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Interview de Lucas Vallerie, à propos de Cyparis : Le Prisonnier de Saint-Pierre

Couverture de la BD Cyparis : Le Prisonnier de Saint-Pierre

Découvrez les coulisses de la bande dessinée Cyparis : Le Prisonnier de Saint-Pierre, parue aux éditions La Boîte à Bulles, en lisant l'interview de son auteur, Lucas Vallerie.

Comment êtes-vous devenu auteur de bande dessinée ?

Avant, je travaillais comme animateur 3D-2D à Paris, sur des pubs, courts et longs métrages (Moi, moche et méchant, Astérix…). Je continue d'ailleurs un petit peu de temps à autre. Je faisais aussi du storyboard. Mes amis m'encourageaient à faire de la BD, mais je ne m'en sentais pas capable, même si c'était mon rêve de gosse. J'avais des projets de série d'animation, mais en anim, c'est tout de suite très compliqué à mettre en œuvre. Alors je me suis dit qu'en BD, au moins, je pourrai faire ce que je veux sans avoir une équipe de deux cent personnes à diriger. Je me suis remis à dessiner intensément et développer des dossiers pour les éditeurs. J'habitais à Bruxelles à ce moment. J'ai eu quelques refus au début sur des projets jeunesse et puis est venu Cyparis.

Cyparis : Le Prisonnier de Saint-Pierre a fait l'objet d'une édition originale en septembre 2017 chez La Boîte à Bulles, avec en couverture la montagne Pelée crachant sa fumée se transformant en un buste de Cyparis. Pour cette réédition, nouvelle couverture, où Cyparis apparait en ivrogne. Pourquoi ce changement et qu'est-ce qui a motivé la réédition de cet album ?

La BD a très bien marché en Martinique, un peu moins en Hexagone, mais on a fait presque 8000 exemplaires, ce qui est pas mal. Vincent Henry, l'éditeur de la Boîte à Bulles voulait remettre en avant cette BD à l'occasion de la sortie de ma nouvelle BD : Traversées : La Route de l'aventure. La première couve avait été réalisée avant même toutes les pages. Moi, je l'aime beaucoup personnellement, mais Vincent voulait que la nouvelle couve soit plus explicite quant au contenu. Je ne suis jamais contre un peu de changement, alors j'ai accepté. Sur la nouvelle, on voit donc Cyparis, une bouteille de rhum à la main, dos à la montagne Pelée, explosant derrière lui. Il est au cœur de Saint-Pierre et on aperçoit plusieurs des personnages de l'histoire. Le rhum est très important dans ce récit pour plusieurs raisons : en Martinique, c'est la fierté, le rhum y est excellent, je dirai même que c'est le meilleur du monde (Salut les Guadeloupéens ! ^^) mais surtout, c'est ce qui donne à Cyparis son tempérament explosif, colérique, comme la montagne finalement, ce qui va l'amener en prison et le lier à jamais avec la Pelée. C'est aussi les grandes quantités de rhum présentes dans la ville sous forme de tonneaux ou dans les distilleries qui provoquent l'incendie de Saint-Pierre suite à l'éruption qui dura trois jours. J'aime le rhum.

Quel a été le point de départ de Cyparis : Le Prisonnier de Saint-Pierre ? Comment avez-vous eu connaissance de l'histoire de Cyparis et pourquoi avoir voulu lui dédier un ouvrage ?

J'ai grandi en Martinique et j'y suis revenu pour faire cette BD. Quand on vit là-bas, on connait cette histoire. Au collège, on allait visiter les ruines, le cachot de Cyparis, on nous racontait cette histoire incroyable. Quand je vivais à Bruxelles, ma femme (qui elle aussi y a vécu très longtemps) et moi sommes allés visiter ses parents là-bas. À l'époque, je tenais un blog BD dans lequel je racontais un peu ma vie et pas mal de conneries : En revenant du voyage, j'ai voulu raconter la Martinique et la montagne Pelée, l'éruption, Cyparis… parce qu'on connait globalement l'histoire de la Pelée, mais pas de Cyparis. Au départ, je voulais juste en faire une note de blog et puis j'ai commencé à me documenter, et puis de lien en lien, je me suis passionné pour cette histoire. J'ai commandé et lu à peu près tous les ouvrages qui se faisaient sur le sujet ainsi que les vidéos, films et reportages, puis j'ai créé un dossier que j'ai envoyé à 13 éditeurs. J'ai eu 12 refus et un a accepté : La Boîte à Bulles. On a quitté Bruxelles, on s'est réinstallé en Martinique où on est resté six ans (et eu 2 enfants le temps de faire cette BD). Je raconte tout ça en BD sur mon blog1.

Dans l'annexe, vous montrez des recherches de lieux. On peut y voir que vous avez travaillé d'après des photographies, notamment.

C'est le cas de la plupart des personnages. Même ceux de l'arrière plan qui sont souvent repris de cartes postales d'époque. Oui, le père Mary a existé ainsi que les deux journalistes et ils ont tous les trois cette tête (à peu près). Il y en a bien sûr dont j'ignorais le profil, alors j'ai dû broder comme le maire, je n'ai pas trouvé de photo de lui. Après, les seuls personnages que j'ai totalement inventés sont la nièce et son oncle qui servent de lien avec le lecteur ? C'est par elle, ingénue, que l'on découvre la ville et ses environs et que l'on peut tomber amoureux de la Martinique. Elle représente aussi la modernité, le féminisme et le métissage. C'est un personnage auquel on peut facilement s'identifier.

