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Interview de Madeleine Pereira, à propos de Borboleta

Couverture de la BD Borboleta

Découvrez les coulisses de la bande dessinée Borboleta, parue aux éditions Sarbacane, en lisant l'interview de son autrice, Madeleine Pereira.

Vous avez participé à La Revue dessinée numéro 38, mais Borboleta est votre première bande dessinée. Une BD de plus de 160 planches, en autrice solo. Quand on se lance dans un tel projet, a-t-on conscience de la longueur et de la difficulté de la tâche ? N'y a-t-il pas eu des moments de découragements ?

Je ne sais pas si j'ai eu des moments de découragement, sûrement, mais je ne m'en souviens pas. Je me souviens très bien par contre de me lever tous les matins, même super fatiguée, avec vraiment l'envie d'aller faire ma planche du jour (j'essayais de tenir ce rythme). C'est vrai que comme c'était mon premier long projet, j'ai eu peur de me lasser, donc je me suis dit que si je changeais la gamme colorimétrique en fonction des témoignages présents dans ma bédé, je ne m'ennuierai pas ! Et ça a fonctionné !

Dans les remerciements, vous citez le Zinc Grenadine qui vous a accueilli deux mois en résidence. Comment s'est déroulée cette résidence ? Et à quel stade le livre était-il à la fin de la résidence ?

C'était deux mois séparés, octobre 2020 et janvier 2021, je crois. C'était une résidence où 70 % du temps était réservé à la création et 30 % à la médiation. J'ai donc fait plusieurs ateliers et à côté de ça, j'ai commencé mon storyboard (qui était en fait un pré-storyboard). Dans mon souvenir, j'avais storyboardé uniquement les cinq témoignages, et peut-être même pas en entier. Je les ai ensuite carrément retravaillés plus tard.

Vous remerciez également la Maison des auteurs, grâce à qui vous avez « pu faire et terminer ce livre ». Combien de temps a duré cette nouvelle résidence ? Pour une troupe de théâtre, la mise à disposition de plateaux permet la création dans un grand espace, mais pour un auteur, quel est l'intérêt d'une résidence ?

La Maison des auteurs a été une de mes résidences préférées ! J'ai rencontré énormément de monde, tout le monde est super sympa et intéressant ! Et il y a beaucoup de bienveillance entre les gens et de l'entraide. J'y ai passé deux ans. La première année, je bénéficiais de la bourse (question juste après) et la deuxième année, c'était une résidence classique. À la maison des auteurs, on peut bénéficier donc d'un atelier (partagé en général, en plus moi j'avais le meilleur, au premier étage avec plein de lumière et un super balcon et surtout des super collègues d'atelier, devenus des amis !), et normalement on bénéficie aussi d'un logement (partagé ou non) mais je ne l'ai pas pris, car j'avais déjà un logement à Angoulême et beaucoup trop d'affaires alors j'avais un peu la flemme de déménager. Enfin, c'est une autre histoire. À la Maison des auteurs, il y a aussi Sébastien Cornuaud qui est juriste et qui nous aide énormément quand on a des questions par rapport aux contrats BD, etc. Pili et Brigitte (de mon époque) aussi sont d'une super aide. En plus, au rez-de-chaussée, il y a une thermocolleuse et un massicot, donc on peut faire de l'auto-édition !

Borboleta a bénéficié de nombreuses aides : Région Nouvelle-Aquitaine, DRAC Nouvelle-Aquitaine, ALCA Nouvelle-Aquitaine, Région Grand Est pour la résidence organisée par le Zinc Grenadine, Cité internationale de la bande dessinée et de l'image, École européenne supérieure de l'image, Pôle image Magelis avec la Maison des auteurs d'Angoulême. Certes, cela représente des aides non négligeables pour pouvoir recevoir un revenu durant la réalisation de l'ouvrage, mais c'est aussi beaucoup de démarches administratives. Comment se passent toutes ces demandes, les réponses arrivent rapidement ? Est-ce que cela bloque dans le processus de création de ne pas en avoir une, ou est-ce un plus d'en recevoir une ?

