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Interview d'Hirodjee, à propos d'Okanikaa

Couverture de la BD Okanikaa

Découvrez les coulisses de la bande dessinée Okanikaa, parue aux éditions Les Humanoïdes Associés, en lisant l'interview de son scénariste, Hirodjee.

Comment êtes-vous devenu scénariste ?

Je suis à l’origine auteur de romans de genre, sous mon ancien nom de plume Feldrik Rivat, avec une trilogie d’Héroïc Fantasy, Les Kerns de l’Oubli, et une série policière historique et fantastique comprenant trois opus, une duologie, La 25e Heure et Le Chrysanthème noir d’un côté, et un one-shot, Paris-Capitale, de l’autre. Ces six romans sont parus aux éditions de l’Homme Sans Nom. J’en étais là, quelque part en 2016, sans me douter que ma charmante épouse réussirait le tour de force d’attirer l’attention et l’intérêt pour mon travail du directeur littéraire des Humanoïdes Associés, qui était à l’époque Bruno Lecigne. Il m’a donné l’opportunité d’élargir mes champs de compétences en me faisant travailler dur, très dur, pour acquérir les bases techniques de l’écriture d’un scénario et signer chez eux mon premier projet, Naissance du Tigre, inspiré de mon univers de La 25e Heure. Là où le roman laisse à l’auteur de grandes plages de souplesse et de liberté dans sa construction, la conduite d’un scénario en va tout autrement, suivant un cadre très strict conduit par les contraintes de son format. Dans l’absolu, chaque mot, chaque virgule doit véhiculer une intention, le tout parfaitement coordonné pour livrer l’histoire, les personnages et leur psychologie, les enjeux, le cadre, le rythme. Bruno Lecigne a été d’une patience et d’une finesse pédagogique rares à mon endroit en m’apprenant les ficelles de ce métier et, de mon côté, j’ai joué le jeu avec plaisir pour aboutir, sous sa direction, à la signature, coup sur coup, de trois double-albums. En réalité, Okanikaa est le troisième et dernier projet en date signé chez les Humanoïdes Associés, même s’il paraît en seconde place.

Quel a été le point de départ de Okanikaa ?

En tout premier lieu, le fait de vivre au fin fond des bois au Québec m’a donné l’envie de retranscrire cette expérience tant qu’elle était fraîche, en faisant de cette forêt boréale un des personnages forts de ce projet. Dans l’absolu, j’aurais d’ailleurs aimé un dessin plus immersif et atmosphérique sur cet aspect. Ensuite, j’ai voulu plonger dans l’intimité des peuples autochtones, leur histoire, leurs coutumes, et très vite s’est présentée cette idée de venir opposer la culture spirituelle ojibwé, parmi les plus subtiles et complexes d’Amérique du Nord, à celle d’un blanc détenteur d’une connaissance ésotérique ancestrale, plongeant dans nos racines protohistoriques européennes. De là est né ce personnage du Baron, prenant la vie du premier de ses fils depuis des millénaires pour s’assurer l’immortalité, et traquant son fils du moment à travers la Nouvelle-France du ⅩⅦe siècle où ce dernier est venu se réfugier.

Vous utilisez plusieurs mots ojibwé dans votre ouvrage, comme « nimaamaa ». Comment avez-vous avez-vous traduits ces mots et en avez-vous eu connaissance ?

Il existe de très bons lexiques français/­ojibwé et anglais/­ojibwé, où le jeu consiste à passer en revue des pages et des pages de mots et de traductions jusqu’à débusquer le bon. Je n’ai pas eu la chance d’avoir, à travers mon réseau, de connaissances autochtones qui auraient pu jouer le rôle de traducteurs. Et bien que nous aurions pu pousser dans ce sens, avec ma femme, la Covid a quelque peu chamboulé nos plans de vie et précipité notre retour en France. Après, l’idée n’était pas non plus de faire un travail encyclopédique ou universitaire (il est facile de se laisser happer par la documentation), mais simplement d’ajouter quelques touches d’authenticité. Ce qui m’a beaucoup amusé dans cet exercice, c’est le gouffre qui existe entre les retranscriptions presque illisibles de l’ojibwé et le naturel évident de ces mêmes termes prononcés par des locuteurs autochtones. Une question m’a hanté tout au long de l’écriture de ce projet autour d’une notion très présente en Amérique du Nord, celle d’appropriation culturelle. Pour simplifier, la chose revient à se demander quelle est la légitimité pour un occidental de prendre possession d’une culture autochtone dans le cadre de productions culturelles. J’ai finalement suivi mon cœur, espérant avoir travaillé avec suffisamment de sérieux pour ne froisser personne et rendre hommage à la culture ojibwé.

