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Interview de Mark Eacersall, à propos de Calle Malaga

Couverture de la BD Calle Malaga

Découvrez les coulisses de la bande dessinée Calle Malaga, parue aux éditions Grand Angle, en lisant l'interview de son scénariste, Mark Eacersall.

Comment êtes-vous devenu scénariste ?

Je vais essayer de résumer. Je suis rentré tôt dans ma vie professionnelle et artistique par passion, mais sans véritable plan, en suivant des aventures, passant du documentaire au théâtre, de la radio à la musique, sans oublier des dizaines de petits boulots et de voyages. Au bout de dix ans de papillonnage, j'ai souhaité me concentrer sur l'écriture scénaristique audiovisuelle, ce qui me semblait idéal pour concilier mes goûts et une forme de, disons, misanthropie. Je me suis formé tout seul… Ont, sans surprise, suivi vingt ans de galères diverses où la plupart de ce que j'ai écrit est resté dans des placards, même si j'étais souvent payé pour le faire – et le peu qui a fini à l'écran m'a souvent rendu frustré et amer. Un jour, j'ai commencé à faire de la BD et je me suis rendu compte que j'avais raté ma vie : j'aurais dû commencer par ça, car voilà enfin quelque chose qui me rendait heureux. Depuis, je m'y consacre presque entièrement.

Quel a été le point de départ de Calle Malaga ?

Un décor. Parfois, les scénaristes partent d'un personnage, d'un thème, d'une situation… Ici, plus rare, c'est un décor, celui d'une station balnéaire hors saison, qui m'a inspiré. J'ai grandi à côté de la mer, j'ai toujours été fasciné par ces villes fantômes. Ensuite, il se trouve que l'Espagne sert souvent de planque aux criminels français en cavale, au moins depuis les années 70, et singulièrement le sud. Je voulais traiter ce paradoxe de criminel enrichi mais solitaire et obligé d'être discret. J'avais donc un personnage, dans un décor fort, et l'occasion de faire un polar différent, abstrait par moments, avec l'ambition de parler secrètement de la condition humaine (mais ne le répétez pas, ça fait intello).

Comment avez-vous travaillé le scénario ? Faites-vous un synopsis, un plan, etc. ?

En BD, je ne fais des synopsis que lorsqu'il faut convaincre quelqu'un en amont, mais je préfère désormais me payer le luxe de présenter le scénario fini. Donc généralement, je me documente beaucoup (même si là je connaissais déjà le sujet) et je prends énormément de notes. Ensuite, je fais des plans et des plans pendant des semaines et des semaines, jusqu'à un certain degré de détails. Et enfin, je rédige, ce qui est de mon point de vue le plus facile si le travail préalable a été bien effectué.

Comment avez-vous rencontré James Blondel, le dessinateur, et comment avez-vous travaillé avec lui ?

C'est le nerf de la guerre pour un scénariste BD : trouver des dessinateurs. Ces énergumènes, surtout les vedettes, sont généralement pris pour 20 ans. Donc, à mes débuts dans la BD (Calle Malaga a été écrit il y a trois ans), j'ai préféré travailler avec des « débutants » inconnus et, en l'espace de trois ans, j'en aurai fait débuter cinq : Gyula Németh (la série Pitcairn), Amélie Causse (Kleos), Raphaël Pavard (À mourir entre les bras de ma nourrice), James Blondel (Calle Malaga) et bientôt Jérôme Savoyen (IRL). Je m'en enorgueillis un peu mais, en vérité, c'est moi qui ai de la chance, car ce sont de super rencontres. Dans le cas de James, je l'ai trouvé sur Instagram (j'y ai passé des heures, c'est aussi comme cela que j'ai trouvé Gyula Németh et Jérôme Savoyen). Je l'ai contacté, je lui ai proposé un texte trop long pour lui, qu'il a refusé : il venait de finir ses études pour devenir prof de SVT et commençait sa carrière d'enseignant. J'ai proposé de lui écrire un récit plus court… Et j'ai mis un prof de SVT dedans. J'ai travaillé avec lui comme je le fais avec tous les dessinateurs qui l'acceptent (mais généralement, s'ils refusent, on ne fait pas affaire) : on parle, on lit, on fait des essais pour s'accorder, il fait l'intégralité du storyboard et on en discute pendant des semaines. Tant qu'on n'en est pas content, on ajuste et on ne passe pas à l'étape supérieure. Ensuite, crayonné et encrage et couleurs. Bref, on discute de tout – mais au fond, les artistes aiment bien cela, je crois, car leur boulot est hyper solitaire et ça peut faire du bien de se sentir soutenu, épaulé, conforté.