Sincèrement, je pense que si je n'avais pas eu les résidences et les bourses qui vont avec, je n'aurais sûrement pas fait cette BD. Le milieu de la bande-dessinée étant très précaire, je pense que je n'aurais jamais pu travailler sur cette bande dessinée sans toutes ces aides, car j'aurais dû aller trouver de l'argent ailleurs et donc faire sûrement un travail de commandes/­taff alimentaire, ce qui m'aurait fait perdre un temps monstre sur mon projet personnel. Alors oui, je pense que le fait d'en avoir bénéficié m'a permis de sortir de la mer de boue du début de la BD. En fait, j'ai eu ma première résidence au Zinc Grenadine, à Épinal, ce qui correspond à l'aide de la Région Grand Est, qui m'a versé une bourse. Ensuite, j'ai été lauréate de la bourse Magélis, de la Maison des auteurs (MDA) et de l'EESI, et donc j'ai eu un soutien financier pendant un an et ma première résidence à la Maison des auteurs. Ensuite, la DRAC et la Nouvelle-Aquitaine, j'avais demandé une aide matérielle pour m'acheter un ordinateur, car le mien était au bord du gouffre et j'ai vraiment besoin de Photoshop et d'InDesign pour travailler. Pour les trois groupes de bourse, j'ai dû faire des dossiers assez détaillés et complets. Les réponses étaient assez rapides, je crois. Je dirai un ou deux mois max, je ne sais plus.

Votre graphisme fait penser à celui de Tom-Tom et Nana, dessiné par Bernadette Després. En 2019, le Festival d'Angoulême lui a dédié une exposition, intitulée Tout Bernadette Després. Vous étiez à l'École européenne supérieure de l'image d'Angoulême à cette époque. Avez-vous rencontré Bernadette Després, a-t-elle eu une influence sur votre dessin ?

C'est drôle cette remarque/­question parce qu'à chaque fois que je dessinais mon père dans ma BD, il me rappelait le papa Dubouchon dans Tom-Tom et Nana ! Bernadette Després, je ne l'ai pas rencontrée, mais j'ai été à l'exposition (je m'en souviens très bien, de même qu'il y avait une mise en scène où l'on regardait dans un trou de serrure, je crois, et on voyait les personnages en volume sur des toits dans la nuit, c'était trop beau) et toutes les planches, etc. Je lisais beaucoup Tom-Tom et Nana quand j'étais petite, car ma petite sœur était fan et les avait tous. Je pense que, comme la plupart de mes lectures, elles ont pu avoir une influence inconsciente sur mon dessin, bien sûr. Mais la première fois qu'on y a fait référence, c'était il y a quelques semaines et je n'y avais jamais pensé avant (sauf cette histoire de Papa).

Les auteurs solo peuvent plus souvent se permettre de shunter certaines étapes, comme le scénario, et attaquent souvent par un storyboard. Est-ce que cela a été votre cas ou avez-vous respecté les étapes traditionnelles de la réalisation d'une BD, à savoir synopsis, scénario, storyboard ?

Je crois que j'ai directement fait un storyboard, car j'étais plus à l'aise de penser et d'écrire en dessin. Par contre, j'ai quand même une trame écrite dans le sens où les cinq personnages qui racontent leur histoire dans le livre, je les ai interviewés au préalable et je les ai enregistrés, puis j'ai retranscrit leurs histoires. J'ai ensuite dû remettre un ordre dans les histoires et trouver un sens chronologique sous forme de bouts de phrases dans des coins de carnet, mais c'est vrai que j'ai fait directement le storyboard. C'est pour ça que j'en ai fait deux, d'ailleurs, je pense. (Une première version vraiment shlag, puis une deuxième plus commode).

Comment avez-vous travaillé le scénario et mis en place vos recherches ? Vous faisiez des chapitres sur tel ou tel thème et vous avez tout assemblé ensuite, ou vous avez plutôt créé des fiches par thème ?

