Interview de Jean-Louis Roux, à propos des Alpes de Loustal : Au fil de l'autoroute

Découvrez les coulisses de la bande dessinée Alpes de Loustal : Au fil de l'autoroute, parue aux éditions Glénat, en lisant l'interview de son auteur, Jean-Louis Roux.
Vous avez été journaliste, vous êtes toujours critique littéraire et critique d'art, auteur et amoureux de la langue française – avec laquelle vous jouez abondamment dans vos écrits. Comment est née cette passion pour l'écriture et les livres ? Qu'est-ce qui motive à devenir critique ?
La légende familiale (mais c'est une légende, hein !) prétend que j'écrivais déjà des poèmes quand j'étais au CP… Plus tard, je me suis mis à produire de la poésie à tours de bras, vers les 16-17 ans. Comme à peu près tout le monde à l'adolescence, n'est-ce pas… Sauf que moi, l'adolescence passée, j'ai continué ! Et après des études qui m'ont conduit jusqu'au doctorat ès Lettres (ma thèse portait sur la poésie, bien sûr !), je me suis demandé ce que je pourrais faire de ma vie avec un diplôme pareil. Comme j'excluais d'enseigner, je me suis dit que la seule chose que je pouvais envisager, puisque je savais plutôt bien manier les mots, c'était de devenir journaliste. D'autant que j'avais déjà fait pas mal de piges pour la presse, durant mes études. Je me suis donc retrouvé journaliste. Et dans tous les journaux pour lesquels j'ai travaillé, je me suis toujours débrouillé pour glisser de-ci de-là des notes de lecture sur des bouquins récemment parus ou des articles sur des artistes, dès que l'occasion se présentait. Et quand on cherche l'occasion, elle se présente souvent ! Si bien, je saute quelques années, qu'il y a un bon quart de siècle, un hebdomadaire grenoblois m'a recruté, sans que je ne demande rien, pour assurer la critique littéraire et la critique d'art dans ses colonnes : j'étais aux anges ! Après, quand on écrit toutes les semaines sur ces types de sujets, on se forge nécessairement une plume et un œil. Dans le cas contraire, c'est à désespérer… Et il faut vite arrêter ! Quant à déterminer les motivations du critique… Disons que la critique littéraire m'est venue presque naturellement, puisque j'écrivais moi-même des livres : je me trouvais donc dans une proximité avec le petit monde des écrivains et de l'édition. Et pour ce qui est de la critique d'art, c'est une question de sensibilité. L'écrivain se fraie un chemin qui lui est propre, dans l'œuvre de l'artiste : la plume face au pinceau… L'écriture et la peinture sont deux univers proches : séparés, mais absolument complémentaires. On ne compte plus le nombre de livres d'art rédigés par des écrivains, ni le nombre de livres de littérature illustrés par des artistes.
Comment est née l'idée de faire un livre autour de ces panneaux autoroutiers ?
En empruntant l'autoroute, évidemment ! Un jour, il y a déjà plusieurs années, je roulais donc sur l'autoroute et j'ai croisé un panneau, et je me suis dit : « Tiens, on dirait du Loustal » Puis un deuxième panneau : même impression. Du coup, poursuivant ma route, j'ai mis ma vigilance en mode éveil et, au troisième panneau, j'ai repéré sans difficulté la signature de Loustal. Et je me suis exclamé : « Sapristi ! Y a un truc à faire, là ! » Dans la même période, Jacques Glénat et des membres de l'équipe Glénat se sont fait la même réflexion, eux aussi, sur les autoroutes de la région, au volant de leur voiture respective. Du coup, quand la maison Glénat est venue me proposer de bûcher sur le sujet, j'étais tout à fait prêt à me lancer dans l'aventure. Je dirais même que je l'attendais presque !
Dans Les Alpes de Loustal : au fil de l'autoroute, vous avez rédigé l'appareil critique, proche parfois du panégyrique, mais également, vous vous êtes amusé à commenter les panneaux de Loustal, créant ainsi une histoire. Vous portez ainsi un regard sérieux et raisonné, mais également un regard amusé et amuseur sur l'homme et sur cette partie de son œuvre. Ces deux axes, qui se succèdent, étaient-ils présents dès la genèse du projet ?
