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Interview de J. Personne, à propos de Nuages

Couverture de la BD Nuages

Découvrez les coulisses de la bande dessinée Nuages, parue aux éditions Glénat, en lisant l'interview de son auteur, J. Personne.

Qu'est-ce qui vous a poussé à devenir auteur de bande dessinée malgré la précarité de ce métier ?

Je ne saurai pas répondre… La passion, j'imagine ? J'ai toujours eu envie de devenir dessinateur. Mais, sachant que la profession ne payait pas, j'ai plutôt choisi de me diplômer pour un « vrai métier » qui n'ait rien à voir avec la BD. J'avais l'impression qu'exercer une profession artistique voisine, qui ressemble à ma passion sans l'être, allait finir par m'en dégoûter. J'ai ainsi fait des études d'orthoptie (rééducation des yeux) pour pouvoir vivre et dessiner sans pression financière. J'ai d'abord essayé de concilier les deux avant de signer ma première BD et de me rendre compte que cela allait me demander tout mon temps.

Dans les remerciements, vous écrivez : « Cette BD n'existerait pas sans le RSA. Je tiens donc particulièrement à ne pas remercier chaque politicien qui considère qu'en temps de crise, son rôle est de baisser, voire supprimer les aides sociales. » Comment se passe la « cohabitation » entre l'artiste et le système, notamment des conseils départementaux qui obligent désormais à être inscrit à France Travail et qui ne valident que des contrats RSA de 6 mois, tout en instaurant dans de nombreux départements un temps de travail non rémunéré pour avoir droit à un minima social ?

Heureusement pour moi, je ne suis plus au RSA. Je ne sais donc pas exactement comment ça se passe aujourd'hui, mais je peux dire sans prendre de risque que tout est fait pour rendre les aides de plus en plus compliquées à obtenir. C'est ce qui m'a poussé à écrire ce message : ça m'a révolté qu'une fois encore, des élus se mettent d'accord pour rendre la vie plus dure à des gens n'ayant presque rien (on parle de 500 euros par mois). Un état fort avec les faibles et faible avec les forts n'est pas digne. Comme je vous l'ai dit ci-dessus, je me suis formé en exerçant une profession à côté que j'ai arrêtée quand j'ai signé ma première BD et c'est là que je me suis mis au RSA. Les avances sur les droits (quand il y en avait) étaient tellement basses voire ridicules qu'il était impossible de vivre sans aide à côté. Je suis resté inscrit au RSA jusqu'à la signature de Nuages, soit ma cinquième BD, et je suis très loin d'être le seul. Le RSA est le premier mécène de France. Si on le retire, seuls créeront ceux qui peuvent se payer le temps de créer.

Pourquoi avoir choisi le pseudonyme de J. Personne pour publier vos albums, et quelle est l'histoire de ce pseudonyme ?

Plus jeune, j'étais incapable de retenir les noms des auteurs. J'ai donc eu envie de me prendre un pseudo qu'on mémorise assez vite. J'ai d'abord opté pour « Personne ». J'aimais qu'on se demande : « De qui est cette BD ? » « De Personne ». Mais ma première éditrice m'a fait remarquer qu'on ne me retrouverait jamais sur Google. J'ai donc décidé d'ajouter un « J » en référence à ma première BD Junior. Le premier livre édité est toujours important dans la vie d'un auteur. J'aime l'idée qu'il en reste quelque chose dans mon pseudo.

Comment est née l'histoire de Nuages ?

J'ai d'abord réalisé que j'adorais dessiner des nuages au travers de quelques scènes de ma dernière BD, La Famille Yacayoux. J'ai donc eu envie de réaliser une histoire où je pourrai en faire beaucoup. Assez vite, le temps qui passe s'est imposé comme thème le plus adapté (les nuages qui se forment et se déforment de manière inexorable, spectateurs des années qui défilent) et j'ai eu envie d'explorer les rêves et autres petites fictions qu'on se raconte pour avancer. Ça me fascine de voir les micro-fictions qui habitent chaque personne (peut-être est-ce par déformation professionnelle). Mes inspirations étaient Fais un vœu (de Cyprien), le début de Là haut (de Pete Docter, et Bob Peterson), Boyhood (de Richard Linklater), Le Magnifique (de Philippe De Broca), Quartier lointain (de Jirô Taniguchi) et Automne (de Jon Mc Naught).

