Interview de Frédéric Peynet, à propos de Sisyphe : Le Châtiment des dieux

Découvrez les coulisses de la bande dessinée Sisyphe : Le Châtiment des dieux, parue aux éditions Dargaud, en lisant l'interview de son auteur, Frédéric Peynet.
Comment êtes-vous devenu dessinateur ?
J’ai toujours été attiré par le dessin, et en particulier par le dessin de bande dessinée. C’était une évidence pour moi, dès l’âge de 7-8 ans, de devenir dessinateur de BD. J’ai donc beaucoup travaillé mon dessin pendant toute mon enfance et mon adolescence, ce qui m’a permis d’intégrer une école d’arts appliqués et d’y apprendre plus en détail la perspective, l’anatomie humaine, et surtout de dessiner le plus possible pendant trois ans. Mes études terminées, j’ai rencontré une jeune scénariste, Isabelle Plongeon, qui m’a proposé d’illustrer son premier scénario, Les Apatrides, que nous avons pu éditer chez Pointe Noire au début du siècle. C’était le tout début.
Sisyphe : Le Châtiment des dieux est le cinquième album scénarisé par Serge Le Tendre dans cette collection dédiée à la mythologie grecque. Les deux premiers ont été dessinés par Christian Rossi et vous avez ensuite pris le relais à partir de Pygmalion et la Vierge d'ivoire. Pourquoi y a-t-il eu un changement de dessinateur au cours de cette « série » et comment avez-vous rencontré Serge Le Tendre ?
Ce n’était pas considéré comme une série, ça ne l’est toujours pas, à vrai dire. À la toute fin des années 90, Serge et Christian avaient effectivement réalisé deux albums dédiés à la mythologie grecque : La Gloire d’Héra et Tirésias. C’étaient deux albums très réussis qui avaient beaucoup marqué le jeune lecteur que j’étais alors, à l’époque de leur sortie respective. La force du dessin de Christian, les scénarios dramatiques teintés de la pointe d’humour caractéristique de Serge me parlaient et me donnaient envie, moi aussi, de faire un jour peut-être des histoires de mythologie grecque. Mais j’étais alors encore étudiant sans aucun contact dans la BD… De son côté, Serge avait d’autres envies d’histoires mythologiques. Il avait d’ailleurs bien avancé sur Pygmalion et la Vierge d’ivoire, mais Christian Rossi travaillait sur tout autre chose à ce moment-là, sa série West, et n’était donc plus disponible pour le dessiner. Le temps a passé, Serge avait rangé son scénario dans un tiroir en espérant trouver un jour le dessinateur idéal pour l’illustrer. Quelque part vers 2012, j’ai été contacté par l’éditeur Dargaud, qui avait éventuellement un scénario à me soumettre, pensant que mon dessin pourrait s’accorder à l’histoire. C’était une adaptation d’un roman de David Khara, Les Vestiges de l’aube. L’histoire m’a plu et comme j’avais eu de bons contacts avec Dargaud, j’ai accepté. C’est là qu’à ma grande surprise, j’ai découvert que le scénariste qui adaptait ce roman était Serge ! Nous avons donc appris à nous connaître, à travailler ensemble. Nous sommes devenus bons amis. Il m’avait effectivement parlé de Pygmalion, mais un autre dessinateur était pressenti, et j’avais déjà de mon côté une série avec Serge, cela m’était difficile d’envisager de dessiner Pygmalion en parallèle de ma série en cours. À mon grand regret. Heureusement pour moi, les planètes se sont alignées puisque le dessinateur pressenti a finalement renoncé au bout de quelques mois alors qu’il fournissait un travail excellent, prenant tout le monde de court. Serge se demandait qui pourrait finalement dessiner cet album, et c’est à ce moment que je me suis proposé pour reprendre le flambeau. Faire de la mythologie grecque avec Serge, c’était un tel rêve, je ne pouvais pas laisser passer ça ! Je lui ai juste demandé de ne pas revoir le travail du dessinateur précédent pour ne pas être influencé, de repartir de zéro pour faire graphiquement de cet album le mien.
On dit souvent qu'il y a autant de sortes de scénarios que de scénaristes. Comment se déroule votre manière de travailler avec Serge Le Tendre, participez-vous au séquençage du récit ou Serge Le Tendre vous livre-t-il un case-à-case qu'il ne vous reste plus qu'à illustrer ?
J’ai travaillé avec différents scénaristes, et c’est vrai que chacun a sa façon de faire, de collaborer. Certains livrent des séquences entières, d’autres quelques pages, d’autres, comme Serge, l’album entier – ce qui est plus pratique pour s’immerger dans l’histoire et se l’approprier. Certains nous laissent tranquille dès lors que c’est à nous dessinateurs de jouer, d’autres sont plus directifs, c’est vraiment selon la personnalité de chacun. Serge a une façon toute personnelle de travailler avec un dessinateur. Déjà, il a du mal à travailler avec quelqu’un qu’il ne connait pas/peu. Il aime travailler entre copains. Dès lors, en même temps qu’on construit l’histoire, on construit également une relation d’amitié. C’est un vrai ami de la famille. Lorsqu’il a terminé le découpage, l’un vient passer une semaine chez l’autre, et nous travaillons ensemble au storyboard. Le storyboard est l’étape qui permet de passer l’écrit en dessin, de voir très rapidement si la narration fonctionne, si le découpage est le bon. Travailler à deux, côte à côte dans la même pièce pendant une semaine, ça rend ce travail d’ordinaire assez rébarbatif bien plus agréable, bien plus riche. L’histoire devient vivante. Une question ? Serge est là pour y répondre. Un doute ? Une suggestion ? Serge écoute, discute, argumente. Moi aussi. L’album évolue beaucoup à cette étape-là, car de nos suggestions respectives naissent parfois de grands changements dans l’histoire. Lorsque ce travail est terminé, l’histoire est bien plus claire pour moi. Je la connais dans les moindres détails, je sais exactement ce que recherche Serge, je me la suis approprié. Cela crée une grande motivation très utile pour commencer le dessin de l’album qui va nécessiter un an de travail.
