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Interview de Jean-Yves Delitte, à propos de Santiago de Cuba

Couverture de la BD Les Grandes batailles navales : Santiago de Cuba

Découvrez les coulisses de la bande dessinée Santiago de Cuba, parue aux éditions Glénat, dans la collection Les Grandes batailles navales, en lisant l'interview de son auteur, Jean-Yves Delitte.

L'ancre, à côté de votre nom sur la couverture est-elle le sigle de votre titre de peintre officiel de la Marine et en quoi consiste ce titre ?

L’ancre est une signature que le détenteur du titre honorifique de Peintre Officiel de la Marine joint usuellement à son nom. Bien entendu, d’aucuns pourraient l’apposer, il n’existe pas de texte de loi ou un quelconque règlement. Par contre le titre de Peintre Officiel de la Marine n’est pas « libre d’accès », si vous me permettez l’expression. C’est une institution officielle attachée à la Marine et qui donc, paradoxalement, dépend du Ministère de la défense. Sauf erreur de ma part, en France, il faut participer à une biennale dont l’inscription est payante au demeurant. À l’issue, on peut être primé et donc être proposé au titre dont les places sont, hélas, comptées  ! La France offrant un grade « honorifique » d’officier de marine, elle permet l’embarquement au sein des bâtiments de la Marine - on peut écrire la Royale. En Belgique, il faut se soumettre durant trois années consécutives à un jury. La mission du jury, au-delà de juger des qualités artistiques - ce qui est toujours très subjectif - est de contrôler que l’œuvre de l’artiste soit principalement maritime et non occasionnellement. Ce titre se porte à vie, sauf si naturellement - comme d’ailleurs bien des médailles – vous le déshonorer  ! Je reconnais avoir une réelle fierté à porter ce titre, qu’importe la nationalité, par contre je ne peux m’empêcher d’être le témoin consterné en voyant ces belles institutions souffrir cruellement d’un manque de financement des autorités publiques  !

Dans son interview, Christian Cailleaux, m'avait dit avoir embarqué avec l'acteur Bernard Giraudeau sur des bateaux militaires.

Bernard Giraudeau, dont je garde le merveilleux souvenir d’un jour avoir partagé un repas à Concarneau, était écrivain de Marine. Un titre similaire aux peintres et qui offre les mêmes prérogatives et honneurs. À ce titre, un peintre ou un écrivain peut inviter des personnes à le suivre à bord, tout comme la marine à la possibilité d’inviter des civils.

En fin d'album, vous proposez un cahier historique de 8 pages,que vous avez vous-même rédigé et documenté. Est-ce que ce cahier est le point de départ de votre scénario, ou vient-il enrichir un scénario déjà réfléchi, et permettre de mieux l'ancrer dans l'histoire ?

Quand la collection a été imaginée, j’avais une frustration, celle de ne pas pouvoir tout dire et expliquer. Les contraintes liées à un album de BD, en commençant par le nombre de pages, vous imposent de passer sous silence certaines choses. Prenez comme exemple l’une des plus célèbres batailles, celle de Trafalgar, il existe une multitude d’ouvrages qui ont traité le sujet, des centaines et même des milliers de pages  ! Moi, je n’ai que 46 pages  ! De plus, c’est une BD avec ses codes de lectures. C’est donc dans l’optique d’enrichir la bande dessinée que ce complément de 8 pages a été pensé. Bien entendu sa rédaction commence avec l’élaboration de la BD, lors du travail de recherche. À ce titre, les 20 premiers “cahiers didactiques” ont été reliés pour former un livre qui est sorti en librairie l’année dernière, Les Grandes Batailles Navales, 2500 ans d’histoire.

Qu'est-ce qui vous a motivé à vous spécialiser en tant que dessinateur de bateaux et de batailles navales ?

Comme j’aime le dire avec ironie, la Belgique avec son immense littoral ne peut que susciter les vocations maritimes. Plus simplement et sérieusement, j’ai toujours eu un attrait pour le grand large et l’histoire. Et même si mes premiers récits en bande dessinée illustraient d’autres univers, un regard avisé pourra y découvrir déjà quelques clins d’œil à la marine. D’aucun n’y porte pas d’attention ou l’ignore, mais notre histoire, celle qu’on écrit en majuscule, est étroitement liée à la marine. L’une des premières inventions de l’homme, bien avant la roue, c’est le navire. Les principales découvertes de notre monde se sont faites par la mer. L’histoire de la marine, pour peu de faire l’effort de s’y plonger, est extraordinaire. Par contre il est vrai que peu d’auteurs semblent vouloir s’y aventurer et ceux qu’ils le font, ne prennent pas toujours le temps d’étudier réellement le sujet.