Vous signez une histoire simple, qui parle de la vie, de la vie de famille, des liens intergénérationnels, mais aussi de ces rêves d'enfant qu'il ne faut jamais abandonner. On ressent un mélange de sentiments dans cette histoire que le mot portugais « saudade » résume assez bien. Faut-il voir, au-delà de cette sorte de nostalgie, un rêve : celui que tout rêve se réalisera un jour, même si ce n'est pas dans le cycle du vivant ?

Effectivement, ce mot résume tout à fait l'esprit de la BD. Je ne sais pas si j'avais un message aussi clair. Je dirai plutôt que j'avais envie d'interroger la naissance d'un rêve et ce qu'il devient. Que se passe-t-il quand il se percute au réel ? Comment se modifient-ils l'un l'autre ? Comment un rêve peut-il participer à nous aliéner et à nous émanciper dans le même temps ? C'est d'ailleurs un thème que je ne pense pas avoir fini d'explorer.

Pour aborder ces thèmes, vous avez choisi d'utiliser une gamme chromatique très particulière. Quelle est la raison de ce choix ?

J'ai une manière assez instinctive de poser la couleur. J'aime me surprendre, tout en restant dans le domaine du « plausible ». On m'a souvent dit que mes couleurs étaient psychédéliques, mais je ne pense pas. J'ai l'impression de ne jamais être surréaliste, je me base juste sur les couleurs les plus surprenantes, existantes dans le réel.

Avez-vous respecté les étapes traditionnelles de la réalisation d'une BD, à savoir synopsis, scénario, storyboard, crayonné, encrage, ou avez-vous shunté certaines étapes ?

On s'approche beaucoup de ça, mais il y a des aller-retours. L'étape du storyboard par exemple implique beaucoup de réécriture : entre ce qu'on a imaginé et son rendu, il y a parfois une trop grande marge qui nécessite un rééquilibrage. Je me relis énormément et je fais beaucoup de micro-modifications tout au long du processus, même jusqu'à une étape très avancée de l'encrage. Souvent, l'écriture du synopsis est aussi jumelée avec la recherche du « ton graphique » que je souhaite donner au récit.

Comment travaillez-vous le scénario ?

Généralement, j'attends d'avoir une idée assez précise de ce que je veux dire avant d'entrer dans l'écriture du scénario. Je n'écris alors presque que le matin, mais j'y pense en continu. Dans le cas de Nuages, la difficulté était de trouver de nombreux éléments de tranches de vie « réalistes », puis de choisir les plus parlantes pour que la vie du personnage soit à la fois unique et banale.

Comment travaillez-vous le dessin ?

Je travaille sur tablette Wacom Cintiq sous Photoshop. Je pense peut-être bientôt alterner avec un Ipad.

Combien de temps vous a demandé, au total, l'album ?

J'ai été assez rapide sur cet album. J'ai signé chez Glénat en septembre 2022 et j'ai fini le projet en juin 2023 (et il faut compter un mois ou deux auparavant, le temps de faire le dossier éditorial). Tout s'est fait à partir du déclic graphique, quand j'ai commencé à dessiner des nuages.

Avez-vous une anecdote relative à cet album ?

Il devait à la base s'appeler L'Homme Nuage (ce qui est un moins bon titre) et être complètement muet (ce qui aurait doublé le nombre de pages et été une grosse erreur).

Sur quoi travaillez-vous actuellement et quels sont vos projets ?

Ma prochaine sortie sera une sorte de suite spirituelle de Nuages, tout en n'ayant rien à voir, à première vue, avec cette BD.

Le 29 avril 2024