La difficulté de ce livre, c'était de marier deux domaines qui n'ont a priori rien à voir entre eux : le dessin d'illustration et le patrimoine touristique. Au départ, l'éditeur attendait surtout de moi que je parle des sites, naturels ou patrimoniaux, qui sont représentés sur les panneaux ; alors que moi, ce qui m'a tout de suite intéressé, c'était de parler de Loustal ! On n'a pas tous les jours l'occasion d'écrire un livre sur un artiste de cette envergure : je ne voulais pas rater le coche. Du coup, le livre s'est construit dans ce difficile équilibre. Ce que vous appelez l'appareil critique est constitué de deux textes successifs d'un registre très dissemblable. Le premier est un texte véritablement de critique sur l'univers graphique de Loustal, son œuvre d'auteur de BD : ça me semblait impensable de ne pas profiter de ce livre pour rappeler à grands traits en quoi consistent le talent et la singularité de Loustal. Je me suis autorisé, pour ce premier texte, une grande liberté d'écriture : c'était impératif. Le deuxième texte, en revanche, est d'un ton nettement plus journalistique : il s'agit de raconter l'histoire de cette commande de panneaux d'autoroute, de comprendre comment une telle commande pouvait être menée à bien, de recenser toutes les contraintes, parfois vraiment drastiques, qu'une telle commande impliquait… et, bien entendu, de faire parler Loustal pour savoir comment il s'y était pris pour relever le défi. La seconde partie du livre consiste, en effet, à commenter chacun des panneaux, en essayant, tant bien que mal, de trouver la juste part entre la thématique de ces panneaux et leur traitement graphique. Essayer de montrer comment l'un s'imbrique avec l'autre. Mais je craignais par-dessus tout que le livre ronronne, que la succession des pages soit trop prévisible, trop attendue. D'où le ton d'écriture que j'ai voulu pimpant, léger, parfois même un brin taquin. Je connais bien la région dont parle ce livre, les Alpes françaises, puisque c'est là que j'habite. Par conséquent, ça m'a permis d'en traiter avec plus de sûreté, mais surtout avec plus d'aise. Quand on maîtrise son sujet (et j'ai la prétention de croire que je ne le maîtrise pas trop mal), on peut s'autoriser un supplément d'audace et de fantaisie.
Comment avez-vous organisé les 86 panneaux autoroutiers réalisés par Jacques de Loustal dans ce livre ? Y a-t-il eu un voyage automatique, dérivant, ou avez-vous réalisé un exercice journalistique en alignant dans un ordre prémédité chaque œuvre afin de réaliser une narration ? En d'autres termes, sont-ce les images qui ont initié l'ordre chronologique du voyage ou le verbe ?
Les deux, mon capitaine ! Il y a effectivement un glissement géographique évident qui, de département en département voisin, conduit en toute logique de la Drôme jusqu'à la Haute-Savoie, en passant par l'Isère et la Savoie. Mais j'ai voulu que cette balade ne soit pas trop rigide. C'est la raison pour laquelle, dans le livre, on passe d'un département au département suivant par de petits chapitres qui traitent de sujets « à cheval » sur ces deux départements : le Vercors me permettait de faire le lien en douceur entre la Drôme et l'Isère, puisque le massif relève à la fois des deux départements ; idem pour le massif de la Chartreuse, qui fait le lien entre l'Isère et la Savoie. Mais, à l'intérieur de chaque département, la géographie n'a été qu'un critère d'organisation du livre parmi bien d'autres…J'ai choisi souvent de regrouper plusieurs panneaux en un seul ensemble : tous les panneaux consacrés à un même bassin de vie, par exemple. Ainsi, c'était intéressant de considérer en parallèle les trois panneaux traitant de Chambéry, pour comprendre comment le dessinateur avait circonscrit le propos sur cette ville : quels monuments, quels paysages, quelles