>Nous reviendrons dans une autre question au biais de la presse que vous avez utilisé dans cet album, mais hormis cela, comment avez-vous construit votre scénario autour de la bataille de Santiago de Cuba ? Optez-vous toujours pour le même angle, quelle que soit la bataille navale ?

Lors de l’élaboration de la collection j’avais mis sur le coin de ma table un principe : éviter une narration didactique et trop scolaire. De plus, il est toujours délicat de faire tenir certains propos à des personnages qui sont rentrés dans l’Histoire, au risque de la déformer. J’ai donc fait le choix d’avoir comme “ligne éditoriale”, celle de faire vivre l’histoire principalement à travers le regard des seconds couteaux, des anonymes, des personnages souvent fictifs. Tantôt un gabier, tantôt un quartier maître ou encore un timonier, parfois un jeune enseigne. Des personnages qui ne sont pas présents dans les livres d’histoire et avec lesquels on peut avoir une liberté de ton tout en restant crédible car il n’est pas question, naturellement, de verser dans la mode du wokisme ; au XVIIIe siècle, pour l’exemple, l’esclavage étant une normalité et la femme soumise à l’autorité de l’homme. Mes personnages ne vont donc pas critiquer cette situation et devenir avant l’heure des défenseurs de la cause féminine ou celle des peuples opprimés. Quant au découpage général de chaque histoire, je m’applique à proposer différents angles selon les batailles. Même si les 46 pages sont souvent, hélas, trop étroites pour poser l’action et présenter au lecteur tous les tenants et les aboutissants qui ont conduit à la bataille.

Vous avez choisi dans Santiago de Cuba, de montrer une réalité qui existe depuis longtemps, quel que soit le pays, c'est l'acoquinage entre les politiques et la presse et les médias, qui ont souvent manipulé les foules afin de cautionner les guerres. Un terme désigne cela, le living room war. Vu que les médias sont partis prenants dans cette attitude, toujours existante, et qu'il est dès lors impossible de dénoncer cela par voie de presse, pensez-vous que la BD puisse avoir un impact d'éveil et permette de prendre du recul vis-à-vis des médias, notamment en montrant des faits historiques prouvant ce fait ?

J’aimerais être encore naïf et avoir de grands rêves, mais l’homme est tristement con  ! Oui, c’est vulgaire, mais aussi un amer constat. La manipulation des masses et la propagande font partie de l’histoire de l’humanité. Je ne suis pas adepte du grand complot et je ne pense pas que nos « dirigeants » sont tous des Machiavel, je ne leur donne pas cette intelligence, ils sont à l’image du bon peuple, simplement ils ont un peu plus d’audace. J’ai croisé quelques politiques, c’est affligeant parfois leur inculture, l’histoire, l’art, les grands thèmes qui nous définissent, ils en ignorent tout. Lors de la crise sanitaire encore en mémoire, une ministre de la Culture justifiait fièrement la fermeture des libraires car le livre était, selon elle, un vecteur de la contamination (sic)  ! Et le paquet de pâtes dans les supermarchés, alors ? Pathétique  ! Pour autant, d’aucun n’a réagi et le bon peuple, tout comme le journaliste qui l’interviewait, a hoché de la tête. Plus récemment, je débattais sur la guerre qui secoue actuellement les frontières à l’est de l’Europe. Il y aura dans la collection des Grandes Batailles Navales trois récits qui concernent ces régions : la bataille de Tchesmé (1770), de Navarin (1827) et celle de Sinope (1853). Je tentais d’expliquer l’histoire afin de démontrer qu’un conflit a souvent des racines profondément ancrées. Sans remonter à la bataille de Tchesmé, il y a eu la chute de l’empire des Romanov, le bolchévisme, le charmant Staline et ses exactions, la nazification durant la seconde guerre mondiale. Mes interlocuteurs se sont contentés de répéter le message des médias. Étudier l’histoire permet de comprendre les conflits et de concevoir, en conséquence, des solutions pour ramener la paix. Mais faut-il le vouloir  ! Quant aux médias, ils participent à ce grand cirque. Les journalistes sont vecteurs d’opinion, les journaux ont une ligne éditoriale, même si elle a pour principe pour certains de satisfaire un actionnariat et l’audimat. Notre indulgence, pour ne pas dire notre soumission, envers internet est effrayante et avec l'intelligence artificielle qui envahit notre monde, on va pouvoir réécrire notre histoire  ! Bienvenue dans le monde demain  !

L'album offre trois superbes doubles pages. Combien de temps avez-vous consacré à chacune et en quel format les avez-vous travaillé ?