L'avant dernière case de l'album nous montre que le wiindigoo n'est pas mort. Comment Celui-qui-sourit devient-il le wiindigoo ?

C’est plus un clin d’œil aux retournements de dernier instant bien classiques dans les œuvres de genre qu’un véritable coup de théâtre. Après, disons que le Baron, bien qu’interrompu durant son rituel, a partiellement réussi son transfert. La victoire n’est donc pas totale.

Comment travaillez-vous le scénario ?

Autant j’ai pleine confiance en mes compétences techniques et rédactionnelles d’auteur quand il s’agit d’écrire un roman, autant mener un scénario reste pour moi délicat. Jusqu’à présent, tous mes projets de scénarios ont été supervisés par Bruno Lecigne. De ce fait, je savais répondre à ses attentes, mettre en place des routines de travail, avancer à marche forcée dans mes projets. Avec Okanikaa, j’avais derrière moi l’expérience de deux projets de 104 planches avec d’innombrables épures froissées et jetées comme autant de fausses routes, et je savais désormais où je devais aller pour valider une à une les étapes d’écriture menant à un scénario abouti, validé, signé. Par étapes d’écriture, j’entends quelque chose d’assez dense passant par un pitch initial, puis un synopsis (écriture linéaire de l’histoire avec ses tenants et aboutissants, ses enjeux, ses personnages, son cadre : c’est en réalité la phase de travail la plus délicate, la plus longue et celle qui amène à la signature du contrat, sur projet), un séquencier (découpage planche à planche de l’histoire définitive qui sous-tend déjà au scénario), et enfin un case-à-case (le scénario à proprement parler qui comporte cette fois la description de l’action menée dans chaque case, avec les éléments de mise en scène, des indications de cadrage, les dialogues). Après, quand j’écris, je suis immergé à 1000 % dans mon travail, je vis mes mots, visualise mes scènes, c’est très physique, éprouvant. Je me coupe complètement de ce qui se passe autour de moi.

Comment avez-vous rencontré Magenta King, le dessinateur d'Okanikaaet comment avez-vous travaillé avec lui ?

S’il y a toutes les manières possibles d’entrer en collaboration avec un dessinateur, pour ma part, ce sont toujours les Humanoïdes Associés qui se sont chargés de trouver les perles rares. Je n’avais pas eu le loisir d’échanger avec Jean-Baptiste Hostache du temps de mon premier projet, Naissance du Tigre, et j’ai eu à l’époque la joie de découvrir le projet dessiné avant mise en couleur (ainsi que quelques libertés prises au niveau du scénario, parfois heureuses, mais parfois assez déroutantes pour un auteur). Pour Okanikaa, j’ai pu apporter mes commentaires à l’issue de certaines phases clefs, relayés par Cécile Chabraud qui a assuré la direction du projet. J’aime beaucoup la poésie que Magenta a apporté à l’histoire avec son dessin. Après, j’avais à la base été séduit par la force de ses essais noirs et blancs qui ne laissaient pas préfigurer ce trait parfois un peu connoté jeunesse. En réalité, le rôle d’un scénariste est variable et dépend des projets, des maisons d’éditions ou encore de l’expérience et de la maîtrise propre à chacun de cet art. Ce rôle va de l’écriture pure (rôle que j’ai tenu jusque-là), à celui d’auteur complet (scénario et dessin), en passant par la proposition aux éditeurs de duos ou d’équipes déjà habituées à travailler ensemble.

