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Interview de Laura Merla, à propos de Deux toits, un chez-moi ?

Couverture de la BDDeux toits, un chez-moi ?

Découvrez les coulisses de la bande dessinée Deux toits, un chez-moi ?, parue aux éditions Kennes, en lisant l'interview de sa porteuse de projet, Laura Merla, sociologue.

De 2016 à 2022, vous avez dirigé le projet MobileKids : Enfants vivant dans des familles multi-locales après une séparation. Un projet financé par le conseil européen de la recherche (ERC). Quel était le but de ce projet de recherche et quelles en ont été les conclusions après six années ?

MobileKids est un projet de recherche en sociologie qui vise à comprendre la garde alternée à partir du vécu des enfants eux-mêmes. Concrètement, j’ai mené avec Bérengère Nobels un travail approfondi avec vingt et un jeunes Belges âgés de 10 à 16 ans et qui résident de manière alternée et à peu près égale, chez chacun de leurs parents divorcés ou séparés. Nous nous sommes posé les questions suivantes : quels sont les défis auxquels ils sont confrontés au quotidien ? Quelles compétences, manières d’être et de faire développent-ils dans ce contexte ? Quelles ressources mobilisent-ils pour organiser leur mobilité, s’approprier ce mode de vie, définir et entretenir leur place dans chaque foyer ? Comment se construisent-ils un « chez-soi » ? Nous avons constaté que les jeunes rencontrés se construisent un chez-soi à la fois dans le logement de chaque parent et dans les connexions qui les relient. Ainsi, on pourrait dire que le chez-soi de ces jeunes prend la forme d’un archipel composé de deux îles (l’habitation d’un parent et celle de l’autre parent). Chaque île est différente de l’autre par ses caractéristiques : les lieux, l’atmosphère, et les personnes qui y vivent sont différentes. C’est ce qui donne à chaque île son caractère unique. Mais les îles entre lesquelles les enfants naviguent sont connectées entre elles : ils passent continuellement de l’une à l’autre, ils vivent à la fois chez l’un et chez l’autre. Les deux foyers forment donc un tout dans la vie des ados, comme un archipel qui regroupe plusieurs îles. Dans cet archipel, les défis à relever sont nombreux. Parmi ceux-ci, il y a notamment le fait qu’il faut gérer la logistique de l’alternance (choisir les objets qu’on emporte et ceux qu’on laisse derrière soi, puis les transporter d’un lieu à l’autre) ; qu’à chaque retour sur une île l’on doit retrouver ses repères et sa place, y compris au sens physique (comme retrouver « mon » coin dans une chambre partagée avec une demi-sœur, qui a peut-être été envahi en mon absence) ; qu’il faut apprendre à composer avec un beau-parent et des enfants qui, eux, résident en permanence sur place, et s’accommoder des tensions qui peuvent encore exister entre les parents séparés... Mais nos recherches montrent aussi que les enfants ne manquent pas de ressources pour faire face à ces défis. Nous avons été frappées par leur capacité à se créer des repères et des routines, et par les techniques qu’ils déploient pour alléger le poids de la logistique (par exemple, en n’emportant que le strict minimum d’un foyer à l’autre) et pour se créer des territoires qui leur sont propres. Les jeunes apprécient aussi certains aspects de la garde alternée, comme le fait de pouvoir être « quelqu’un d’autre » de chaque côté, ou de pouvoir par exemple se poser une semaine au calme chez un parent qui vit seul avant de retrouver une vie plus bouillonnante chez l’autre parent et sa nouvelle famille. Au final, nous avons pu observer que la plupart des jeunes se sentent « chez eux » sur chacune de leurs deux îles, mais pour des raisons différentes – sur l’une, par exemple, ils apprécient le fait de disposer d’une « tanière », d’un espace à soi qu’ils investissent fortement, alors que sur l’autre, c’est l’ambiance et la qualité des relations qui les font s’y sentir bien.

Deux toits, un chez-moi ? a reçu le soutien de l'Europe, de l'ERC, du centre de recherche interdisciplinaire dans le champ des études de la famille et de la sexualité (CIRFASE) – dont vous êtes la directrice – de l'université catholique de Louvain (UCLouvain) et de MobileKids, dont vous êtes responsable de projet. Quel a été le soutien de ces organismes pour cet ouvrage ?