Comment travaillez-vous le dessin et la couleur ?
La planche originale est en manuel, à base d’encre de Chine, d’encres acryliques et de gouaches. J’encre aussi bien à la plume qu’au pinceau, de façon instinctive, donc il m’est difficile de dire pourquoi la plume plutôt que le pinceau pour tel ou tel trait, et pourquoi l’inverse sur la planche suivante. J’utilise un mélange de manuel et de numérique pour mes crayonnés. Je dessine maintenant les personnages à part du décor. J’assemble le tout ensuite sur ordinateur, dans une grande cuisine faite d’à peu près et d’à vue de nez jusqu’à ce que j’arrive finalement au plat que je souhaite faire. Ensuite, j’imprime un très léger crayonné issu de ce travail sur mon papier final. Puis j’encre et je mets en couleurs à la main. À la fin d’un album, je reviens ensuite en numérique pour retoucher un peu certaines couleurs qui passeront mal à l’impression, ou nettoyer deux-trois traces de découpes.
Si le récit est sérieux, voire sombre dans son propos, il y a des inserts déroutants de par leur côté décalé et loufoque, notamment ceux autour de Narcisse. Le lecteur peut d'ailleurs y voir des effets typographiques rappelant Astérix, notamment. Pourquoi ce choix d'avoir apporté ce décalage dans le scénario et le dessin et pourquoi avoir choisi de terminer ce récit ainsi, alors qu'il y a toute une symbolique de sagesse derrière l'histoire de Sisyphe.
Parce que pourquoi pas. Il y a toujours eu de l’humour dans les histoires mythologiques de Serge, et c’est un point que j’aime, car cela contraste et donc renforce le côté dramatique du reste de l’album. Ce sont des petites récréations qui permettent de venir reprendre son souffle avant de replonger. Décalées, oui, déroutantes, je ne crois pas. La petite scène finale équivaut à ces scènes post-génériques au cinéma. Elles n’apportent rien à l’histoire, sauf un petit sourire en coin de bouche.
Sur la page de remerciement, vous écrivez : « Merci à Nicolas Cardeilhac pour son superbe travail sur la couverture de Sisyphe. » Pouvez-vous nous parler de ce travail et de comment vous avez rencontré Nicolas Cardeilhac ?
Nicolas travaille chez Dargaud en tant que graphiste. On se connait depuis plus de vingt-cinq ans, avant qu’il travaille pour cet éditeur. Il s’est occupé de chacun de mes albums chez Dargaud. C’est lui qui crée la typographie du titre, qui crée la maquette de l’album/ série, qui crée son identité. Je le remercie, car il est intervenu numériquement sur mon dessin de couverture pour le sublimer. Il a modifié avec beaucoup de créativité certains éléments pour aboutir à l’illustration que vous connaissez, largement supérieure au travail que j’avais réalisé. Sans son travail, la couverture de Sisyphe n’aurait pas été la même. Il était déjà intervenu sur celle de Pygmalion, également en intégrant avec subtilité la statue reprise d’une planche dans l’album.
Combien de temps vous a demandé le dessin de l'album ?
Je n’ai pas compté pour celui-ci, mais en moyenne, un an pour le dessin et la couleur. Comme je fais les deux et qu’ils sont tellement imbriqués, il m’est difficile de dire précisément le temps que prend chaque étape. Sans compter la pagination de l’album, huit pages en plus peuvent représenter deux mois de travail supplémentaire…
Avez-vous une anecdote relative à cet album ?
Sisyphe est ce personnage qui est condamné par les dieux à hisser au sommet d’une colline, sous les enfers, un rocher qui finit inévitablement par lui échapper pour revenir au point de départ. Je venais de terminer l’album précédent, Astérios, et j’enchainais directement avec Sisyphe sans période de repos. Je passais donc de la page 66 à la page 1. Ce jour-là, il faisait 40 °C dehors, et j’avais le Covid. J’avais complètement cette impression d’être au Tartare à — passez-moi l’expression — vraiment en chier à hisser mon rocher jusqu’en haut de la colline…C’est la seule fois où je me suis senti autant en phase avec ce que je devais dessiner sur le moment. À noter que j’ai dessiné la dernière planche de l’album avec le Covid gentiment ramené à la maison par mes enfants. Donc la boucle était bouclée, le rocher pouvait m’échapper à nouveau.
Sur quoi travaillez-vous actuellement et quels sont vos projets ?
Je travaille sur mon premier album en tant qu’auteur complet. Ce sera une comédie de 96 pages à paraître en 2026 chez Grand Angle. J’avais écrit le scénario il y a quelques années, il m’était venu comme ça sans prévenir, et j’ai senti l’année dernière que c’était le bon moment pour moi de le dessiner. J’étais dans le bon état d’esprit. Mon premier lecteur fut Serge Le Tendre – quel honneur ! – qui a beaucoup aimé l’histoire. Il m’a encouragé, m’a donné des conseils, ainsi que ce petit élan nécessaire pour se lancer dans un tel chantier. Même si je suis seul aux manettes, je suis bien entouré par mes amis et collègues, ainsi que par Hervé, mon éditeur chez Grand Angle, qui est de très bon conseil et d’une aide précieuse.
Le 31 juillet 2024