Donc, premièrement, j'ai interviewé les cinq personnes présentes dans ma BD. Ensuite, j'ai tout retranscrit. Ça, c'était pendant le confinement en 2020. Ensuite, le projet a maturé dans ma tête et je l'ai repris à la fin de l'année. J'ai fait un pré-storyboard des cinq témoignages. Ensuite, j'ai fait une pause de six mois, car je suis allée faire un service civique à Sarrant dans le Gers. Ensuite, quand je suis revenue à la Maison des auteurs en septembre 2021, j'ai repris mes bouts de storyboard, je les ai retravaillés, et j'ai storyboardé les parties « entre », qui lient les cinq témoignages. Quand Sarbacane a validé mon storyboard complet, je suis passée à la réalisation des vraies planches. J'ai passé, pendant toute la réalisation de la BD, énormément de temps sur RTP Arquivos (archives d'une grosse chaîne télé portugaise) à rechercher des sujets comme par exemple les comptes bancaires des femmes sous la dictature. En fait, il y a plein de recherches que je n'ai pas intégrées au récit, car il y avait beaucoup de matière et j'ai dû faire des choix. J'ai voulu que chaque témoignage raconte un point précis de la dictature. Sans forcément rentrer dans les détails, car je ne suis pas historienne, mais je voulais tout de même apporter un regard social et politique au récit. J'aborde donc, en plus de l'histoire amenée par la visite du Museu do Aljube (qui est vrai, et qui est un musée sur la dictature portugaise), les indicateurs de la police politique (par le témoignage de Guida), ensuite les guerres dans les colonies (Joao), le passage « a salto » (Nuno), les tortures de la police politique (Jaime) et la condition de la femme sous Salazar (Joanna, ma tante). Dans mon ordinateur, j'avais plusieurs dossiers pour mes références d'images, comme par exemple les bateaux de l'époque, les avions, les trams, les bus, les voitures, les rues, etc. Je trouvais ces images soit dans des photos de famille, soit sur RTP Arquivos, des séries portugaises, etc.

Comment avez-vous travaillé le dessin ?

Je fais tout en traditionnel. Je fais d'abord mon gaufrier au stylo, ensuite je fais mon crayonné, ensuite l'encrage et ensuite la couleur. J'ai utilisé les Muji 0.38 encre gel pour l'encre, et pour la couleur, c'était les Faber Castell Polychromos (je suis fan). En général, je faisais le crayonné la veille, et le lendemain l'encrage et la couleur, et puis le crayonné de la page suivante. Comme ça, je me levais et je commençais directement par l'encrage et non par le crayonné. Mais bon, ça dépendait des fois, ahah. J'ai utilisé Photoshop sur quatre ou cinq pages dans le témoignage de Joana, car finalement je n'aimais pas le rouge que j'avais utilisé et je l'ai passé en orange. J'ai aussi utilisé Photoshop pour faire des montages (avec les images de propagande d'époque, etc.). Mais sinon, je préfère vraiment dessiner en traditionnel et utiliser le moins possible l'ordi. Je scannais ensuite mes planches et je les mettais sur InDesign pour voir où j'en étais. Mais ensuite, c'est Sarbacane qui s'est occupé de faire les vrais scans !

« Borboleta » signifie Papillon en portugais, pourquoi avoir choisi ce titre ?

Alors, en fait, à la base, j'avais storyboardé une scène qui racontait l'Euro 2016 quand le Portugal était face à la France en finale au Stade de France. J'y étais avec mon père et mes sœurs, dans la mini partie réservée aux supporters portugais, quand à un moment Cristiano Ronaldo s'est blessé. Il était montré sur les grands écrans avec des papillons qui lui collaient au visage. Tous les supporters portugais pleuraient : « On va perdre, on va perdre », dont nous. À un moment, un monsieur me tapote l'épaule et me dit : « Tu verras, les papillons, ça porte bonheur », et le Portugal a gagné. Bon, j'ai enlevé ensuite la scène parce que j'avais la flemme de dessiner des supporters et un stade de foot, mais l'idée venait de là !

Vous faites allusion dans les remerciements à une super idée de votre maman pour la couverture. Pouvez-vous nous en parler ?

Ah !! Je lui ai dit qu'il y avait cette question et elle m'a dit « surtout ne dis rien !!!  », ahaha.

Comment votre famille a-t-elle réagi face au regard que vous portez sur l'émigration portugaise ?

Je crois qu'ils sont plutôt fiers de moi et ont été touchés par mon récit. Surtout que ça concerne la famille.

Combien de temps vous a demandé, au total, l'album ?

Si je compte depuis le début des interviews, alors quatre ans, avec des pauses à certains moments. Mais en tout cas, deux ans pleins entre 2021 et 2023.

Avez-vous une anecdote relative à cet album ?

J'en ai plusieurs, mais parmi toutes, vous pourrez remarquer qu'à la page 49, sur les cases en haut à gauche, il y a une trace de crayon bleu. C'est Mathieu (un copain d'Angoulême) qui est entré dans mon atelier sans frapper ou alors en frappant super fort, je ne sais plus et j'ai sursauté. J'avais écrit au crayon à papier : « Mathieu doit cleaner ça sur Photoshop », mais il ne l'a jamais fait ! Mathieu, si tu lis ça, j'espère que tu culpabilises.

Le 21 avril 2024