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Interview de Lauriane Chapeau, à propos de Storyville : L'École du plaisir

Couverture de la BD Storyville : L'École du plaisir

Découvrez les coulisses de la bande dessinée Storyville : L'École du plaisir, parue aux éditions Glénat, en lisant l'interview de sa scénariste, Lauriane Chapeau.

Comment avez-vous eu l'idée de Storyville ? Y a-t-il un point de départ historique ?

Storyville est tirée d'une série de nouvelles que j'avais écrites pour le plaisir. Ce corpus mettait en scène des femmes dans des situations archétypées aux États-Unis. Parmi celles-ci, on trouvait Boobies, la gangster new-yorkaise, et Santa, la vierge du bordel de la Nouvelle-Orléans. Quoi de mieux que la Nouvelle Orléans pour créer un bordel délirant, brutal et joyeux ? J'avais entendu parler des quartiers de Storyville, lieux dédiés à la prostitution et présents dans plusieurs grandes villes américaines. Celui de la Nouvelle Orléans avait même un guide touristique dédié, le Blue Book, que l'on peut compulser sur le web.

Storyville aborde le thème du droit de jouir chez la femme, pourtant le livre ne tombe jamais dans la vulgarité, ni l'obscénité ou le voyeurisme, quels procédés scénaristiques avez-vous utilisé pour éviter cela ?

Il n'y a rien de vulgaire dans le droit de jouir de la femme, non ? Ici, on ne parle pas d'un vieux satyre qui souhaiterait faire jouir des jeunes femmes, mais d'une jeune femme qui questionne les rapports hétérosexuels. Sa quête de sens est très naïve. Elle se masturbe et a une vie auto-érotique très importante. Dans ce contexte, ses fantasmes sont nourris par ce qu'elle imagine du bordel. Sa rencontre avec les prostituées se fait par l'observation, mais aussi, et essentiellement, via des échanges et des conversations. Santa souhaite obstinément comprendre la raison d'être du bordel et le rôle des prostituées dans cette usine à plaisir où elles ne sont que des outils. Ces échanges ne peuvent être ni obscènes ni pornographiques, car la seule chose qu'ils questionnent est une chose très simple et accessible à tous : comment accorder sa place au plaisir et désir féminin. C'est un sujet très naturel, traité par les personnages entre eux comme on pourrait le faire à un apéro entre copines… sauf bien sûr qu'il s'agit là de prostituées de fiction dans un bordel de fiction placé dans une fable de fiction…

Comment avez-vous travaillé le scénario ? Vous accumulez les notes et assemblez à la fin, avez fait des recherches préalablement, ou bien construisez-vous et recherchez-vous au fur et à mesure de la construction ?

J'avais la trame, car je l'avais déjà rédigée dans une petite nouvelle de cinq pages. Comme il s'agissait de ma première bande dessinée, je n'ai pas immédiatement rédigé le scénario sous la forme qu'il a actuellement. En rencontrant Loïc, j'ai décidé de lui donner un aspect plus professionnel, et ai redecoupé l'histoire en un scénario page par page et case par case. J'y indique à chaque fois les actions des personnages ainsi que les dialogues et points de vue. J'ai retravaillé les intrigues secondaires au fur et à mesure en souhaitant préserver la trame : une jeune fille qui prend son pied toute seule tout en fantasmant sur l'icônique maison close du Make love to me baby. La rencontre brutale avec cet univers devait l'amener à revoir ses idées et à transformer la nature des rapports de force en jeu. C'est surtout Loïc qui a fait un énorme, et magnifique, travail de recherche pour les décors et le cadre historique. Au fur et à mesure où il avançait sur le storyboard, Loïc avait besoin d'opérer des coupes dans mes dialogues, car j'ai tendance à être très bavarde. Nous avons discutés ensemble plusieurs aspects du scénario et du développement de l'histoire.

À quel moment du scénario avez-vous su que le dessin serait fait par Loïc Verdier ? Comment vous êtes vous rencontré ?

