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Interview d'Irene Vasco, à propos de La Jeune institutrice et le grand serpent

Couverture du livre illustré La Jeune institutrice et le grand serpent

Découvrez les coulisses du livre illustré La Jeune institutrice et le grand serpent” paru aux éditions Obriart, en lisant l'interview de son autrice, Irene Vasco.

Quel a été le point de départ de La Jeune Institutrice et le grand serpent ?

Je suis née et je vis en Colombie, en Amérique du Sud. Pendant de nombreuses années, j'ai voyagé dans des endroits très éloignés des centres urbains. Comme mon travail consiste à former des lecteurs et des écrivains, les livres pour enfants sont mon compagnon permanent. D'une part, je les considère comme des talismans qui me protègent dans les “zones rouges”, c'est-à-dire là où se trouvent les groupes armés illégaux. D'autre part, ils sont mon outil pour inviter les gens à lire et à écrire, en particulier dans les villages où l'accès à l'écrit est quasiment inexistant. À la suite de ces voyages, un ami cher m'a suggéré d'écrire une histoire basée sur mes expériences. C'est ainsi qu'est né La Jeune institutrice et le grand serpent.

Irene Vasco en expédition

La femme au chemisier bleu et au chapeau, c'est moi. Je vais dans la jungle pour atteindre une communauté indigène, où je dois animer des ateliers avec des gens qui ne parlent pas espagnol.

Vous avez choisi de ne pas donner de prénom à la jeune institutrice de votre récit, est-ce afin que chaque institutrice latino-américaine, à qui vous dédiez ce livre, puisse se l'approprier ?

Tout comme j'utilise le fleuve et la jungle amazonienne comme métaphore de toutes les jungles que nous traversons chaque jour, l'enseignante de l'histoire représente les très nombreuses femmes qui m'ont raconté leur histoire. Dans ce livre, je renvoie les mots que j'ai reçus et je rends hommage aux personnes courageuses et dévouées qui consacrent leur vie à l'enseignement.

La Jeune institutrice et le grand serpent aborde l'idéal de l'enseignement, vous en parlez d'ailleurs dans les remerciements en fin d'ouvrage en écrivant : « Pour les institutrices latino-américaines, qui laissent tout derrière elles pour accomplir leur rêve d'éducation. » Comment se passe le système éducatif en Colombie. Est-ce que les postes des enseignants sont alloués par concours, ou est-ce sur une base de volontariat ?

En Colombie, l'enseignement est obligatoire sur tout le territoire national. Nous avons des écoles publiques et des écoles privées. Dans l'enseignement public, le ministère de l'éducation nomme des enseignants qui ont passé des concours. Souvent, ils doivent se rendre dans des écoles rurales dispersées et éloignées de leur domicile. Au début, ils ont du mal à s'adapter. Au bout d'un certain temps, me dit-on, ils se sentent à l'aise et contribuent aux processus communautaires.

Votre récit parle de livres en tissu comme remplacement local des livres en papier. En 2013, Shamengo publiait une vidéo où Washington Cucurto créait des livres avec du carton à Buenos Aires en Argentine. Ce qui témoigne d'une volonté de faire vivre le livre, même quand l'édition classique n'est plus possible. Quel est le rapport aux livres en Amérique du Sud ?

Franchement, je ne connais pas ces chiffres. Mon univers de promoteur de la lecture tourne autour de la littérature jeunesse, en particulier des albums. Les collections qui sont distribuées aux bibliothèques et aux écoles sont choisies par des spécialistes qui apportent un grand soin à la qualité éditoriale et à l'image. Les meilleurs auteurs et illustrateurs universels et contemporains figurent dans ces collections. En ce qui concerne les livres en tissu, je me suis souvenue, en écrivant mon histoire, de l'expérience d'une amie et collègue mexicaine, Luz María Chapela, aujourd'hui décédée. Elle organisait des ateliers avec des communautés indigènes qui parlaient des langues différentes. Pour qu'ils se comprennent, sa stratégie consistait à leur faire raconter des histoires dans des livres en tissu qu'ils illustraient eux-mêmes. J'ai trouvé cette histoire réelle très inspirante.

Considérez-vous La Jeune institutrice et le grand serpent comme un livre pour enfants ou un conte initiatique ?

La distance entre un livre pour enfants et un livre pour adultes n'a rien à voir avec le sujet traité, mais avec la manière dont il est raconté. Dans tous les cas, la qualité doit prévaloir. Mon souhait est de faire des livres qui peuvent être compris, lus et appréciés par différents publics sans se soucier du genre.

Connaissiez-vous le dessinateur, Juan Palomino, avant de faire ce livre ensemble, ou est-ce votre éditeur espagnol, Editorial Juventud, qui vous a mis en relation ?

L'éditrice de Juventud, Élodie Bourgeois, m'a suggéré Juan Palomino lorsque nous travaillions sur mon premier livre d'album dans cette maison d'édition : Letras al carbón, qui a été traduit en portugais et en anglais. Nous nous sommes rencontrés lors d'une foire du livre à Guadalajara il y a plusieurs années et Juan a accepté mes photos et mes suggestions lorsque j'ai illustré cet album. Depuis, nous communiquons. Je pense qu'entre Élodie, Juan et moi-même, nous formons une bonne équipe créative et que les produits qui sont traduits et remportent des prix sont le fruit de cette harmonie.

Portada de “Letras al carbón

La version française de La Jeune institutrice et le grand serpent, éditée par les éditions Obriart, a été lauréate du 71e prix du New York Times pour l'album jeunesse le mieux illustré. Juan Palomino a fait un travail remarquable, mêlant la culture amazonienne à une impression de mouvement, pourtant difficile à réaliser sur un format carré, ce qui porte votre récit et le rend très proche du lecteur. En tant qu'autrice, est-ce que la représentation graphique de Juan Palomino correspond à votre imagerie personnelle ?

Juan me surprend toujours par l'interprétation qu'il fait de mes paroles. Je ne peux rien imaginer avant. Je pense en textes, pas en images. C'est merveilleux de “lire” son histoire à partir de la mienne. C'est comme si un livre que je ne connaissais pas venait à moi.

Combien de temps demande l'écriture d'une histoire comme La Jeune institutrice et le grand serpent ?

Le premier jet d'un livre d'album comme celui-ci peut me prendre environ quatre mois. Je structure les personnages et l'intrigue dans mon esprit avant d'écrire. J'ai besoin de connaître et de comprendre les éléments avant de leur donner vie sur le papier. Vient ensuite le travail d'édition. L'approche initiale est très longue et ne convient pas aux albums. La narration est riche en détails pour que Juan comprenne le contexte. Ensuite, une grande partie du texte disparaît et est remplacée par l'œuvre d'art de Juan.

Avez-vous une anecdote à propos de cet album ?

J'aime lire ce livre lorsque je commence les ateliers. Je m'arrête à différents épisodes et je donne la parole, qui s'éveille de manière intense et émotionnelle. Tous les enseignants veulent raconter leurs expériences et les réunions sont enrichies par leur participation. Il est très agréable d'entendre autant de voix.

Sur quel livre travaillez-vous actuellement et quels sont vos projets ?

Ma vie continue de tourner autour de la formation des parents, des enseignants, des bibliothécaires et des enfants. Les voyages se multiplient et ma valise de livres ne se repose pas. En attendant, je note dans mes carnets de bord tout ce que je rencontre, tout ce que j'entends. J'ai déjà une première ébauche d'une nouvelle histoire de bibliothèque. J'en attends le titre : Les clés. J'espère qu'un jour elle sera publiée.

Le 2 décembre 2023