Interview de José-Luis Munuera, à propos de Peter Pan de Kensington

Découvrez les coulisses de la bande dessinée Peter Pan de Kensington, parue aux éditions Dargaud, en lisant l'interview de son auteur, José-Luis Munuera.
Comment êtes-vous devenu auteur de bande dessinée ?
Dans ma tête, je suis dessinateur professionnel depuis l'âge de huit ans ! Tout naturellement, j'ai toujours su que je consacrerais ma vie à raconter des histoires visuellement. J'aurais pu faire du cinéma, de l'animation, mais le fait de pouvoir raconter n'importe quoi avec un crayon (et une dose de patience et de ténacité folle), sans avoir besoin de gros budgets, simplement en faisant sortir de mon crayon sur scène ma petite troupe de théâtre, m'a conduit inexorablement vers la BD. J'ai étudié les Beaux-Arts à Grenade, mais en dernière année de licence, je me suis consacré à la composition d'une bande dessinée de 24 planches avec laquelle je me suis présenté au Festival d'Angoulême. Je me suis placé sur la zone internationale et j'ai commencé à montrer mon dossier à tous les éditeurs ; finalement, l'un d'eux a été assez intéressé pour me présenter à un autre jeune auteur qui cherchait des illustrateurs pour ses idées, Joann Sfar, et c'est avec lui que j'ai réalisé mes premières bandes dessinées.
Peter Pan de Kensington est votre troisième adaptation, après Bartleby, le scribe en 2022 et Un Chant de Noël en 2023. Bartleby est un récit relativement méconnu en France, comme Le Petit Oiseau blanc, qui a inspiré Peter Pan de Kensington. Par contre, Un Chant de Noël est connu de tous. Qu'est-ce qui vous a orienté dans le choix des livres que vous souhaitiez adapter ?
Une intuition abstraite, une image qui s'impose, la curiosité de voir comment elle pourrait être adaptée… Ce qui m'intéresse avant tout, c'est d'adapter des textes qui me permettent aussi de parler de mes propres choses, en mettant le texte original entre moi et le lecteur, comme une sorte de masque, de déguisement, qui ne fait que me protéger pour que je puisse parler de choses extrêmement intimes sans gêne, sans honte. Parfois, c'est mon éditeur qui me fait découvrir le texte original, pensant qu'il pourrait m'intéresser (comme dans le cas de Bartleby et de ce Peter Pan), mais surtout, avant de se lancer dans l'aventure, il y a une longue période de réflexion, d'immersion dans l'œuvre et en moi-même pour découvrir quel sera mon angle, mon point de vue sur l'histoire. Je lis le texte plusieurs fois, mais aussi un maximum d'œuvres de l'auteur, j'essaie de m'en imprégner, et puis je me débarrasse de tout cela pour donner ma propre version.
Richard Comballot qui signe la préface de la bande dessinée nous explique que Peter Pan de Kensignton est une adaptation libre du Petit Oiseau blanc dans laquelle vous intégrez des scènes et des personnages de l'univers de Peter Pan tel que nous le connaissons tous, malheureusement via le prisme de Disney. Peut-on aujourd'hui s'affranchir totalement de l'œuvre de Disney, qui a tendance à largement dénaturer les œuvres adaptées.
Oh, mais je suis beaucoup moins sévère avec le travail de Disney ! Au fait, en ce qui concerne Peter Pan, l'adaptation de Disney est impeccable. Certes, elle élimine les éléments plus évanescents, plus problématiques qui imprègnent l'œuvre et auxquels j'adhère au contraire depuis le début, mais d'un point de vue visuel, c'est une merveille. La séquence où les personnages survolent Londres est un artefact parfait pour créer de la magie et de la rêverie, et d'une certaine manière, j'ai essayé de m'approcher de cette émotion avec mon travail. Alors, bien sûr, mon adaptation a d'autres objectifs : elle est plus adulte, plus sévère, moins condescendante pour le lecteur, et, en fait, elle élimine pratiquement la composante « aventure » pour se concentrer sur les aspects magiques, sur ce qu'il y a de merveilleux. Mais le merveilleux est nécessairement lié à l'obscurité, à l'inconnu, aux seuils qui nous séparent de l'imaginaire… C'est dans ce territoire que se déplace mon récit.
Vous faites un clin d'œil à Lewis Caroll, autant scénaristiquement que graphiquement, avec la reine du jardin. Pourquoi avoir eu envie de faire ce clin d'œil ?
Je pense que Barrie ne peut être compris sans Carrol, dans le sens où la porte ouverte par l'un est celle qui mène à l'autre : tous deux étaient des individus très particuliers, troublés, hantés par leurs propres démons intérieurs, et qui ont utilisé la littérature et en particulier le fantastique pour se projeter et parler, de manière métaphorique, de questions beaucoup plus profondes qu'il n'y paraît a priori. Par ailleurs, les illustrations de John Tenniel pour le texte de Carrol s'inscrivent dans la tradition figurative qui remonte à Arthur Rackham, premier illustrateur de Barrie et ma principale référence, et qui, de fait, s'articule parfaitement avec ma propre conception graphique.
