Interview de Lucie Quéméner, à propos des Yeux d'or

Découvrez les coulisses de la bande dessinée Les Yeux d'or, parue aux éditions Delcourt, en lisant l'interview de son autrice, Lucie Quéméner.
En préface de votre adaptation, est publiée une lettre, très touchante, qui vous est destinée, de l'autrice de l'œuvre originelle, Marie Desplechin. Est-ce une lettre qui provient de votre échange avec elle, quand vous l'avez sollicitée pour faire l'adaptation de son roman ?
La lettre qui ouvre l'album est née d'un échange entre Marie Desplechin et mon éditrice, Alix de Sanderval. Je crois qu'avait été évoquée l'idée d'une préface, et le texte a finalement pris une forme et un angle plus personnel, plus en lien avec le récit aussi. Il y a deux ans qui séparent sa lettre de celle que je lui avais écrite en 2021 pour présenter mon projet et ses intentions, donc ce n'est pas une réponse directe, mais j'y ai trouvé beaucoup d'échos, et la distance de cet échange évoque finalement beaucoup les thématiques du roman et de la bande dessinée, sur la communication télépathique et magique, le lien qui unit les personnages, et la transmission de l'un à l'autre. Donc, j'ai été très émue de lire ce texte ; bien sûr, il était très important que l'album lui plaise, mais encore plus important qu'elle ait vraiment compris ce que je voulais faire, et j'ai été très heureuse de sentir que c'était le cas.
Dans sa lettre, Marie Desplechin écrit que vous lui avez dit que cette histoire était la votre, et qu'il vous fallait vous en “débarrasser”. Pourriez-vous nous raconter votre rencontre avec le roman de Marie Desplechin, et la relation que vous avez entretenue, durant toutes ces années, avec ce texte, au point de vouloir l'adapter ?
J'ai lu le roman Les Yeux d'or quand j'étais enfant, quelqu'un me l'avait offert vers mes 11 ans, et, très grande lectrice de romans jeunesses et notamment de ceux de l'École des Loisirs, je l'avais trouvé notable, plus original et mystérieux que ce que je lisais, y compris d'autres livres de Marie Desplechin. Je n'y ai plus pensé ensuite, mais régulièrement, j'y suis retournée. Je l'ai relu à mon adolescence, je l'avais notamment prêté, quand j'avais 17 ans, à quelqu'un qui me plaisait : je considérais étrangement que c'était un livre qui me représentait. En fait, je pense que c'était un livre qui représentait ce que je voulais faire et ce que je voulais raconter. À 22 ans donc, alors que je réfléchissais au scénario d'un prochain projet, le récit que j'étais en train d'échafauder m'a soudainement rappelé Les Yeux d'or. Après avoir longuement hésité et vainement essayé de m'en inspirer sans le copier, j'ai préféré être honnête et choisir de faire un projet d'adaptation.
Toujours dans sa lettre, Marie Desplechin dit ; « Je salue avec toi Tycho Brahé », astronome du XVIe siècle et premier grand observateur des temps modernes, avant l'apparition de la lunette astronomique. Or, ici, la lunette est présente, quel rapport y a-t-il avec ce livre et est-ce une clé de lecture par rapport aux Yeux d'or, qui ne serait finalement pas une expression détournée pour dire “avec des étoiles plein les yeux” ?
J'ai considéré que Marie faisait référence à la citation de Tycho Brahe qui est en bas de la page, et que j'avais choisie pour ouvrir l'album : « En regardant en bas, je regarde en haut. En regardant en haut, je regarde en bas. » Je suis tombée sur cette phrase alors que je faisais les storyboards de la BD, et elle m'a immédiatement marquée : elle résumait très simplement beaucoup de choses que je voulais insuffler dans l'album : l'observation, ce jeu de reflet entre les deux phrases, le contraste d'échelle entre le microcosme et le macrocosme, l'extraordinaire et le banal, les étoiles et les jardins, Violette qui regarde vers Edmée et Edmée qui regarde vers Violette. Même la date de la citation avait moins d'un siècle d'écart avec l'histoire de la météorite d'Ensisheim que je raconte dans la BD. J'ai vite rajouté la citation au début des pages, et ce n'est qu'à la fin de la réalisation que je me suis dit qu'il faudrait peut-être, quand même, regarder qui était Tycho Brahe. J'ai été émerveillée de découvrir un astronome qui observait à l'œil nu. Tout ne faisait que rappeler le contenu de l'album : bien que Edmée soit présentée devant un télescope, les lentilles astronomiques ne sont qu'un point de départ, qu'elle abandonne pour observer l'univers, justement, à toutes sortes d'échelles bien plus proches.