Êtes-vous plutôt un scénariste directif, donnant un scénario à la case, avec dialogues établis, ou plutôt un scénariste laissant la part belle à la créativité du dessinateur dans sa découpe ?

J'écris planche à planche, j'estime que ça fait évidemment partie de mon boulot de savoir à quoi va ressembler la planche 3 qui va se trouver juste en face de la 2, car le lecteur embrasse les deux d'un même regard quand il a tourné la 1. La BD est un art séquentiel, mais aussi « tabulaire », comme je l'ai si justement entendu dire par Benoît Peeters. Mais je n'écris pas case à case, car je trouve ça d'abord chiant à lire et surtout raide pour l'artiste qui généralement s'éclate à faire la mise en scène, la mise en cases. Et je compte sur lui pour avoir de meilleures idées que les miennes ! Toutefois, si j'ai une idée très spécifique qui fait partie intégrante de l'écriture, je le dis. Une pleine page, une répétition de cases, etc. Mais il faut bien comprendre qu'écrire, c'est déjà mettre en scène. Si je dis « Les doigts sales de Vladimir tapotent la petite cuiller sur le rebord de sa tasse “Tic tic tic” », on a quand même une idée précise du dessin que ça va être, non ? Donc l'idée, c'est toujours de suggérer un maximum de choses signifiantes avec un minimum de mots : des moments dessinables, qui seront autant de cases. Faut faire rêver le dessinateur en premier, hein, c'est la base. Concernant les dialogues, en revanche, je suis un peu un taliban : je n'entends pas que l'artiste intervienne. Mais, à l'étape du storyboard, il va m'arriver de rajouter des bricoles ou d'en enlever pour m'adapter à son dessin. Et puis s'il me suggère des choses, on en discute évidemment, mais c'est rarissime et ça doit le rester, sinon autant qu'il écrive lui-même.

Calle Malaga est une BD d'ambiance, peu bavarde, surtout dans sa première partie. Comment un scénariste arrive-t-il à détailler ce qu'il souhaite au dessinateur quand plusieurs planches sont muettes ?

