Interview de Nicolas Wild, à propos d'À quoi pensent les Russes

Découvrez les coulisses de la bande dessinée À quoi pensent les Russes, parue aux éditions La Boîte à bulles, en lisant l'interview de son auteur, Nicolas Wild.
Après l'Afghanistan et l'Iran, la Russie. Trois pays où la liberté d'expression du peuple est brimée et où les étrangers curieux sont mal vus. Comment avez-vous préparé vos voyages, et en particulier celui en Russie, pour permettre cette liberté de mouvement et d'expression ? Avez-vous laissé une grande part à l'improvisation et à l'adaptation sur le terrain, ou avez-vous planifié au maximum ?
J'ai vécu en Afghanistan entre 2005 et 2007. À cette époque, la présence occidentale avait pour but— entre autres — de développer la démocratie dans le pays. Notamment la liberté d'expression et la liberté de la presse. Parmi les projets sur lesquels on travaillait, il y avait le NJTP, un programme qui visait à former des jeunes étudiants au métier de journaliste ainsi qu'à la création d'une radio : Voix des femmes, un espace d'expression pour les femmes afghanes. La liberté d'expression était garantie par la constitution du pays. Mais dans les faits, un journaliste trop curieux ou une femme trop ambitieuse, pouvait facilement se faire des ennemis au sein de certains groupes religieux, comme les chefs de tribus, ou les trafiquants d'opium et mourir :(
Je me suis rendu en Iran à une période assez “calme”, une première fois en 2007 et une seconde fois en 2008. Je pouvais facilement me rendre là-bas avec un visa de touriste, cela n'était pas dangereux. Aujourd’hui, le régime emprisonne des touristes occidentaux accusés d’espionnage afin de s’en servir comme monnaie d'échange. Les racines culturelles de l’Iran sont proches de celles de l'Afghanistan, mais les deux pays sont très différents. La constitution de l’Iran est celle d’une république islamique. Il n’y a pas de liberté de presse ni d’opinion et bon nombre d'Iraniens et d'Iraniennes payent le prix cher pour tenter d’acquérir cette liberté. Le cas de Narges Mohammadi, prix Nobel de la paix 2023 résume bien la situation. Les femmes iraniennes ont un niveau d'éducation très élevé : 60 % d'entre elles font des études supérieures, pour 40 % d’hommes. Narges est en prison depuis de nombreuses années pour avoir défendu le droit des femmes. Elle est devenue le symbole de la révolution féministe qui a commencée en septembre 2022.
Le cas de la Russie est encore différent. Le pays s'est ouvert à la liberté d'expression sous Gorbatchev dans les années 80, la démocratie apparaît dans les années 90 suite à l'implosion de l’URSS. Les Occidentaux pensaient qu’une société libre et une économie de marché allaient s'imposer. Les Russes avaient soif d'Occident. Aujourd'hui, l'Occident est un contre modèle, Poutine a un projet civilisationnel différent, faire revivre l'Empire, remettre la religion et le culte du chef au centre du jeu. Toutes les libertés obtenues depuis 30 ans – dont la liberté d'expression – disparaissent au fur et à mesure. Le pays se transforme en dictature.
Chaque voyage dans ces pays était différent. Je suis parti travailler deux années en Afghanistan dans une agence de communication. Ayant trouvé ce travail une semaine avant mon départ, j’ai eu très peu de temps pour me préparer. J’avais un blog à l'époque – qui a servi de matière première aux deux tomes de Kaboul Disco – où je racontais mes péripéties au fur et à mesure. Le récit que j'en ai tiré forme des chroniques du quotidien, je ne suis pas allé chercher des histoires à raconter, j'ai laissé les événements venir à moi. J’avais toute liberté pour raconter ce que je voulais sur mon blog et n'ai subi aucune forme de censure. J'ai néanmoins choisi de modifier les noms des personnages et de certains lieux par prudence.
Je suis allé en Iran avec des amies franco-iraniennes en mars 2008 pour un voyage “tourisitique”. Une de mes amies, Sophia Yazdani, allait inaugurer un centre culturel zoroastrien à Yazd. Un centre que son père avait commencé à construire avant d'être assassiné en Europe en 2005. Je n'avais pas prévu de faire un livre sur ce sujet, c'est lors de ce voyage que l'idée m'est venue. Là non plus, pas de préparation avant le départ. Mais j'avais déjà visité le pays l'année d'avant pour y faire du ski dans les montagnes au nord de Téhéran et pouvais m'exprimer un peu en persan.