Nous nous sommes rencontrés via une connaissance commune, Loic Froissart, qui partageait un atelier avec Loic Verdier. J'avais informé Loic Froissart que j'avais un scénario BD qui dormait dans mes tiroirs depuis quelques années. Il m'a proposé de le présenter à des dessinateurs de son atelier. Loic Verdier m'a rappelée, nous nous sommes rencontrés. Il cherchait un nouveau projet suite au travail très important qu'il avait fourni pour son précédent album La Farce des hommes-foudres. Ses dessins m'ont immédiatement plu, son enthousiasme aussi. Nos univers ont matché ! Nous voulions tous deux un univers gai, vivant, des femmes qui sortent des cases et des dialogues nourris… Cela s'est fait très naturellement et avec une forme d'évidence heureuse.

Le fait que le dessinateur soit un homme a-t-il eu une incidence sur le regard porté ? En effet, qui plus qu'une femme peut parler de la jouissance féminine, et pourtant Loïc Verdier réussit à rendre vrais ses personnages.

Loïc a aimé l'histoire et l'a merveilleusement illustrée. Il a porté la légèreté du récit, l'énergie de Santa, et la beauté des femmes aux physiques variés dans son dessin et dans la recherche de couleur (travail réalisé avec une coloriste). J'imagine que si j'avais travaillé avec une femme, le travail aurait sans doute été différent. Peut-être m'aurait-elle amenée à réfléchir autrement sur les idées abordées. Je ne sais pas.

Storyville va au-delà du droit à la jouissance des femmes, c'est aussi un plaidoyer pour un monde sans racisme et pour l'égalité des hommes et des femmes, mais le livre aborde aussi de nombreux thèmes de société comme les MST, la corruption, l'entraide, la peur du regard des autres, et le fait que les prostituées ne sont pas des sous-femmes. Malgré la densité des messages, Storyville reste très léger à lire, avec des intrigues croisées et s'avère pétillant. Comment avez-vous réussi à tout imbriquer pour conserver la spontanéité et la naiveté de Santa, que le lecteur ressent et qui permet d'avoir autant de facettes dans ce livre ?

Il y a beaucoup de questions dans cette question… Je pense que l'on peut tout aborder avec le sourire. La légèreté, le cocasse, le ridicule et le franc parler permettent d'aborder tous les sujets et de les rendre lisibles et entendables. Étant moi-même une lectrice boulimique, j'aime une bonne intrigue pour enrober une idée. Il faut que le fond rejoigne la forme et que l'on s'attache à l'histoire et aux personnages introduits. Je déteste et j'adore tout à la fois refermer un livre où je me suis attachée aux personnages et à l'intrigue.

Combien de temps vous a demandé Storyville ?

J'ai commencé à travailler sur Storyville il y a 9 ans. C'était avant Me Too et la libération à grande échelle de la parole féminine et féministe sur les réseaux. Je l'ai ensuite retravaillé de nombreuses fois et j'ai mis la touche finale il y a 4 ans. Ensuite, il y a eu un temps de recherche pour Loïc, puis la quête d'un éditeur et enfin, le travail d'illustration et de colorisation, ce qui nous a menés à mettre Storyville sur les étagères de librairie il y a un mois !

Avez-vous une anecdote concernant ce livre ?

Initialement, Santa devait avoir 10 frères qui devaient tous mourir d'un coup. Un premier illustrateur qui avait jeté un œil au scénario m'a suggéré de n'en laisser que cinq car ce serait un travail d'illustration trop fastidieux, puis Loïc m'a demandé de n'en faire que deux pour que ça tienne dans la page :)

Sur quoi travaillez-vous actuellement, quels sont vos projets de BD ?

J'ai une deuxième BD, intitulée Petite Grande qui sortira en 2024 chez Glénat. C'est un récit autobiographique qui raconte avec le même humour et légèreté une histoire pas très drôle. J'y raconte les conséquences plus ou moins catastrophiques d'un traumatisme de la petite enfance sur la famille, la vie professionnelle et la maternité. C'est un récit militant qui compte énormément pour moi et qui, je l'espère, trouvera de l'écho. Je travaille avec Violette Bénilan, illustratrice et accessoirement amie de longue date de la famille. Un troisième projet avec Jeanne Alcala est en cours. C'est le récit de l'année chaotique d'une école à travers son équipe d'enseignants. Je suis professeur des écoles, et là aussi, comme dans Petite Grande, c'est Lauriane qui raconte l'histoire. Nous sommes encore en recherche d'éditeur pour donner vie au projet. Et puis, qui sait, j'aimerais trouver le temps pour écrire un scénario où l'on retrouverait certains des personnages de Storyville

Le 4 novembre 2023