Interview d'Hugues Labiano, à propos de Quelque chose de froid

Découvrez les coulisses de la bande dessinée Quelque chose de froid, parue aux éditions Glénat, en lisant l'interview de son dessinateur, Hugues Labiano.
Comment êtes-vous devenu dessinateur ?
Comme tous mes collègues, je suppose, je suis un enfant qui n'a pas arrêté de dessiner. Pour être plus précis et sérieux, je pense que je dois mon attrait pour le dessin à mes lectures, en fait. J'ai eu très tôt, par le biais de l'encyclopédie Tout l'univers, la passion de l'Histoire ; et comme l'iconographie y était très présente, très chatoyante, j'ai mis d'emblée, et très naturellement, le mot et l'image sur le même plan. C'est pour ça que je fais de la bande dessinée, parce que je mets sur le même plan dessin et récit, toujours. Le dessin en soi ne m'intéresse guère, à vrai dire. Je suis un pur autodidacte, qui a du mal avec l'idée de labeur, d'apprentissage, de méthodologie. C'est ce qui explique probablement le fait que j'ai développé un style assez unique, original, loin des influences chères à la plupart de mes collègues “réalistes”.
Comment avez-vous rencontré Philippe Pelaez, le scénariste ?
J'ai rencontré Philippe il y a douze ans au festival Cyclone BD de La Réunion. Il y est professeur (pour peu de temps encore, puisqu'il rentre en métropole cet été). Nous avons sympathisé en parlant BD, bien sûr, mais aussi rugby. Il m'a envoyé un ou deux scripts par la suite, que j'ai déclinés, faute de temps et parce que j’étais déjà très sollicité. C'était déjà très bien écrit et construit, mais c'est celui de Quelque chose de froid qui m'a immédiatement emballé et convaincu. Cela a un brin perturbé mes plans, mais j'ai dit Banco très vite, car cette histoire sombre, violente, baroque, était faite pour moi. Je n'avais pas de doutes.
Comment avez-vous travaillé avec Philippe Pelaez ? Quel type de scénario donne-t-il à un dessinateur, est-ce très directif ou le dessinateur a-t-il son mot à dire dans l'intégration d'idées ou de mise en page ?
Son script était totalement écrit, pensé, abouti. Je n'ai quasiment rien changé ou même discuté, même s'il m'en a totalement donné la latitude.
Comment travaillez-vous ?
Traditionnel, de A à Z. Crayonné, encrage, finitions dans la continuité et l'ordre du récit. Je fais peu de recherches, d'esquisses préparatoires. Toujours le nez au vent, dans l'instinct, le ressenti, mais extrêmement éveillé et concentré au moment d'enfoncer le clou. Si j'étais un vieux tennisman, je serais plutôt Jimmy Connors que Björn Borg, la balle toujours au plus près de la ligne, avec le fort risque de la franchir allègrement. La beauté du geste. Le panache gascon.
Sous les remerciements, en page 2 de l'album, figure la mention : « Lettrage : Nadine Labiano ». Pouvez-vous nous parler du travail typographique que réalise votre femme ?
Je travaille avec Nadine, ma femme, depuis Black op. Elle a commencé par lettrer à la main, à l'ancienne, pourrait-on dire, avec tout ce que cela demande d'exigence et de concentration. Puis, à la demande de Dargaud et puisque cela devenait la règle absolue, elle s'est mise au numérique. Elle a été formée rapidement et efficacement par Pascale Marange, une amie graphiste avec qui je partageais l'atelier Aquarium, à Toulouse. Je pense pouvoir dire qu'elle est devenue une vraie professionnelle dans cet exercice. L'avantage pour moi de lui confier cette tâche, c'est de pouvoir, jusqu'au dernier moment, contrôler la justesse des dialogues, de les changer ou de les redistribuer, si le besoin s'en fait sentir. De plus, sa maîtrise de l'écrit, liée à une exigence forte, permet de limiter, voire d'éviter les fautes de français. Nous avons essayé tous deux de ne laisser aucun travail au correcteur. Une fierté personnelle et commune, disons, qui n'empêche pas toujours, malheureusement, de passer à côté de l'erreur fatale.
Comment avez-vous rencontré Jérôme Maffre ? La couleur de cet album est très particulière. Un dessin noir, une colorisation en dégradé de bleu, et des touches de rouge. Le bleu est une couleur froide, pourquoi ce choix est-il le votre ou celui de Jérôme Maffre ? Quid du rouge, qui est présent pour évoquer le sang des planches 20, 34, 44, 51 et 52, avec donc une fréquence qui s'accélère, mais aussi en rouge d'ambiance des planches 47 à 50.