activités, etc. Dans un autre ordre d'idées, j'ai opéré aussi des regroupements thématiques. Un exemple : il y a beaucoup de châteaux en Dauphiné. Il aurait été répétitif et carrément fastidieux de les traiter chacun séparément. J'ai préféré les regrouper et procéder ainsi à une petite étude comparative, quant à la composition des panneaux : pourquoi, dans certaines images de châteaux, Loustal a choisi la perspective, les lignes de fuite et l'axe de symétrie, alors que, pour d'autres, il a préféré jouer du décentrement, du décadrage. Il me paraît évident que la composition d'un dessin participe activement de son propos ; et il me semblait nécessaire de le montrer au lecteur. Il est arrivé aussi que ces regroupements thématiques relèvent de la malice pure… Je pense tout particulièrement aux stations thermales : il y en a beaucoup dans les Alpes. Et ça m'a fait jubiler de les commenter ensemble… Vous savez que Loustal éprouve un petit faible pour le dessin de jeunes femmes plus ou moins dénudées ; et, dans ses panneaux traitant des villes d'eaux, il s'en est donné à cœur joie. Sauf que, pour éviter la redite, il a dû feinter. Pour le premier panneau, il a représenté la femme de face. Pour le second, il l'a représentée de dos. Et pour le troisième, il a opté pour le profil ! Je riais intérieurement en pointant le petit tour de passe-passe du dessinateur. Et puis, parfois, j'ai traité un panneau tout seul. Soit parce que le thème ne se prêtait à aucun regroupement, soit parce que j'aurais trouvé incongru de le mêler à d'autres. Le mémorial des Glières, dédié au sacrifice des résistants hauts-savoyards durant l'Occupation, méritait que le lecteur s'y arrête un peu plus longuement, qu'il fasse une pause sur cette page et que rien ne vienne le divertir durant ce petit instant de contemplation, voire de méditation. Alors voilà : pour répondre à votre question, j'ai usé de toutes sortes de stratagèmes pour rythmer la lecture, tenter de créer la surprise et relancer sans cesse l'attention du lecteur.
Sur un tel ouvrage, il est possible de travailler sans mise en contact avec l'auteur. Comment s'est déroulée l'aventure de ce livre sur ce point ?
Pour nourrir le contenu et les angles d'attaque du livre, j'ai eu plusieurs interlocuteurs. Loustal lui-même, bien entendu, que j'ai rencontré au tout début du projet, puis que, plus tard, j'ai longuement interviewé. Mais je n'étais pas inquiet, parce que je le connaissais déjà un peu : il y a quelques années, j'ai été commissaire d'une exposition à Grenoble mariant peinture et bande dessinée ; Loustal était l'un des dessinateurs exposés et j'avais apprécié de travailler avec lui, pour son calme, sa sérénité, sa fiabilité aussi. Parmi les autres interlocuteurs, il y a eu Christophe Syren, le directeur artistique qui assura l'interface entre Loustal et le concessionnaire d'autoroutes : il m'a procuré beaucoup de clés pour comprendre (et donc mieux expliquer) ce chantier complexe que fut la conception et la réalisation de ces panneaux autoroutiers. Il ne faut pas oublier non plus l'éditeur, qui avait certaines idées précises dont il a fallu que je tienne compte pour mener à bien la rédaction de ce livre. Enfin, il convient de souligner que, très vite, l'idée s'est fait jour de prolonger ce livre par l'organisation d'expositions. La première de ces expositions vient d'ailleurs d'ouvrir ses portes au musée des beaux-arts de Chambéry. Il a donc été nécessaire que je garde à l'esprit que certains des passages du livre allaient sans doute servir de cartels pour les œuvres exposées.
Vous le soulignez en début d'ouvrage : Jacques de Loustal a prolongé son œuvre autoroutière par des dessins au fusain, qui illustrent les deux articles initiaux. Y avait-il des pistes éditoriales ou narratives afin d'orienter lesdits dessins ou sont-ils spontanés ?
