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Interview de Julien Martinière, à propos de À la Ligne : Feuillets d'usine

Couverture de la BD À la Ligne : Feuillets d'usine

Découvrez les coulisses de la bande dessinée À la Ligne : Feuillets d'usine, parue aux éditions Sarbacane, en lisant l'interview de son auteur, Julien Martinière.

Comment êtes-vous devenu auteur de bande dessinée ?

J'ai démarré ma carrière dans l'album Jeunesse, mais j'ai toujours été attiré par la bande dessinée. En tant que lecteur, puisque j'en dévore depuis toujours, et en tant que dessinateur, puisque lorsque j'étais étudiant aux Beaux-Arts de Poitiers, je participais à des fanzines BD. Après mon album jeunesse Le tracas de Blaise, j'ai envoyé quelques books à des éditeurs de BD, et Les enfants rouges m'a proposé d'adapter le roman de Benjamin Taïeb, ce qui a donné mon premier album BD Ma Déconversion.

Qu'est-ce qui vous a donné envie d'adapter le roman de Joseph Ponthus ?

C'est Frédéric Lavabre, l'éditeur de Sarbacane, qui m'a proposé de lire le livre de Joseph qu'il venait de découvrir. Le livre m'a secoué. Sa prose, son propos, sa description de l'aliénation du travail, mais aussi sa grande humanité, beaucoup de choses résonnaient en moi. Il m'a semblé évident qu'il fallait faire ce roman graphique, avec l'idée que l'image pouvait apporter une dimension supplémentaire intéressante. Je savais aussi que ce serait un long travail, exigeant et attendu au tournant vu le succès du roman.

Joseph Ponthus est décédé en février 2021 des suites d'un cancer généralisé. Aviez-vous commencé l'adaptation de son livre à son époque ou l'avez-vous commencé de manière posthume ?

J'avais effectivement commencé à travailler sur l'adaptation de son roman avant son décès. Nous avions pu nous rencontrer et il a accepté que je mette en image son roman après avoir vu des croquis. Il était assez éloigné du monde de la bande dessinée, et ce sont plus des échanges sur des références livresques, documentaires et filmiques que nous avons eues. J'ai appris son hospitalisation puis son décès alors que j'étais dans la réalisation de l'album, ce qui m'a fortement attristé. Je me suis d'ailleurs beaucoup questionné sur la légitimité de mon travail à partir de ce moment.

Avez-vous respecté les étapes traditionnelles de la réalisation d'une BD, à savoir synopsis, scénario, storyboard, crayonné, encrage, ou avez-vous shunté certaines étapes ?

J'ai lu le livre plusieurs fois afin de m'en imprégner. J'ai ensuite réalisé des croquis pouvant poser une ambiance. Il a fallu ensuite imaginer le découpage du livre afin de savoir quels chapitres j'allais garder ou non. J'ai ensuite imaginé un storyboard et réfléchi aux dialogues et aux textes. Cette phase s'est faite en discussion avec Frédéric Lavabre qui envoyait mes avancées à Alice Déon, l'éditrice de la Table ronde qui publie le roman de Joseph. Une fois d'accord sur le rythme et le découpage de la BD, j'ai pu réaliser des crayonnés précis que j'ai ensuite encrés au rotring.

Comment avez-vous travaillé le scénario ?

Je suis parti des mots de Joseph. J'ai d'ailleurs repris beaucoup de formulations tellement je trouvais qu'elles avaient une force et une vérité folle. J'ai cependant dû apporter des dialogues et certains changements afin que le passage en bande dessinée garde une certaine fluidité et permette de donner corps aux personnages. Là où il m'a fallu faire des choix, c'est dans ce que je gardais ou non en terme de chapitres, car en soi, la BD aurait pu faire 100 pages de plus, mais les 200 pages finales du projet m'ont déjà demandé un temps et un travail considérables.

Vous utilisez de nombreuses ellipses dans vos bulles, comme : « Ses yeux sont d'un fou » (page 126), et vous utilisez une formule intéressante, mais rare, page 156 : « Et des tas d'autres trucs qui m'acharnent quand je ferme les yeux. » Ces formulations surprennent, sont-ce des citations du livre de Joseph Ponthus ?

Ce sont des formules de Joseph que l'on peut retrouver dans le livre. Je ne voulais pas enlever des formulations aussi puissantes et garder le lien avec le livre d'origine.