Quand on adapte librement un ouvrage, procède-t-on d'abord avec une adaptation fidèle, puis des parenthèses libres, où la partie créative intervient dès le début, quitte à devoir réécrire le chainage logique de l'histoire, s'il est mis à mal par l'ajout ?
Je suppose que cela dépend de chaque auteur, mais dans mon cas particulier, l'objectif est de créer une œuvre qui, sans trahir l'original, présente une lecture différente et personnelle : la mienne. Mon travail consiste donc à trouver dans le texte les éléments auxquels je peux m'identifier personnellement et à reconstruire l'histoire à partir de ces éléments. Parfois, comme dans le cas d'Un Chant de Noël, la structure de l'histoire reste inchangée, mais dans d'autres cas, comme dans ce Peter Pan, il est nécessaire de créer toute une logique narrative pratiquement à partir de zéro, en s'appuyant sur le travail de l'auteur original.
Page 24-25, double page, et surprise, page 25, le titre de l'album est remis sur le fond noir et bleu, en blanc. Il est vrai qu'au début du livre, il n'y a pas eu de page de garde, mais un plan, puis une immersion immédiate dans l'histoire, avant une page blanche marquant une ellipse… Mais page 25, c'est au-delà du quart du récit, pourquoi ce choix ?
Car c'est à ce moment-là que commence « l'aventure », l'histoire proprement dite. Jusqu'à cette page, l'intention est d'immerger le lecteur dans l'univers particulier où se déroule l'action, de donner un aperçu de la logique interne qui l'articule, de ses lois, et de présenter les personnages principaux. Une fois cela fait, si le lecteur se sent à l'aise et veut continuer, il est temps de faire le voyage ensemble.
Comment travaillez-vous le dessin en général, et plus particulièrement pour cet album ?
L'analogique et le numérique sont pour moi des outils qui cohabitent naturellement : normalement, je commence à travailler dans mes petits carnets, croquis, notes, lignes de texte, taches d'encre… L'idée est de composer une sorte d'évocation abstraite de ce que je cherche. Ensuite, je dessine la page proprement dite sur l'iPad, avec Procreate. Cette première étape est ensuite imprimée et sur cette impression, je retravaille l'ensemble à l'aide de crayons, de feutres, de mes aquarelles… tout est très chaotique, très organique. Le résultat est ensuite scanné et, dans Photoshop, j'assemble le tout et ajoute une dernière phase de post-production pour travailler sur la gestion de la lumière, la profondeur de champ et les textures, le tout en niveau de gris. Une fois cela fait, j'ai un document numérique que j'envoie à mon excellent coloriste, Sedyas, qui se charge d'appliquer les couches de couleur sur ce travail.
Combien de temps vous a demandé, au total, l'album ?
C'est difficile à dire, car entre le moment où je commence à penser à l'adaptation et celui où je m'y attelle, cela peut prendre des années (dans le cas de Bartleby, trois ans). C'est le moment où je rassemble des informations, où je lis le plus possible sur l'auteur et son contexte historique et où je commence à composer ma version du texte. Ensuite, lorsque j'entre dans la phase de production proprement dite, j'essaie toujours d'être très rapide, de ne pas perdre de vue ma direction, d'être très clair sur mon objectif et sur cette première intuition, ce mystère, qui m'a fait m'intéresser à l'histoire : normalement, en six mois environ, le gros du travail est prêt. Mais ce sont six mois très intenses, avec des journées de quatorze heures et aucun repos le week-end. Dans ces moments-là, je suis en quelque sorte possédé par l'histoire et la vision qui se forme dans ma tête et que j'essaie désespérément de transmettre au lecteur.
Avez-vous une anecdote relative à cet album ?
Avec ma famille, nous avons l'habitude de passer Noël à Londres, de regarder des pièces de théâtre, d'assister à des comédies musicales et de fouiller dans de vieilles librairies. Dans l'une d'elles, alors que je réfléchissais à l'adaptation de Peter Pan, j'ai trouvé une édition originale de la même œuvre, comme un présage, une prémonition, imprégnée d'autant de magie que de poussière…
Sur quoi travaillez-vous actuellement et quels sont vos projets ?
Je travaille actuellement sur l'adaptation d'un texte contemporain Son Odeur après la pluie de Cédric Sapin-Defour, tout en préparant l'adaptation d'une histoire très peu connue, mais imprégnée d'un délicieux humour « british » de H. G. Wells, l'un des pères de la science-fiction. Je travaille également avec Kid Toussaint sur une histoire ayant pour toile de fond le célèbre concert de Woodstock en 1969, la plus grande fête hippie de l'histoire. Je n'ai pas l'intention de m'ennuyer avant longtemps, très longtemps...
Le 15 août 2024