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Interview de Nancy Peña, à propos du Chat du kimono : Le Goût du Japon

Couverture de la BD Le Chat du kimono : Le Goût du Japon

Découvrez les coulisses de la bande dessinée Le Chat du kimono : Le Goût du Japon, parue aux éditions La Boîte à Bulles, en lisant l'interview de son autrice, Nancy Peña.

Le Goût du Japon est le quatrième et dernier tome de la série Le Chat du kimono.  Comment est née cette série ?

Cette série est née par hasard, le premier tome étant une improvisation autour de plusieurs petites histoires indépendantes. Je me suis rendue compte que la figure du chat noir y était récurrente, et j'ai inventé des liens et d'autres récits recoupant les premiers, avec ce chat noir comme fil rouge. Le premier tome ne devait pas avoir de suite. J'avais pour idée d'écrire un récit racontant la déambulation d'un homme dans son propre corps pour se guérir, mais je ne parvenais pas à développer assez ce thème pour en faire un album. C'est en me donnant comme contrainte de faire une suite au Chat du kimono que les autres tomes ont existé, avec le personnage de Victor Neville comme héros.

On retrouve beaucoup de références au Japon dans cet album, et le lecteur y retrouve des analogies avec l'univers d'Hanawa Kazuichi, notamment avec Tensui, l'eau céleste. Comme lui, vous faites un récit en noir et blanc, avec la part belle aux légendes. Quelles sont vos influences, et comment avez-vous été initié à la culture traditionnelle nippone ?

Mes influences sont plutôt liées au japonisme qu'au Japon, donc je ne connais finalement pas grand-chose. Comme les peintres occidentaux du XIXe siècle, j'ai été fascinée par la manière insolite de cadrer et de composer les estampes et de développer un vocabulaire graphique différent du nôtre, avec un trait particulier lié au bois gravé et une façon nouvelle d'utiliser les vides et les blancs dans l'image. J'ai donc beaucoup regardé les estampes des trois grands maîtres, Hokusai, Hiroshige et Utamaro, mais aussi leur réinterprétation chez les peintres occidentaux comme Vuillard ou Van Gogh, et Bracquemond par exemple pour les arts décoratifs.

Le noir et le blanc n'étant pas de la couleur à proprement parler, vous n'utilisez que le rouge en couleur, d'une manière très particulière, tantôt à la manière d'un lavis, tantôt à la manière d'une couleur de remplissage ou d'applat. Comment avez-vous mis au point cette technique très particulière, qui permet une lecture très facile pour le lecteur.

J'ai commencé à utiliser le rouge de manière intuitive, ce trio de couleur étant culturellement très utilisé pour son contraste depuis l'antiquité. Elle correspondait bien à la symbolique de mon conte japonais, le kimono ayant une histoire sanglante. Ensuite, la lecture est effectivement facilitée par ce code de couleur qui permet au lecteur de changer de registre, du récit classique vers un univers magique avec le rouge, ou vers le passé avec les teintes rosées, sans avoir besoin d'expliciter ces changements par le dessin ou le texte. Et puis, c'est un vrai plaisir de dessin !

Comment avez-vous travaillé le scénario de la série ?  Avez-vous créé tome par tome, avec une idée du point de départ et d'arrivée de la série, ou avez-vous tout écrit en une fois ?

C'est ma série la plus improvisée, les tomes ayant été conçus les uns après les autres sans véritable scénario d'ensemble. J'imaginais simplement qu'il faudrait boucler la boucle, avec le retour du kimono au Japon. C'est aussi ma façon de travailler chaque album, j'ai souvent une idée du début et de la fin sans savoir comment je vais relier les deux. J'aime bien ce travail souterrain qui me réserve des surprises !

Comment travaillez-vous le dessin ?

Je travaille à la plume et à l'encre, sur un format A4. Lorsque j'écris mon scénario, comme c'est le cas pour cette série, le dessin s'apparente à une ligne d'écriture et j'écris le récit et je le dessine en même temps, d'où des dessins qui courent d'une case à l'autre pour former de grands tableaux.

Combien de temps vous a demandé chaque tome et plus précisément Le Goût du Japon ?

Je mets environ un an pour finir un album. Ma manière de travailler étant plutôt erratique, je reprends beaucoup mon récit et mes planches, rajoutant, invertissant des passages.

Avez-vous une anecdote relative à cette série et à l'album ?

Cette série m'a accompagnée quinze ans de ma vie, alors je ne saurai pas trop quoi choisir, entre le travail avec mon éditeur et ami Vincent Henry, la joie d'avoir vu le kimono prendre forme sous les doigts de couturière de Céline Badaroux, les thés que j'ai dû goûter et commenter à la télévision suédoise… Le kimono sera d'ailleurs visible en vrai à la galerie La Factory BD à Vienne en décembre, avec une sélection de planches originales. Céline est mon amie depuis le lycée et ma coloriste, mais elle a aussi de multiples talents dont la création textile. À l'occasion d'un art book autour de la série du Chat du kimono, elle a cousu tous les vêtements des personnages, du manteau de Sherlock Holmes au costume de Victor Neville. La pièce maîtresse est le kimono aux chats, dont elle a fait imprimer les motifs sur de la soie avant de lui donner vie.

Sur quoi travaillez-vous actuellement et quels sont vos projets et futures publications ?

Actuellement, je fais plutôt de l'illustration jeunesse. Je finis notamment de dessiner les illustrations du tome 2 de La Maison hantée de Nino et Zoé avec Anaïs Vachez au scénario, chez Casterman. J'ai de beaux projets qui semblent se dessiner au loin, mais comme beaucoup d'auteurs, je suis un peu superstitieuse et ne préfère pas en parler tant que les choses ne sont pas actées.

En fin d'albums, les trois kimonos magiques sont réunis et l'eau, les bambous et les chats s'échappent pour créer un espace à eux.  Vous l'illustrez par une superbe pleine page (page 83).  Puis le récit saute à la page suivante au port. Que souhaitiez-vous évoquer par cette libération des kamis ?

Pour moi, le XIXe siècle est le début du capitalisme et du mondialisme, la fin des traditions et de la pensée magique. L'histoire du Japon cristallise ce bouleversement, car il a été très rapide : quand le pays ouvre ses portes en 1857, forcé de mettre fin à son isolement commercial par les États-Unis, il bascule en quelques années dans la modernité alors qu'il était encore très féodal. Je souhaitais évoquer ce basculement à travers la destruction du kimono, dont la magie appartient désormais au passé. Chats, bambous et écume magique retournent à la nature, qui est peut-être pour nous le dernier bastion du mystère et du sauvage. Cette relation à la nature est bien fragile, puisqu'elle aussi est considérée comme une simple ressource. Pourtant, je crois que c'est l'ultime refuge des kamis dont nous devrions prendre soin, à la fois parce que notre survie en dépend, mais aussi notre culture. C'est ce que suggère le muletier japonais lorsqu'il fait allusion aux différents termes désignant le paysage, celui qui est admiré ou celui qu'on vit, distinction absente de notre vocabulaire occidental.

Le 13 novembre 2023