Dans le roman, l'enfant est un petit garçon. Dans votre adaptation, c'est une petite fille. Le roman de Marie Desplechin est paru en 2008, et vous êtes née en 1998, vous aviez donc dix ans, comme le souligne Marie Desplechin dans sa lettre. Violette, la petite fille, a environ cet âge-là. N'est-elle pas, en quelque sorte, Lucie Quéméner à dix ans ? Dans cette libre adaptation, n'y a-t-il pas une part autobiographique ?
J'ai mis énormément de moi dans le personnage de Violette, et je considère que l'album est tout autant autobiographique que par exemple ma première bande dessinée, Baume du tigre, qui est souvent ramenée à cette question. Le petit garçon du roman, personnage le plus évident pour se projeter pour la jeune lectrice que j'étais, est devenu très intuitivement une petite fille eurasienne. Le personnage d'Edmée était bien trop mystérieux pour que je m'y projette, c'est d'ailleurs celui qui m'a le plus posé de difficulté à l'écriture. Violette est donc devenue le personnage principal d'un roman qui était à l'origine écrit à plusieurs voix, et j'ai étoffé sa personnalité et ses réactions, en m'inspirant de mes souvenirs d'enfants.
Votre adaptation contient peu de texte, est dessinée simplement, et la couleur est uniquement faite à base d'aplats. Pourtant, il se dégage de cet album une grande douceur, presqu'une rêverie. On a l'impression en le lisant que vous vous êtes reconnecté avec votre âme d'enfant, comme un conteur le ferait. Avez-vous réussi à retranscrire les images que vous aviez eues, enfant, quand vous avez lu ce livre pour la première fois, où ces souvenirs se sont-ils effacés ou modifiés ?
Maintenant que j'ai lu, relu, réécrit, mis en scène et dessiné ce récit, il est difficile de savoir à quel point je me suis écartée où non de mes premières impressions de lecture, mais j'ai essayé, en travaillant, d'y rester fidèle. Plus qu'aux images que j'avais intuitivement, qui on dû être remaniées, recomposées pour s'adapter à une narration de bande dessinée, j'ai essayé de retranscrire les sensations que j'ai eu. Je trouve que le roman est très sensoriel, et exprimer ça était un enjeu majeur dans mon travail pour cet album. Le dessin étant effectivement simple, avec finalement pas mal de contraintes (aplats sans dégradés ou effets de textures ou de nuances, chaque élément cerné d'un trait, encrage très clair qui peut se perdre facilement entre les couleurs), j'ai beaucoup compté sur la mise en scène pour retranscrire des odeurs, des goûts, des textures, des températures. Si j'ai parfois eu à m'écarter des images que j'avais en tête, je pense que le résultat final représente bien l'ambiance que je ressentais alors.
Vous avez dessiné Violette avec deux tâches sur les joues, comme une couperose et un arceau encadrant ces tâches roses. Que représentent ces arceaux ?
Les lignes sur les joues de Violette étaient pour moi une manière d'accentuer le rose sur ses joues, j'aimais le côté rond et joufflu que ça donnait à son visage, et c'était une manière d'évoquer un personnage qui rougit facilement, émotif et sensible.
Vous écrivez plusieurs des notes de musique, sans dessiner de portées musicales. L'on reconnaît croches, noires, blanches, rondes, mais aussi HM et MM, est-ce pour signifier que c'est fredonné et non sifflé ? Ou bien y a-t-il une autre signification dans ces lettres ?
Dans le roman original, Edmée fredonne régulièrement une mélodie caractéristique. C'est un détail de sa personnalité que j'ai eu envie de conserver, et même d'en faire un élément pour rythmer sa présence dans la bande dessinée, qui devient presque une sorte de bande originale visuelle, notamment dans les scènes de retrouvailles hebdomadaires avec Violette. C'est ce à quoi correspondent les lettres et les notes.
Tout à la fin de l'album, Violette a de nouveau de l'or sur les joues. Cette fois-ci, le lecteur sait qu'il ne s'agit pas d'un tour de passe-passe d'Edmée. Pouvez-vous nous éclairer sur ce point ?
