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Interview de Isabelle Dethan, à propos de Moi, Cléopâtre, dernière reine d'Égypte

Couverture de la BD Moi, Cléopâtre, dernière reine d'Égypte

Découvrez les coulisses de la bande dessinée Moi, Cléopâtre, dernière reine d'Égypte, parue aux éditions Dargaud, en lisant l'interview de son autrice, Isabelle Dethan.

Comment êtes-vous devenue autrice de bande dessinée ?

J'aimais dessiner, j'avais fait des études de lettres modernes, qui m'ont donné le goût d'écrire ; j'ai beaucoup d'imagination ; et le hasard a fait le reste : j'ai rencontré Pierre Mazan et sa bande d'amis, tous issus de l'école des beaux arts d'Angoulême, qui étaient déjà auteurs et qui m'ont poussé à tenter le concours réservé aux auteurs amateurs au festival d'Angoulême. J'ai fini par le gagner, et dans la foulée, trois éditeurs m'ont proposé de travailler avec eux.

Vous avez une affection particulière pour l'histoire, l'Antiquité et l'Égypte. Moi, Cléopâtre est comme un retour aux sources, puisque Mémoire de sable a été votre premier album, en 1993, sur une civilisation imaginaire rappelant fortement l'Égypte. Pourquoi ce retour aux sources plus de trente ans plus tard ?

Ce n'est pas un retour aux sources, car je n'ai jamais cessé de travailler sur l'Égypte antique, faisant simplement des incursions dans d'autres époques (médiévale, Rome antique) ou d'autres genres (récit intimiste) ! Non, le véritable tournant a été la série Sur les Terres d'Horus, imaginée en Égypte parce que je cherchais une civilisation ancienne où le statut de la femme serait important, ce qui n'est pas le cas des civilisations gréco-romaines. Depuis, je n'ai jamais cessé de m'intéresser à l'histoire et à la civilisation égyptiennes, dans de nombreux albums ! (Les Terres d'Horus, donc, Khéti, fils du Nil, avec Mazan, Le tombeau d'Alexandre, avec Julien Maffre, Le Roi de paille, Gaspard et la malédiction du prince fantôme…)

Les histoires autour de Cléopâtre sont nombreuses, pourtant vous réussissez à apporter une valeur ajoutée, notamment via le procédé narratif utilisé, qui est très inventif et plein d'humour. Comment est née la genèse de Moi, Cléopâtre et de ce double dialogue dans l'histoire (Cléopâtre et son singe au XXIe siècle, et Cléopâtre et Khnoum Khoufou au 1er siècle AEC) ?

Je me suis intéressée au destin de Cléopâtre, car j'en avais marre des clichés sexistes et extrêmes qu'on avait associés à son image au fil des siècles. Mais pour montrer ses choix intimes, ses passions, ses convictions, et pour mettre en lumière certaines aberrations de la culture lagide de l'époque, à moins de la faire parler toute seule devant un miroir, il me fallait un témoin… voire deux : Khéops (pardon, Khnoum Khoufou, son vrai nom égyptien ; Khéops en est la version grecque !) est celui qui montre à la reine les différences civilisationnelles entre l'Égypte des pyramides et l'Égypte grecque des Ptolémées ; le petit singe, lui, c'est un peu nous : il pose les questions que je me suis posées en travaillant sur la doc associée à cette époque.

Avez-vous respecté les étapes traditionnelles de la réalisation d'une BD, à savoir synopsis, scénario, storyboard, crayonné, encrage, ou avez-vous shunté certaines étapes ?

Oui… et non. En gros, oui, pour le dossier initial ; une fois que j'ai su où j'allais, j'ai travaillé par séquences, ajoutant des anecdotes au fur et à mesure, en fonction du rythme et du contexte.

En 2014, vous expliquiez dans la vidéo de la chaîne Youtube Comixtrip1 votre intérêt pour l'histoire. Quelle fut la part de recherches pour cet album et comment procédez-vous ?