C’est un peu la caractéristique de mes ouvrages de bande dessinée depuis quelques années, offrir aux lecteurs trois doubles pages, sans parler de l’illustration de couverture qui couvre le plat avant et arrière dans la collection des Grandes Batailles Navales. Il faut dire qu’avec des thèmes de marine, le format usuel des cases donne un sentiment d’étouffement ou d’étroitesse. Les vaisseaux du XVIIIe, que j’affectionne en particulier, avaient une longueur approximative de 170 pieds, soit un peu mois de 60 mètres. Les cuirassés et les croiseurs comme ceux repris dans Santiago de Cuba avaient une longueur d’un peu plus de 100 mètres. Je pourrais aussi évoquer les ouvrages consacrés aux batailles de la 1ère et la 2e guerre mondiale où les navires avec les cuirassés et les porte- avions avaient des longueurs dépassant allègrement les 200 mètres. Pour les mettre en scène, sans tomber dans de la miniature, il faut de l’espace. Les originaux se font sur un format moyen de type A1 (+/-60x80cm). Quant au temps consacré à ces illustrations, il est variable. Pour une illustration de couverture, c’est une petite semaine. Le délai découlant de la technique utilisée, de l’aquarelle et de la gouache. Je dois patienter pour éviter que les couleurs ne se mélangent. Pour les illustrations des pages intérieures, c’est une mise en couleur numérique, il y a donc un gain de temps et certaines illustrations sont réalisées dans la journée. Mais parfois cela peut prendre plusieurs jours et ce n’est pas toujours la complexité du dessin qui le justifie. Le rendu d’un ciel ou d’une mer peut demander plus d’application que celui d’une bordée de canons.

Si les doubles planches et la couverture sont travaillées en peinture, les autres planches sont travaillées en dessin traditionnel sur format A3 puis numérisées et colorisées ? Pouvez-vous nous parler de Douchka Delitte, la coloriste, et de son travail, car la couleur contribue fortement à la beauté et au succès d'un album, et quand le travail se fait en famille, c'est aussi souvent une belle histoire.

Les pages intérieures ont également un grand format, plus exactement elles font 46 x 58 cm. Bien entendu, la mise en couleurs comme cela se fait depuis toujours est à la dimension de l’édition. Mais avec le numérique on peut faire des agrandissements sur l’écran. Quant au travail de ma fille, c’est toujours délicat d’en parler. Si je me montre trop élogieux on va mettre en doute ma sincérité. L’avantage de travailler en famille c’est avant tout la proximité et la facilité du dialogue.

Combien de temps en moyenne demande un album de cette collection, de la recherche de documentation à la livraison de la dernière planche à l'éditeur ?

Il est toujours embarrassant de fixer des délais d’exécution pour un ouvrage, d’autant plus que pour ma part, j’élabore simultanément plusieurs projets. Pour dire, quand je finalisais l’album sur la bataille de Santiago de Cuba, je dessinais parallèlement les premières pages du second tome sur le pirate La Buse, tout en ébauchant un nouveau livre de la collection À bord qui évoquera l’histoire des paquebots. Par ailleurs, dans la collection des Grandes Batailles Navales, je ne réalise pas tous les ouvrages intégralement, je délègue le dessin de certains nombres d’ouvrages à d’autres auteurs. Autrement dit, le temps consacré aux ouvrages de la collection est variable. Tout cela dit, s’il fallait donner un temps cumulé pour la réalisation d’un ouvrage, on pourrait évoquer de manière théorique 4 à 5 mois.

Quels sont vos projets en cours et futurs et quels seront les prochains albums des Grandes batailles navales ?

Les projets ne manquent pas sur le coin de ma table… On peut citer, le second tome sur la Buse ou encore le découpage d’un ouvrage sur la pirate chinoise Zheng shi. Il y aussi deux ouvrages dans la collection des Grandes batailles navales qui doivent sortir prochainement, un premier sur la seconde Guerre de l’Opium et mis en image par l’auteur coréen Q-Ha, et un autre sur la bataille de Sinope et dessiné par Sandro. Il y a également deux autres ouvrages de la collection que je prendrais en charge, l’un sur la bataille de Tchesmé et l’autre sur la bataille de Navarin. Parallèlement, j’ai aussi la collection de beaux livres À bord qui se poursuit. Le cinquième livre sur les paquebots sortira à la fin de cette année et avant de m’attaquer au suivant qui portera sur les navires de servitudes. Et avec tout cela, j’ai encore d’autres projets dont je ne parlerai car ils ne sont pas finalisés.

Le 12 septembre 2023