Dessiner une bande dessinée de 200 planches environ demande une immersion sur la durée dans l'univers choisi. Un nombre conséquent de pages sont allouées à l'abattoir. Avez-vous changé votre comportement de consommateur suite à avoir réalisé ce livre ?

J'ai dû faire beaucoup de recherches documentaires afin d'appuyer mon dessin sur une certaine forme de vérité et de rendre crédible ce que je dessinais. Même s'il n'est pas aisé de trouver trace de ce qu'il se passe à l'intérieur des abattoirs, j'ai vu suffisamment d'éléments pour m'ébranler. Cela m'a effectivement beaucoup retourné de prendre conscience de ce monde invisibilisé. Ces millions d'animaux tués, dans des conditions qui sont celles de l'usine, de la chaîne, c'est extrêmement perturbant. Même si je continue de manger de la viande, j'ai fortement réduit ma consommation et je ne me sers quasiment plus que chez mon boucher du marché, qui travaille à l'ancienne en choisissant ses bêtes. Au-delà de la question animale, c'est de la condition ouvrière dont je souhaitais parler, du travail, de son aliénation, de son imprégnation dans les corps et les têtes. Et en cela, il me semblait important de faire un livre qui rejoigne mes convictions politiques.

Dans les remerciements, vous écrivez : « À mon grand-père, Jack, qui savait mettre “la cabane sur l'chien” avec la CGT ». Que voulez-vous dire par là ?

C'était une expression de mon grand-père qui voulait dire qu'il mettait la cabane ou la niche sur le chien, en somme qu'il retournait les choses, un peu comme si l'on renversait la table. Il utilisait souvent cette expression pour parler des grèves ou des piquets de grève.

Comment avez-vous travaillé le dessin ?

Mon dessin est exclusivement réalisé en traditionnel. J'ai un crayonné de la planche réalisé sur papier au format quasi identique du livre. Je vais ensuite encrer directement par-dessus avec un rotring très fin. Les rotrings sont ces stylos tubulaires remplis avec de l'encre de Chine que les architectes utilisaient pour faire leurs plans. Le trait n'a pas de variations comme avec une plume ou un pinceau. Ensuite, je gomme avec une mie de pain, je scanne mes planches et les nettoie sous Photoshop afin de réajuster les blancs et d'enlever les salissures ou éventuels restes de crayon gris que j'aurais mal gommés.

Vous utilisez le pointillisme pour nuancer le noir et blanc de À la ligne : feuillets d'usine. Comment avez-vous réalisé cette technique ?

Là aussi, c'est fait au rotring. Mes originaux sont comme ce que vous trouverez dans les pages du livre, aucun apport de textures ou autres faits après coup. Et c'est réalisé au rotring à la main, ce qui peut, notamment pour des scènes nocturnes, me prendre énormément de temps.

Combien de temps vous a demandé, au total, l'album ?

J'ai travaillé plusieurs années sur le projet. Je n'ai pas fait que cela, j'ai aussi dû réaliser des albums jeunesse en parallèle, et j'enseigne également en école d'art. Tout cela fait que les journées filent à toute vitesse. Et il faut avouer que mes ombrages en pointillisme sont extrêmement chronophages.

Avez-vous une anecdote relative à cet album ?

J'ai glissé des lieux que j'ai fréquentés, comme des bâtiments de la ville de Poitiers où j'ai fait mes études, ou des personnages qui sont des amis à moi, comme des clins d'œil. On me dit aussi que le personnage principal me ressemble beaucoup physiquement parlant. Sinon, au départ, j'avais imaginé que Pop Pok, le chien de Joseph, serait un berger allemand. Juste parce que j'aime bien l'esthétique de ces chiens. Or, l'éditrice de Joseph m'a demandé si je pouvais en faire un border collie puisque le vrai Pop Pok est de cette race. Connaissant l'attachement de Joseph pour son chien, je me suis donc ravisé, et finalement, j'aime beaucoup l'esthétique de cette race.

Sur quoi avez-vous travaillé actuellement et quels sont vos projets ?

J'ai la promotion du livre à assurer, avec beaucoup de sollicitations de librairies pour venir en dédicace dans leurs locaux. Je travaille aussi sur un nouvel album jeunesse, mais j'aimerais bien renouveler l'expérience de la BD en partant sur un nouveau projet d'adaptation et vite remettre le pied à l'étrier.

Le 7 octobre 2024