Ces organismes ont apporté un soutien principalement financier, en mettant à ma disposition des fonds qui ont pu être injectés dans le processus de création et de production de la BD. Un contrat de partenariat a d’ailleurs été signé entre l’éditeur et l’UCLouvain, qui est donc un partenaire à part entière du projet, et qui va également soutenir la diffusion de la BD auprès des enseignants du secondaire via son programme de formation continue des enseignants.

Qu'est-ce qui a motivé la décision de faire des résultats de recherche de MobileKids une bande dessinée ?

Lorsque j’ai imaginé le projet MobileKids, il m’est apparu primordial dès le départ de concevoir un dispositif qui permettrait de diffuser les résultats de la recherche au-delà des milieux scientifiques. Je voulais sensibiliser le public et les professionnels à l'expérience vécue des enfants en garde alternée, c'est-à-dire aller au-delà des clichés et des idées reçues, montrer l'éventail des pratiques que les enfants déploient pour s'approprier ce mode de vie et attirer l'attention sur les difficultés rencontrées, en me basant sur les expériences des enfants eux-mêmes. Au départ, j’avais pensé à une exposition destinée au grand public et à un kit pédagogique à l’attention des enseignants. L’exposition a bien été mise sur pied (et peut être visitée en ligne)1, mais j’ai décidé de remplacer le kit pédagogique par une BD. L’idée m’a été inspirée avant tout par une BD que je trouve absolument magnifique : The arrival2 de Shaun Tan. Il s’agit d’un ouvrage entièrement muet qui nous plonge dans un monde imaginaire où l’on suit de près l’expérience d’un père qui quitte son pays en guerre, laissant derrière lui dans un premier temps sa femme et sa fille, pour chercher une vie meilleure dans un nouveau pays étrange où il doit tout apprendre. L’histoire s’inspire de nombreuses rencontres entre l’auteur australien et des réfugiés originaires de diverses parties du monde. Pour moi, le tour de force de cette BD réside dans le fait qu’elle illustre extrêmement bien des éléments mis en avant par la recherche sociologique sur les parcours migratoires, en nous les faisant ressentir plutôt qu’en nous « imposant » un discours explicatif. Elle peut aussi être lue par des personnes de tous âges, y compris les enfants à qui elle parle énormément (Shaun Tan étant au départ un illustrateur jeunesse). À l’instar de cet auteur – qui n’est pas sociologue – j’ai eu envie moi aussi de m’engager dans un processus créatif qui permettrait à des lecteurs de (presque) tous les âges de se plonger dans la vie quotidienne des enfants en garde alternée. De créer une « vraie » BD, certes à visée pédagogique, mais qui ne serait pas « juste » une mise en image directe de concepts ou de résultats de recherche. Je trouvais aussi important d’amener en fin d’album une explication sociologique qui mettrait en lien des éléments du récit avec les résultats de la recherche MobileKids.

Quel est le lectorat cible de Deux toits, un chez-moi ? Est-ce un outil pédagogique pour les professionnels ou pour les parents, ou une BD pour les ados afin qu'ils conscientisent ne pas être seuls à vivre des situations similaires à celles qui les contrarient au quotidien ?

Il s’agit d’un outil qui vise aussi bien les parents et les professionnels que les jeunes de 10 ans et plus. L’objectif est effectivement de permettre aux jeunes de se reconnaître dans les récits, d’ouvrir éventuellement une parole et un dialogue au sein des familles, de donner à voir un éventail de manières de « faire avec » la garde alternée qui pourraient peut-être inspirer certains enfants et leurs parents. C’est aussi d’offrir un outil aux professionnels du secteur de l’aide et de la protection de la jeunesse et à celles et ceux qui accompagnent les familles séparées (médiateurs, avocats, magistrats, psychologues…). Enfin, la BD peut être utilisée en classe par les enseignants du secondaire, dans le cadre de cours de citoyenneté, de français, de sciences sociales… Le livret en fin de BD a d’ailleurs été réfléchi en dialogue avec des enseignants. Il explique notre démarche et la relie à la Convention internationale des droits de l’enfant, donne un aperçu des méthodes que nous avons utilisées pour recueillir la parole des enfants, fait le lien entre les récits et nos résultats de recherche, et fournit enfin des définitions et des statistiques sur la garde alternée en Europe.