Jérôme Maffre est sur Toulouse, tout comme moi, nous nous voyons régulièrement, et pas que pour parler travail. Nous travaillons ensemble depuis les Quatre coins du monde, mon diptyque publié par Dargaud en 2012. Il a fait un superbe travail sur Quelque chose de froid. Moderne, osé, sans concession. C'est la combinaison de nos deux volontés et envies, de pas mal de discussions en amont aussi, bien sûr, qui ont abouti à ce résultat. La question d'un quasi monochrome vient plutôt de moi par exemple et ses essais personnels l'ont amené à me proposer le bleu comme dominante. Un très bon choix, qui m'a immédiatement convaincu. Il était d'ailleurs plutôt partant pour une gamme plus élargie, bien que restrictive, et c'est en avançant dans ses recherches qu'il est venu de lui-même à considérer que j'avais peut-être raison. En gros, je n'impose rien, je donne ma vision, mon ressenti et il amène son propre langage, ses propres idées, pour bâtir une vision commune. Le rouge s'est imposé ensuite, de lui-même, le rouge du sang, comme symbolique absolue de la mort.
Quelque chose de froid est typiquement un roman noir, avec ses codes. Êtes-vous un amateur du genre et connaissiez-vous ces codes, ou avez-vous dû les assimiler ?
Je connaissais tout du roman et du film noir. C'est le genre que je connais et maîtrise le mieux, très certainement, comme une seconde nature. Lors de mes jeunes années parisiennes, désargentées et aventureuses, je me suis fait une forte culture, au delà de ce genre d'ailleurs, en fréquentant les salles d'Art et d'essai qui passaient tous les grands chefs-d'œuvre du cinéma américain, des années 30 aux années 60. Je les ai tous vu ou quasiment, le plus important et marquant pour moi restant Le grand sommeil d'Howard Hawks, où Bogart joue le rôle de Philip Marlowe et Lauren Bacall celui de la femme de mes rêves de l'époque. Je remercie au passage aussi, tant que j'y suis, les bibliothèques de la ville de Paris, qui m'ont permis de lire tous les écrivains qui comptent et de m'avoir donc “nourri” à un prix très modique.
Comment avez-vous réalisé le chara-design des personnages principaux, vous êtes-vous inspiré de films du style Le Faucon Maltais ?
Comme dit précédemment, j'aime travailler sans filet ni références, donc je ne me sers pas de photos ou de films en amont, excepté pour la documentation en cours de travail (souvent au moment du storyboard). Je ne suis pas adepte de la réalité documentaire absolue, mais je fais très attention aux anachronismes, par contre. Après, mes influences ou références personnelles apparaissent par le biais de mon inconscient, comme pour tout le monde. J'ai une banque de données mentales bien fournie.
Pourquoi avoir fait le choix des bulles rectangulaires sur tout l'album ?
Mes bulles sont rectangulaires, parce que c'est plus pratique et rapide pour moi à vrai dire, et parce que cela permet aussi de trancher avec ce qui se fait généralement en dessin réaliste. On appelle ça “faire d'une pierre deux coups”.
Combien de temps vous a demandé le dessin de l'album ?
Je fais un album par an en moyenne et sauf incidents. Cela va donc de huit mois à 11 ou 12 mois, disons, pour faire 50 ou 60 pages. Je fais quelques autres choses en plus durant ce laps de temps, bien sûr, comme les planches pour le collectif Western chez Grand Angle, paraissant tous les ans désormais, mais aussi des commissions ou diverses demandes spéciales. J'en fais le moins possible cependant, car mon travail, ma passion, c'est toujours de mettre mon dessin au service d'une histoire.
Avez-vous une anecdote relative à cet album ?
Non, pas d'anecdote croustillante à raconter sur cet album. Tout s'est bien passé, l'entente avec Philippe a été parfaite et le soutien de Glénat, notre éditeur, total. Les seules affres traversées auront été celles de la création, comme d'habitude. Dans ma vie réelle, il y en aurait plein, mais je ne suis pas sûr que cela passionnerait les foules.
Sur quoi travaillez-vous actuellement et quels sont vos projets ?
Je travaille sur le tome 2 de ce triptyque constitué de one-shots, dont le titre générique est Trois touches de noir. Ce deuxième tome s'intitulera Au sud l'agonie. Il s'agira d'un polar social, situé dans l'état de Géorgie en 1926. Il aura comme un parfum de Dixie Road, la série qui m'a fait connaître. Mon projet sera ensuite de dessiner le troisième et dernier tome, intitulé Comme un canari dans une mine de charbon. Nous serons à Las Vegas en 1946 cette fois.
Le 3 mars 2024