Ce n'est pas parce que c'est muet ou silencieux que ce n'est pas écrit. Les gens pensent toujours que le scénariste, c'est avant tout un dialoguiste (il faut dire que c'est ce qui se remarque le plus). Mais c'est faux. Pour moi, dialoguer est l'étape la plus agréable et simple. Concevoir des personnages intéressants, structurer une histoire est autrement plus ardu, c'est une étape complexe et cruciale pour la charpenter, tenir en haleine le lecteur et emmener le propos vers son paroxysme. Un scénariste pourrait écrire par exemple : « Adèle Blanc-Sec regarde Obélix dans les yeux et lui dit “Tu viens ?” ». Obélix la regarde un temps, silencieux. Puis il répond, de ses petites lèvres boudinées : “D'accord” ». On voit bien que ce n'est pas du tout la même scène sans le petit temps avant la réponse d'Obélix, non ? Je viens de lire Au-dedans de Will McPhail et typiquement, voilà un auteur qui fait un usage magnifique des silences. Et pourtant, tout est écrit/­conçu/­pensé. Calle Malaga est un peu particulier en ce sens que oui, c'est une BD d'ambiance, c'est même sa promesse, donc il y a un soin certain apporté à ces plages de silence. D'ailleurs, James, la première fois qu'il a lu le scénario, était très déstabilisé : il a fallu qu'il commence à le dessiner pour se rendre compte que cela allait fonctionner. Alors, pour répondre à votre question, un petit texte valant mieux qu'un long discours, voilà un court extrait du scénario, vous jugerez sur pièce :
Toujours portant lunettes noires et casquette, mais changé, le trentenaire qu'on a vu courir est désormais attablé à une PETITE TERRASSE DE CAFÉ, à l'extérieur du marché couvert de la VIEILLE VILLE, dans une rue un peu passante. Il lit sur son téléphone.
Alors qu'un serveur lui porte un café et un verre d'eau, le trentenaire pose son smartphone :
SERVEUR
Aquí está su café.
Pendant que le serveur s'éloigne, un gamin de 10 ans, échevelé, yeux immenses de détresse, vient se coller à la table du trentenaire et lui présente un carton (de la taille d'une feuille A4) où est écrit : « Para comer por favor » et tend la main.
Le trentenaire (SAÏD) le dévisage derrière ses lunettes noires, impassible.

Vous avez fait le choix de mettre une partie des dialogues en espagnol, avec la traduction en note de bas de page. Est-ce pour contribuer à l'immersion ?

Oui. Une convention dans la plupart des BD qui ont un cadre international veut que tout le monde parle la même langue (je pense à Corto Maltese), mais ce n'est évidemment pas le cas, et ce multilinguisme peut être source de réalisme, de poésie… ou de comédie, comme vous l'apprécierez, je l'espère, dans un de mes romans graphiques à venir, Bordeaux-Shanghai (dessin d'Amélie Causse).

Page 22, le journaliste signant l'article est un certain Hervé Richez. Hervé Richez est scénariste, mais aussi éditeur et directeur de collection chez Grand Angle. Comment vous est venu ce clin d'œil ?

Pour des raisons narratives, il faut parfois qu'apparaissent des patronymes d'inconnus dans une histoire – en l'occurrence ici, dans un article sérieux et donc signé, que lit le personnage principal. Plutôt que d'appeler le journaliste Norbert Duchmoll, je l'ai appelé Hervé Richez, du nom de notre éditeur chez Grand Angle. Le lecteur attentif verra également que le nom de mon éditeur chez Glénat apparaît parfois dans mes livres que ce dernier édite. Ce n'est pas de la flagornerie, mais l'occasion de faire un clin d'œil à des complices.

Combien de temps vous a demandé l'écriture du scénario et combien de temps a demandé l'album au total ?

C'est impossible à quantifier, car j'écris toujours plusieurs choses en même temps, qui en sont à différents stades (prises de notes, plans, rédaction…). Mais enfin, on va dire que je sors deux à trois scénarios de BD par an. Quant à James, il a mis deux ans à dessiner – mais il est à noter qu'il ne fait pas cela à plein temps puisqu'il enseigne en lycée.

Avez-vous une anecdote relative à cet album ?

J'en ai plein, mais je vais faire du teasing en répondant qu'il y en a une jolie, je crois, qui figure dans l'avant-propos de l'album.

Sur quoi travaillez-vous actuellement et quels sont vos projets ?

Ouh là, je vais semer la confusion si je raconte tout, même mes proches s'y perdent. Je me contenterai de la prochaine sortie : après GoSt 111, Cristal 417 et À mourir entre les bras de ma nourrice, mon coauteur (et commissaire en activité) Henri Scala et moi-même publierons le 27 août chez Glénat IRL, qui aborde une nouvelle facette de la criminalité qu'il a connue : la cybercriminalité, et plus particulièrement chez des adolescents. Ce sera le premier roman graphique du dessinateur Jérôme Savoyen, avec qui je vais en faire deux autres !

Le 26 mars 2025