C'est Loustal lui-même qui est à l'initiative de ces dessins complémentaires. La perspective d'une exposition qui viendrait en renfort du livre (d'abord au musée des beaux-arts de Chambéry, puis, l'an prochain, au couvent Sainte-Cécile de Grenoble) lui a donné l'envie de prolonger l'aventure, mais en se débarrassant des carcans de la commande autoroutière. En préparant la composition des panneaux, il avait remarqué certains paysages ou monuments qui lui avaient beaucoup plu, mais qui n'ont finalement pas été sélectionnés pour les panneaux — ou qui ont été sélectionnés, mais pas comme il l'aurait souhaité. Devant telle montagne, par exemple, Loustal voulait mettre un bouquetin, mais les décideurs ont préféré remplacer le bouquetin par un vététiste ! Pour ces dessins complémentaires, Loustal s'est donc « lâché ». Contrairement à la commande autoroutière qui impliquait beaucoup de contraintes, là il a fait strictement comme il a voulu. Au format vertical des panneaux, il a opposé le format horizontal de ses nouveaux dessins, ce qu'en peinture on nomme justement le « format paysage ». À la gamme de couleurs imposée des panneaux, il a préféré le pur noir et blanc, à la force graphique beaucoup plus affirmée. Et il a troqué le dessin à l'encre et au pinceau (plus adapté aux panneaux autoroutiers, parce que plus précis) pour le dessin au fusain. Le fusain, par sa matérialité, rend mieux compte de l'âpreté de la montagne, de la rudesse de l'univers minéral. Loustal s'en est donné à cœur joie. Et cerise sur le gâteau : devant la montagne, il a enfin pu éjecter le vététiste imposé, afin de redonner sa place au bouquetin de ses rêves ! Loustal a réalisé ses fusains, alors que j'étais en pleine écriture du livre. C'étaient les vacances d'été. L'épouse de Loustal m'a d'ailleurs raconté que ce dernier dessinait des montagnes, alors qu'il était assis face… à la mer ! Il nous envoyait des photos de ses fusains au fur et à mesure de leur réalisation. Si bien qu'à un moment donné, nous nous sommes dit que ce serait dommage que ces fusains soient seulement réservés aux expositions : nous avons pris la décision de les intégrer au livre. Et je suis enchanté que ces fusains soient en effet dans le livre, parce qu'ils lui apportent un surcroît d'attrait. Et qu'ils montrent un autre aspect des multiples talents de Loustal.
Combien de temps vous a demandé ce voyage littéraire (ou autoroutier) ?
L'écriture du livre a été plutôt rapide : environ un mois, si je me souviens bien. Mais avant l'écriture, il y a eu toute la gestation, qui a été beaucoup plus longue ! C'est facile d'avoir une idée, mais c'est beaucoup plus délicat de la mettre en œuvre… Affiner le concept, concilier toutes les exigences, construire le livre, l'imaginer mentalement, aller chercher l'information là où elle est (et on ne sait pas toujours où elle est !), réunir la documentation, etc. Et puis surtout : s'arrêter sur chaque dessin, le regarder longuement, le scruter comme on mène une enquête, se demander comment le plein et le vide en viennent à si bien s'équilibrer, et pourquoi le dessinateur a mis tel trait là où il est et pas ailleurs, et pourquoi telle tâche de couleur happe à ce point le regard, etc. Pour faire parler un dessin, il ne faut pas avoir peur de tomber dedans !
Avez-vous une anecdote relative à cette aventure ?
Oui… Si l'on veut… Les hasards de la vie et mes pérégrinations critico-littéraires ont fait que j'ai beaucoup écrit sur Sergio Toppi, l'un des plus grands noms de la bande dessinée transalpine de la seconde moitié du vingtième siècle : une petite dizaine de livres, tous édités par Mosquito, dont Trait pour trait – Croquis, esquisses et eaux-fortes (2015) et La Légende de Conaire Mór, roi d'Irlande (2021). Et, dans la même période, j'ai eu la chance d'écrire la postface de l'album de Joost Swarte, New York Book (Dargaud, 2018). Et je me disais que c'était bien d'avoir écrit sur un Italien et sur un Néerlandais, mais que ça serait bien aussi si j'écrivais un jour sur un Français ! Et je me demandais quel dessinateur français aurait ma préférence, si on me proposait d'en choisir un. Et de fil en aiguille, par toutes sortes d'éliminations, j'en suis venu au nom de Loustal… Du coup, quand l'équipe de la maison Glénat m'a proposé d'écrire ce qui allait devenir Les Alpes de Loustal, j'ai été sidéré de cette bonne fortune qui s'offrait soudain à moi ! Cela étant, le livre de Swarte était consacré à ces dessins de « unes » pour The New Yorker, la plupart de mes écrits sur Toppi ont porté sur ses dessins d'illustration. Quant à Loustal, ce sont ses panneaux d'autoroute ! Je continue à avoir bon espoir d'écrire enfin, un jour ou l'autre, un livre sur les BD d'un dessinateur de BD !
Sur quoi travaillez-vous actuellement et quels sont vos projets ?
L'expérience m'a enseigné, parfois amèrement, qu'il ne faut pas vendre la peau de l'ours avant de l'avoir tué. Ce n'est pas que je sois sans projets : j'en ai plein mes tiroirs ! Mais ainsi que dit l'adage, il y a loin de la coupe aux lèvres. Alors, comme je suis un peu superstitieux : pour l'instant, ce sera motus et bouche cousue !
Le 22 décembre 2024