Le projet russe s'apparente davantage à du journalisme. La situation géopolitique, suite à la guerre en Ukraine, étant tendue, je ne voulais pas rester trop longtemps sur place. J'ai contacté une fixeuse, Chat, deux mois avant de partir et je lui ai fourni une liste abstraite de personnes que je souhaitais rencontrer (un avocat, un ancien soldat qui a fait l'Afghanistan, une militante féministe…) Au fil du temps, elle m'a proposé plusieurs noms et la liste est devenue concrète. Une fois sur place, nous avons également fait des rencontres impromptues dans la rue, les parcs et le train. Je voulais voir et rencontrer le plus de monde possible pendant ce voyage. C'était assez grisant d’avoir accès à un pays quasiment vide de touristes occidentaux, j’avais l’impression de faire un casse dans une bijouterie :)
Au chapitre 9, URSS 0 - USA 0 - Afghanistan 2, vous montrez plusieurs photos du monument aux morts de la guerre d’Afghanistan. Sur la dernière, on remarque une lanière jaune et ocre. Quelle en est la signification ?
Quel œil ! Rien ne vous échappe :) Il s'agit du Ruban de Saint-Georges. Un symbole utilisé pour honorer la valeur militaire en Russie, devenu le symbole de la victoire de 1945. Il est à nouveau mis à l'honneur en ce moment dans le contexte de guerre contre le soi-disant pouvoir néo-nazi de Kiev. Ce symbole est d'ailleurs interdit en Ukraine.
La rencontre avec le peintre, dans le chapître 10, À la recherche de Yegerov, et avec l'Indien, dans le chapître 13, Une Romance indo-russe, montre une vision de la France vue de l'extérieur. Les deux personnages ont un avis très critique sur la politique française “terre d’accueil”, que ce soit pour les migrants ou les joueurs de football. Est-ce quelque chose que vous avez souvent entendu lors de vos voyages à l'étranger ?
Cette critique de la France, terre d'accueil multiculturelle, est assez commune en Europe de l'Est. Je l'ai entendue également en Ukraine et en Pologne, deux pays que j'ai visités en 2016. Les Européens de l'Est n'ont pas le passé colonial des pays de l'Ouest et leurs échanges culturels avec les pays du Sud sont plus limités. On voit bien aujourd'hui leur réticence à accueillir des migrants du sud (alors que les Polonais ont accueilli les Ukrainiens à bras ouverts). Loukachenko, le dictateur biélorusse, a même instrumentalisé la crise syrienne en envoyant des migrants franchir la frontière polonaise. Les actualités montrant les émeutes dans les banlieues françaises effraient les Européens de l'Est… Il y a pourtant bon nombre de citoyens musulmans d'Asie centrale qui vivent en Russie… Mais ce sont des anciens citoyens soviétiques, leur assimilation semble plus naturelle (cela dit, beaucoup d'Ouzbeks sont chauffeurs de taxi ou femmes de ménage…).
Le début du livre commence avec un prologue. La fin du livre est plus abrupte, et l'on ressent une sorte de froideur entre vous et Chat au moment de la séparation. Comment s'est déroulée votre relation avec Chat ?
Mince ! Je pensais avoir fait une fin émouvante, j'étais peut-être trop dans l'épure… En fait, je me suis très bien entendu avec Chat, nous sommes devenus amis et il nous arrive de papoter sur Internet de temps en temps. Pas plus tard qu'il y a deux jours, je lui ai demandé quelle était la signification de la lanière ocre et jaune du chapitre 9 :) Le voyage s’est fini comme je le raconte. J'étais un peu sonné par la visite du parc patriote. Au moment de partir, je ne voulais pas que l’on se dise « adieu » mais « à bientôt », même si l'on risque de ne pas se revoir avant longtemps. Pour être honnête, j'ai écrasé une petite larme dans le taxi…
Les personnes ayant témoigné ont été citées, mis à part l'avocat qui exprime ses craintes d'une arrestation, les autres personnes n'ont pas été réticentes à témoigner alors que la nouvelle loi russe permet très facilement d'enfermer les gens pour critique du régime ?