Combien de temps vous a demandé l'écriture du scénario et combien de temps a demandé l'album au total ?

Avec Okanikaa, j’ai passé toutes les étapes d’écriture en quelques mois, en comptant les phases d’attente pour la relecture de Bruno (toujours très rapide et efficace). En rédaction pure, je dirais trois mois pleins répartis sur cinq. J’ai juste assisté, au moment de la validation finale, à une coupe aussi vertigineuse que chirurgicale de Bruno faisant passer mon scénario de 104 planches initiales à 92, me laissant le soin de reprendre les raccords. Ensuite, la Covid n’aidant pas, le projet signé est resté en suspens, le temps pour les Humanoïdes Associés de trouver l’heureux dessinateur prêt à relever le défi de donner vie à ce double-album. En tout et pour tout, il a fallu encore près de trois ans avant de valider le bon à tirer.

Avez-vous une anecdote relative à cet album ?

À la base, le projet s’appelait Le Chant des cendres, les cendres et les chants en question renvoyant à l’héroïne de l’histoire, Kanti (Kantinootau, « Celle-qui-chante-avec-le-feu »). L’album était terminé, la couverture en cours de validation, mais le titre a été jugé trop long par l’équipe commerciale. Cécile Chabraud a suggéré de prendre pour titre le nom autochtone de Vincent, le héros. Souci, ce nom était Ozhiishigi (« Celui-qui-est-marqué », renvoyant à ses cicatrices physiques et morales), un nom lisible quand on est confortablement installé dans son canapé, mais imprononçable en librairie ! Ozhiishigi est donc devenu Okanikaa (le squelettique, l’osseux) et il a fallu pister les « Ozhiishigi » à travers tout l’album afin qu’il n’en reste aucun, à quelques jours de l’impression !

Sur quoi travaillez-vous actuellement et quels sont vos projets ?

Dans les projets en cours, il y a, à paraître chez les Humanoïdes Associés début septembre, Le Gouffre des Résurrections, initié et signé au niveau du scénario auprès de Bruno, et poursuivi sous la direction de Camille Thélot. L’histoire nous entraîne cette fois dans les pas de Pearl Greenwood, femme d’un explorateur polaire britannique parti au-delà du cercle arctique découvrir le passage du Nord-Ouest. Deux ans après un départ des plus médiatiques et sans nouvelles de son mari, Pearl décide, au milieu du ⅩⅨe siècle victorien, de monter sa propre expédition de secours pour retrouver les traces de son mari. Je replonge ici avec délectation dans mon genre de prédilection, le fantastique du ⅩⅨe, sans manquer de m’inspirer de l’expédition Franklin. Je vous laisserai découvrir le temps venu les dessins de l’incroyable Gabriel Rodriguez qui a mis ici son talent au service de l’histoire avec un brio et une force de travail qui me poussent à l’admiration la plus totale. Sans oublier le concours tout aussi remarquable à la couleur d’Alexandre Boucq. Gabriel, en plus d’avoir du génie dans les doigts, a exécuté une véritable démonstration de professionnalisme en métronome, le tout avec un tel respect du scénario qu’il me semblait parfois lire dans mes pensées ! Avec ce projet, je peux dire que j’ai touché à ce que je pouvais rêver de mieux en termes de collaboration. Un rêve pourtant gâché dans le même temps par des écueils professionnels difficiles à gérer à ce stade de ma carrière, avec le refus systématique de tous mes projets de scénarios. J’apprenais dans la foulée ce que je redoutais, le départ pour de nouvelles aventures de mon mentor Bruno Lecigne. Je n’ai pas encore, à ce jour, retrouvé une oreille et un œil aussi attentif à mes ambitions. Espérons que ce ne soit là qu’une question de contretemps, d’un de ces détours asynchrones dont la vie a le secret ! Et espérons aussi qu’Okanikaa et Le Gouffre des Résurrections trouvent un succès commercial là où Naissance du Tigre est resté bloqué et confiné dans les librairies fermées de ce triste épisode Covid. Dommage pour un projet pilote promis à de nombreux développements !

Le 1er juillet 2024