Je tombe sur une info historique intéressante, souvent par hasard, au gré des podcasts ou des documentaires que j'écoute. Ensuite, je creuse. Pour Cléopâtre, il me fallait une biographie détaillée et objective, et ça a été très dur d'en trouver au début de mes recherches, il y a plus de 10 ans. Quand j'ai repris le dossier, il y a deux ans, je suis tombée sur le livre de Maurice Sartre (Cléopâtre, un rêve de puissance) qui répondait enfin à mes exigences (oui, parce que jusque dans les années 2000, les biographes avaient une fâcheuse tendance à décrire Cléopâtre, au pire, comme une « orientale lascive » – je me désolidarise totalement de cette expression – prête à tout pour accéder à la puissance et à la gloire, et, au mieux, comme une froide calculatrice manipulatrice et tueuse en série…). Grâce à ce livre, et à l'aide d'amis, égyptologue et professeur de latin/­grec, j'ai fini par comprendre deux-trois trucs sur la reine et son époque !

Comment avez-vous décidé des traits de Cléopâtre et de ces deux illustres amants ?

Cléo, c'est de l'imagination : les bustes d'elle sont PROBABLEMENT les siens, mais ce n'est pas sûr à 100 % ; on la sait grecque par son père, j'ai donc opté pour une femme claire de peau aux cheveux noirs (graphiquement, c'est toujours une combinaison intéressante) au nez un peu busqué, pour le clin d'œil ; pour César et Marc Antoine, je suis partie de leurs bustes respectifs. Après, ce petit monde prend vie, presque indépendamment.

Comment avez-vous travaillé le scénario ?

Par séquences, donc. J'avais une trame historique et je voulais ajouter des moments intimistes, des moments drôles, montrer Cléopâtre comme une petite princesse puis comme une reine, mais aussi comme une femme et une mère (ah, la séquence des chaussettes !). Il me fallait trouver le bon rythme pour ne pas me perdre dans une suite de situations historiques (que j'ai longuement travaillées, pour qu'elles soient à la fois claires et jamais ennuyeuses).

Comment avez-vous travaillé le dessin et la couleur ? Travaillez-vous toujours entièrement traditionnellement ?

Je suis depuis toujours fan de la vieille méthode : papier-crayon-encre-couleurs au pinceau. C'est jouissif pour moi de patouiller, avec des vraies matières, de l'eau, et le temps suspendu que requiert le geste décisif, qu'on ne peut pas effacer avec un contrôle Z, et qui crée souvent des effets surprenants, pas voulus, mais chouettes, surtout à la couleur. Mais, bien sûr, j'utilise quand même l'ordi, ne serait-ce que pour corriger ledit geste décisif, s'il est parfaitement raté !

Combien de temps vous a demandé, au total, l'album, qui comporte plus de 200 pages ?

J'ai commencé il y a dix ans, sur une quarantaine de pages, mais le projet a été finalement refusé par le premier éditeur ; quand Dargaud a repris le projet avec enthousiasme, j'ai planché dessus pendant deux ans !

S'attache-t-on plus à des personnages qui ont réellement vécu qu'à des héros imaginaires et a-t-on un pincement au cœur quand arrive le moment décisif de cet album, même si le dialogue final apporte une dose d'humour et un brin de féminisme contemporain allégeant la mort de Cléopâtre ?

Je m'attache à tous mes personnages, vu que j'essaie de me glisser dans leur peau. Et même s'ils meurent à la fin, pour moi, ils existent toujours !

Avez-vous une anecdote relative à cet album ?

Je suis attablée en face de mon ami historien. J'en suis à la séquence où Cléopâtre devient reine. Je lui demande des conseils sur la magnifique couronne qu'elle a sûrement portée. Il me regarde, demi-sourire , « Ah, mais non, Isabelle, il n'y a pas de couronne ! Le signe de la royauté, chez les Grecs, c'est le bandeau blanc noué dans les cheveux. » Déçue, j'étais ! Comment montrer son nouveau statut de reine avec un truc aussi sobre ? Ça a donné la scène où Cléopâtre discute des attributs du pouvoir chez les Grecs avec Khéops, qui se moque de cette mode minimaliste.

Sur quoi travaillez-vous actuellement et quels sont vos projets ?

Je travaille sur… voyons, 6 projets différents. Je scénarise un nouveau Mimo plein de dinosaures avec Mazan au dessin ; je travaille aussi sur un nouveau projet antique en tant que scénariste, avec Julien Maffre ; je suis dessinatrice dans un collectif mené par Tiburce Oger ; et j'ai trois projets personnels dont un déjà signé. Pas d'ennui à l'horizon !

1 L'Atelier d'Isabelle Dethan

Le x 2025