Les personnes qui n'ont pas voulu être interviewées ne sont pas dans le livre… Mais on a essuyé très peu de refus. C'était l'une des surprises de ce voyage, la plupart des personnes rencontrées étaient assez bavardes et accueillantes. Personne n'a voulu que je change leur nom ou que je les anonymise ! Je ne pense pas que cette BD sera lue en Russie de toute façon…
Le livre se termine par le parc des patriotes. Un passage que vous mettez en photomontage, comme pour montrer l'aberration réelle de la construction de la cathédrale ou la formation de la jeunesse poutinienne. Quels souvenirs en gardez-vous ?
Oui, je mets des photos de temps en temps, notamment pour montrer la propagande russe (les images de la publicité pour la chaîne de magasins de l'armée russe, par exemple, que j'ai filmées avec mon téléphone portable. J’avais tenté de les redessiner, mais cela ne fonctionnait pas, on aurait dit une parodie de propagande. Les vraies images enlèvent ce doute). De même, je voulais qu'il soit clair que cette jeunesse de l'avant-garde existe vraiment. L'endoctrinement de la jeune génération est l'un des aspects les plus effrayants de l'époque actuelle. Elle a lieu dans les écoles, lors des colonies de vacances (les formations militaires dans le camp d’Artek en Crimée)… Cette génération-là sera en âge de combattre dans 5 ou 10 ans. C'est un signe évident qui montre que Poutine prépare son pays pour une très longue guerre. Il a le temps pour lui, le temps long. J'ai peur que les démocraties occidentales s'essoufflent et que le renouvellement prochain de nos dirigeants amène à ralentir l'aide à l’Ukraine… Voire même à ce qu'on laisse tomber le pays.
Votre reportage est une demande de Qanvas, et le livre se lit comme un carnet de voyage puisque le lecteur vous accompagne dans votre déambulation. Comment gère-t-on, en tant qu’auteur, ce genre d'ouvrage ? Aviez-vous une contrainte de nombres de pages ? Avez-vous scénarisé, ou du moins planifié, votre voyage ?
Je n'ai pas eu de contrainte de nombre de pages. J'avais suffisamment de matière pour remplir 26 chapitres, mais j'ai dû réduire la voilure afin que le livre sorte le plus tôt possible. Je craignais qu'à sa sortie, l'intérêt pour le sujet ne se soit dissipé (d'ailleurs, c'est le cas, la guerre en Israël a commencé 4 jours après la sortie de l'album ! En plus, j'ai fait le lancement du livre au festival du livre de Beyrouth, le jour où des roquettes israéliennes ont touché le sud du Liban. Mauvais timing.) La commande de Qanvas était bien moins ambitieuse, ils voulaient une douzaine de portraits écrits accompagnés d'un ou deux croquis. J'ai fait des essais, ça ne fonctionnait pas. Ça manquait de vie, de dynamisme et d'humour. Du coup, j'ai repris ma forme narrative de prédilection, le récit à la première personne. Ce voyage est extrêmement construit. J'avais une idée assez claire des personnes dont je voulais faire le portrait. Je voulais commencer par Saint-Pétersbourg, une ville assez européenne avant d'aller, en dégradé, le plus loin possible dans la Russie profonde. De voir les mentalités et les paysages changer au fur et à mesure du voyage… Mes reportages sont toujours scénarisés. Je scénarise en cours de route. Par exemple, quand on a acheté un billet de train Saint-Pétersbourg-Moscou, on a pris le trajet le moins cher et le plus long. Ceci dans le but d'avoir le plus de temps possible pour rencontrer des gens “par hasard”. Avant la rencontre avec la chanteuse patriote, Chat et moi avions déjà fait un petit repérage dans les autres wagons. Chat avait repéré un compartiment avec trois jeunes hommes qui semblaient ne pas se connaître, on avait prévu d'aller les interviewer (notamment pour rétablir l'équilibre homme/femme, car on avait plus de témoignages de femmes à ce moment) mais finalement on a fait un bout de chemin avec Louba et sa maman… Cette rencontre est arrivée par hasard, mais on a tout fait pour qu'elle puisse advenir…
On peut voir dans le récit que vous utilisez un carnet dans un format différent de l'édition à l'italienne, est-ce vous qui avez géré l'adaptation du format vertical au format horizontal ?