Je voulais traiter la poussière d'or qui apparaît entre Edmée et Violette comme un élément mystérieux et inexpliqué tout au long de l'album, qui apparaît quand elles se touchent, que ce soit un moment solennel, comme la première fois où Edmée fait le tour de magie, ou plus tard simplement quand elle passe le sel à Violette. Ainsi, lors de leurs adieux, quand leurs mains se frôlent au moment où démarre la voiture, Edmée laisse de l'or sur la main de Violette, par un dernier tour de passe-passe ou dans un geste d'adieu magique. Dans la voiture, Violette laisse de l'or sur la vitre, sa ceinture de sécurité, et sur son visage quand elle sanglote et se frotte les joues. Quand finalement son père la porte et la regarde, il voit le visage scintillant de Violette. À ce moment, l'or, qui restait quelque chose de l'ordre de la magie, imaginé par Edmée et Violette, entre dans le champ de vision de Jean-Philippe, c'est à la fois son personnage, rattaché au réel, qui devient croyant et rêveur, et le tour de magie qui devient réalité. C'est aussi un retour au titre : Violette s'est frottée les yeux, et ses yeux sont pleins d'or.
Comment travaillez-vous ?
Je travaille du format le plus petit et général au grand et détaillé. Je fais d'abord de minuscules esquisses des planches, pour réfléchir au rythme du récit, aux durées des scènes, à la composition des planches, à la taille des cases, à l'ordre dans lequel s'organisent les éléments. Puis je redessine ça sous forme de storyboards au format A5, où je précise la taille des bulles, la composition des cases, les expressions des personnages, les lumières et les ombres. Ensuite, je dessine les planches au propre sur papier, au format A4 qui me permet de rentrer dans les détails en gardant facilement une vision d'ensemble de la page. Enfin, je colorise mon trait et ajoute les aplats de couleur sur Photoshop.
Vous remerciez en fin d'album Tristan Fillaire, qui vous a aidé à la mise en couleurs de 15 planches. Pourquoi avoir eu besoin de cette aide, est-ce pour une raison de temps, pour un rendu souhaité ?
L'album devait faire plus ou moins 120 pages au début, et le rajout de planches, plus mon manque d'organisation, a entraîné un retard de ma part. C'était donc pour des raisons de temps que Tristan m'a aidé sur ces 15 planches, en plus d'une aide à un niveau plus général et de nombreuses relectures de sa part.
Combien de temps vous a demandé la création de cette adaptation ?
J'ai mis un an à la réalisation des planches : storyboards, dessin, couleur. En amont, il y avait un temps, difficile à mesurer, s'étalant sur plusieurs mois, pendant lequel j'ai réfléchi à la direction de mon prochain projet, écrit diverses versions de scénario, et réalisé quelques planches test.
Avez-vous une anecdote relative à la période de création des Yeux d'or ?
Pendant l'année où je travaillais sur Les Yeux d'or, il y a eu beaucoup de moments où j'allais assez mal, et j'avais les idées noires. J'avais beaucoup de mal à me dire que la vie avait encore des choses à offrir, mais cet album, Violette et Edmée, l'ont fait pour moi. Ça m'a aidé à retrouver du sens dans les choses. Ça a été un vrai réconfort de le réaliser, et j'ai eu la chance d'être bien entourée par tous les gens qui travaillaient dessus. Comme j'étais en retard, en milieu d'année, je pensais que j'allais terminer l'album en panique, en enchaînant les nuits blanches et avec une menace de tendinite, mais finalement tout s'est si bien passé qu'au lieu de l'immense soulagement de la fin, j'étais surtout triste de dire au revoir à cette histoire. Maintenant, je suis quand même contente d'être passée à autre chose.
Sur quoi travaillez-vous actuellement et quels sont vos futurs projets ?
Actuellement, je travaille sur un album en collaboration avec Tristan Fillaire. Je ne m'y attendais pas au début, mais je reviens sur des thématiques proches de celles de Baume du tigre : la question de l'immigration, du métissage, de l'appartenance culturelle. Mais ce sera un récit très différent, qui prendra place au Ve siècle, et racontera la vie d'un Romain d'ascendance Scythe, qui a grandi chez les Huns. Ça parlera des peuples barbares et des peuples civilisés, de la fin d'une époque et comment y faire face, des identités nationales et des romans historiques qui les construisent. Tristan est scénariste et je ferai le dessin. Ça sortira chez Delcourt, et comme ça fera bien 500 pages, ça ne sortira pas tout de suite. Pour encore après, j'ai plein d'idées qui s'entrechoquent, entre autres un récit de fantasy, une histoire d'amour et quelque chose sur la cuisine. Bien sûr, il est probable que toutes ces envies auront changé d'ici là. Dans Les Yeux d'or, j'ai eu le sentiment de croiser beaucoup de possibilités que j'aurai envie d'explorer.
Le 31 octobre 2023