blanc, pour respecter les lavis et apprécier les nuances.
Combien de temps vous a demandé l'écriture du scénario et combien de temps a demandé l'album au total ?
Franchement, j'en sais absolument rien. Pas tellement, en fait, parce que je connaissais très bien le roman et parce que le ton d'Eugène Sue me correspondait parfaitement. Pour l'album complet, il a fallu deux ans à peine, je crois. En fait, le plus long n'a pas été sa réalisation, mais les tests au départ, mes recherches. Allez, un an et demi max.
Avez-vous une anecdote relative à cet album ?
Franchement, des tonnes. Disons qu'il y a de cela une bonne quinzaine d'années, voire plus, j'ai proposé à Jean-David Morvan d'adapter Kernokavec Lematou (Artoupan) pour la collection Ex-Libris chez Delcourt. L'idée plaisait bien, mais JD ou Guy Delcourt, je ne sais plus, ont jugé que le titre n'était pas assez connu. On s'est alors rabattu sur l'histoire générale des plus fameux pirates avec Capitaine Kidd et Barbe Noire. Et c'est très bien comme ça.
Sur quoi travaillez-vous actuellement et quels sont vos projets ?
Avec Alessandro, on commence un autre album, toujours un one-shot, mais en couleur. Avec un peu plus de pages et toujours chez le même éditeur. L'histoire se déroule au ⅩⅨe siècle en Asie, et la mer y sera très présente aussi. J'ignore la date de sortie, mais c'est lancé. Et pas mal d'autres projets sur le feu, en cours ou à paraître, toujours chez Glénat ou ailleurs.
Le 8 juin 2024