Dans mon carnet, j'ai consigné des notes et des croquis rapides qui m'ont servi à faire la BD définitive, c'est assez éloigné de ce que vous avez lu. La BD devait se lire sur Internet, au format Webtoon. C'est pour cela que les cases ont toutes la même forme. Le projet numérique n'ayant pas vu le jour, on a agencé les cases les unes à la suite des autres. Dans une première mouture, j'avais assemblé quatre cases dans un format B5, mais cela était illisible, vu le niveau de détail de certaines cases. Ce format à l'italienne est donc un accident heureux (j'aime beaucoup le résultat).
Si l'on se réfère audit carnet que vous montrez dans le chapitre 12, Paris, Bachkirie, le lecteur peut supposer que vous dessinez de manière traditionnelle. Or, dans le chapitre sur Louba, le lecteur peut remarquer trois cases qui sont identiques à quelques détails près, suggérant un copié-collé numérique. Comment travaillez-vous ? Et avec quels outils ?
Je fais mes prises de notes et mes croquis sur un carnet à spirale sur le terrain. J'ai fait beaucoup de photos également (des gens, des lieux, des poignées de porte, des affiches… Tout ce qui peut m'aider à redessiner le pays). Une fois revenu chez moi, je dessine sur ordinateur à la tablette graphique. Effectivement, il m'arrive d'utiliser l'outil copier/coller :) Je dessine en vectoriel sur Animate, ce qui fait hurler tous mes collègues dessinateurs. L'avantage est d’obtenir des pages à très haute résolution qui ne pèsent pas lourd et j’aime le dynamisme de la ligne vectorielle. Et puis, je fais ce que je veux d'abord. :) Pour ma prochaine BD, je peindrai directement sur l'écran à la gouache. Bim.
Plusieurs cases, dont celle de Tigre échangeant dans l’avion avec Chat, sont en écriture cyrillique. Peut-on savoir le contenu de ces cases ? Pourquoi les avoir mises en russe dans le livre, car le fait que vous l'ayez écrit ainsi suggère que vous ne comprenez pas ce qui est écrit, or pour l'avoir écrit, il vous fallait en savoir le contenu.
Rien ne vous échappe. Vous êtes tombé dans un magnétoscope rempli de VHS de la série Colombo, petit ? En gros, Chat et Tigre échangent sur le fait qu'ils vont m'utiliser comme personnage dans leur film. J'ai appris le lendemain qu'ils en avaient parlé dans l'avion, du coup, j'ai recréé cette conversation après coup.
Dans le chapitre 12, Paris, Bachkirie, vous écrivez : « […] Chat et Tigre. Ils utilisent mon image, j'utilise la leur, chacun y trouve son compte. » Or, ce sont les seuls personnages dont vous n'utilisez pas le nom et l'image. Pourquoi avoir fait ce choix de leur donner des noms et des têtes de félins ? Est-ce une décision qui a eu lieu après votre arrivée en France, qui vous a obligé à remplacer les noms et têtes initialement prévus ?
Bien vu, inspecteur ! Mais il s'avère qu'ils ont vraiment des têtes de félins, ils sont tous deux nés dans un orphelinat à Tchernobyl :) Huhu. Nan, c'est une blague. J'ai décidé après coup, une fois le choix du récit à la première personne fait, de les intégrer en camouflant leur identité. J'ai beaucoup aimé dessiner des animaux qui parlent. C'est un petit hommage lointain à Maus…
Quels sont vos projets actuels ? La Chine, la Corée du Nord, ou un projet moins politique ?
Pas loin :) Je travaille sur un album avec 12 co-auteurs. Des journalistes et des humanitaires Français, Irakiens, Kurdes et Belges qui ont vécu le siège de Mossoul, en Irak, entre 2016 et 2017. Un récit choral qui mélangera leurs récits personnels à ceux de la grande histoire.
Le 14 octobre 2023