Quel est le prénom de Mademoiselle Urbain (on devine son nom via l'enveloppe pour sa mère, son initiale de prénom est « S », mais elle est tout le temps nommée « la nièce »…) ?

Urbain est le nom de jeune fille de ma mère et donc de mon grand-père à qui la BD est dédiée. En lui donnant ce nom, j'en fais un lointain parent à moi. Je ne voulais pas la nommer, car ça ne servait à rien et, justement, elle est fictive.

Comment avez-vous travaillé le scénario ? Avez-vous respecté les étapes traditionnelles de la réalisation d'une BD ou avez-vous shunté certaines étapes ?

Je me suis d'abord massivement documenté pour vraiment ne pas raconter n'importe quoi. Je voulais que ça soit précis historiquement et géologiquement. Ensuite, j'ai noté tout ce que j'avais envie d'y voir. En parallèle, des dessins arrivaient, des personnages, je me suis approprié la ville d'époque qu'il a fallu reconstituer, ainsi que la montagne. J'ai fait des frises chronologiques et, au fur et à mesure, je dessinais le storyboard, ce qui m'aide beaucoup dans l'écriture. C'est un récit choral, mais qui est guidé par un gros climax qu'est l'éruption. Au fur et à mesure les pièces du puzzle se sont assemblées. Il y a eu aussi des scènes coupées que je n'ai pas pu mettre parce que ça noyait le propos.

Comment avez-vous travaillé le dessin ?

Très traditionnellement : crayonné sur A3 puis plume et encre de Chine. Scan et couleurs sur Photoshop. C'est Lucie Firoud qui a fait les couleurs, et j'ai rajouté quelques effets.

Si l'on excepte l'annexe de fin, l'album fait environ 240 planches, un volume important. Parallèlement, près de quatre-vingts planches servent à planter le décor, l'ambiance, sans parler vraiment de Cyparis ni du volcan, ou juste par petites touches. C'est une mise en action très lente pour un album, pourquoi ce choix ?

Je voulais qu'on rentre bien dans l'ambiance de l'époque, qu'on comprenne les enjeux sociaux, religieux, politiques, culturels en place et qu'on commence à s'attacher, qu'on découvre toute la beauté des lieux qui va commencer à être souillée puis détruite. Il fallait qu'on se rende compte de ce qu'on a perdu. C'est aussi un hommage à cette cité disparue. Un grand bouleversement dans l'histoire martiniquaise. Et puis aussi parce que ça ne s'est pas fait soudainement, la Montagne a alerté avant, mais les humains n'ont pas voulu voir ni écouter. On cherche toujours à se rassurer. Comme aujourd'hui.

Combien de temps vous a demandé, au total, l'album ?

Quatre ans, mais j'ai dû travailler à côté, car je n'étais pas bien payé.

Avez-vous une anecdote relative à cet album ?

J'en ai plein, étant donné que cette BD m'a ramené vivre en Martinique où on a eu 2 enfants avec ma femme. Pour faire cette BD, j'ai dû arrêter mon taf et en trouver une myriade d'autres sur place, fait un nombre incalculable de rencontres, des amis précieux et continue encore aujourd'hui à provoquer des choses. Ce fut un bouleversement. Mais je vais quand même vous en raconter une. Quand la BD est sortie, j'ai fait une séance de dédicaces à la Kazabul, la librairie BD de Fort-de-France où j'avais l'habitude d'aller, quand je repère une dame qui tourne un peu autour, mais n'est jamais venue me voir tant qu'il y avait du monde. Une fois l'ambiance plus calme, elle s'approche et commence à me parler de Cyparis... et elle m'avoue être une descendante de sa famille. Elle ajouta qu'elle ne le crie pas haut et fort, car Cyparis est considéré par beaucoup comme un brigand, un voyou, puisqu'il était en prison. Certains békés en Martinique ne croient toujours pas que cette histoire est vraie. Il y a pourtant des preuves. C'est aussi pour ça que je voulais raconter cette histoire. Là-bas, les gens la connaissent dans les grandes lignes, mais pas dans les détails. Comme cette rumeur qui a la peau dure, colportée par Fernand Clerc à l'époque, comme quoi ce serait de la faute du gouverneur si les Pierrotins n'ont pas fui, on les aurait empêchés. C'est faux, mais c'est ce qu'on me racontait quand j'étais môme.

Sur quoi travaillez-vous actuellement et quels sont vos projets ?Comment êtes-vous devenu auteur de bande dessinée ?

Je viens de terminer ma BD Traversées : La Route de l'aventure (éditions La Boîte à Bulles) retraçant des parcours de migrants au départ de leur pays jusqu'à leur traversée en Méditerranée et leur sauvetage par le Geo Barents de Médecins Sans Frontières. Je dois terminer une BD sur l'association du Père Jaouen et ses fameux Trois-Mats. Ça raconte avec humour notre retour de Martinique à bord d'un de ces bateaux, pendant six semaines sur l'Atlantique, toujours à la Boîte à Bulles. Et puis je réfléchis à de la fiction, à de la BD jeunesse fantastique, en série, ça me plairait beaucoup. Il est important, je pense, de s'adresser à tous les publics et de prendre l'air avec le réel qui peut parfois être pesant. Ce qui n'empêche pas de raconter le monde actuel, mais de manière détournée et allégorique. J'ai envie de me battre contre le capitalisme avec la magie du fantastique !

1 L'Île à Lulu : Le Point et L'Île à Lulu : Breaking News

Le 22 juin 2024