Comment avez-vous travaillé avec Falzar, le scénariste ?

Falzar a reçu des études de cas anonymes et détaillées de dix enfants ayant participé à la recherche, avec de nombreuses citations qui lui ont donné un accès direct à la parole des jeunes. Au total, ce sont plus de mille pages que Falzar a lues, avec pour consigne de créer une ou plusieurs histoires fictives inspirées de ces récits, mais ne correspondant pas strictement à un enfant en particulier, afin de respecter l'anonymat des participants. L'idée était de le laisser donner libre cours à sa créativité, tout en s’appuyant sur nos recherches scientifiques. Falzar a créé un scénario présentant des tranches de vie de quatre adolescents, chaque récit abordant subtilement des aspects-clés de la vie des enfants en garde alternée. Il nous a ensuite transmis un premier scénario à Bérengère Nobels et moi-même, que nous avons discuté, commenté, et légèrement réaménagé par endroits. Je dois dire que la collaboration a vraiment été très positive et stimulante. Falzar est éducateur de formation et il a su extraire de nos travaux des éléments vraiment pertinents et produire des récits qui reflètent aussi d’autres aspects et enjeux plus généraux qui touchent tous les adolescents, quelle que soit leur situation familiale, comme les premières amours ou la quête d’autonomie.

Avez-vous également travaillé directement avec Pacotine la dessinatrice ?

Oui, Pacotine a été partie prenante du projet dès le stade du scénario, et là aussi la collaboration a été vraiment très chouette. Elle a commenté avec nous le premier jet proposé par Falzar. Nous avons discuté ensemble du style à adopter pour le dessin, du look des personnages principaux, et elle a vraiment fait un effort remarquable pour rencontrer nos demandes parfois peu habituelles. Il était important pour moi que le dessin soit aussi inclusif que possible et reflète la diversité, avec des personnages (principaux et secondaires) variés en termes de genre, d’origine, de morphologie, de croyances religieuses… À ma demande, elle a par exemple grossi certains personnages, ajouté des lunettes, inséré un personnage porteur d’un handicap… Une fois le dessin terminé, toute l’équipe a relu la BD, proposé des dernières petites adaptations, puis validé le résultat final. Bérengère et moi sommes ensuite passées à la rédaction du livret, qui a ensuite été illustré par Dominique Paquet qui travaille comme graphiste pour notre éditeur.

Avez-vous une anecdote relative à cet album ?

Oui ! Au départ, nous avions pensé un autre titre et une autre couverture pour la BD. Nous étions partis sur le titre Sac Ados avec une couverture présentant les quatre personnages en kaléidoscope, chacun entouré d’objets significatifs dans son récit. Ce titre et cette couverture avaient été choisis en clin d’œil au cliché de l’ado en garde alternée qui se trimballe avec un gros sac sur le dos, et en référence aussi à l’importance des objets du quotidien dans la vie de ces ados, et que l’on retrouve dans les quatre récits. Nous voulions aussi un titre qui ne renvoie pas directement à la garde alternée, parce que la BD peut également parler aux jeunes qui vivent d’autres situations familiales marquées par une séparation, par de la mobilité, par une vie en alternance entre plusieurs domiciles (par exemple, en internat). Mais à l’approche de la parution de la BD, Dimitri Kennes nous a proposé de penser à un titre qui permettrait aux personnes qui croisent la BD de mieux identifier son sujet au premier coup d’œil, ce qui, au final, nous a semblé faire sens, et le titre Deux toits, un chez-moi ? a finalement émergé3. La couverture a aussi été retravaillée dans cette direction. La première version de la couverture se trouve désormais en fin d’album : c’est la première planche du livret qui s’appelle… Dossier Sac Ado.

Avez-vous prévu de collaborer sur d'autres BD en cours ou en projet ?

Pas pour l’instant… Mais si mes recherches s’y prêtent et l’occasion se représente, ce sera avec plaisir !

1 https://visite-virtuelle.uclouvain.be/expos/deux_maisons-un_chez_soi/
2 Publiée en français sous le titre « Là où vont nos pères »
3 Ce titre fait également écho au titre de notre exposition et à l’ouvrage scientifique dans lequel nos résultats de recherche ont été publiés, et qui s’intitulent Deux maisons, un chez-soi (le livre est paru chez Academia-L’harmattan).

Le 3 août 2024