Interview de Paolo Castaldi, à propos de L'appel des bouts du monde : Une vie d'humanitaire

Découvrez les coulisses de la bande dessinée L'appel des bouts du monde : Une vie d'humanitaire, parue aux éditions La Boîte à Bulles, en lisant l'interview de son dessinateur, Paolo Castaldi.
Comment êtes-vous devenu dessinateur ?
Eh bien, c'est une longue histoire qui a commencé quand j'avais dix ans. Depuis tout petit, j'avais une facilité à m'exprimer par le dessin, mais j'ai vraiment décidé de devenir auteur de BD à dix ans, après avoir lu mon premier album de Spider-Man. C'est là que j'ai réalisé, consciemment, la puissance narrative que pouvait avoir un dessin avec un dialogue ou une légende à côté. Et depuis, tous mes pas m'ont mené jusqu'ici. J'ai fait mes débuts en 2009, en publiant mes premières BD sur un blog personnel. Elles ont été remarquées par un petit éditeur qui m'a proposé un vrai contrat pour publier mon premier album. Au début, je voulais dessiner les super-héros Marvel. Puis j'ai découvert les BD de Joe Sacco, le journalisme en BD de la maison d'édition italienne BeccoGiallo, les livres de Gipi, j'ai lu Les Ignorants de Davodeau qui m'a bouleversé. Et j'ai compris que la BD pouvait unir deux parties de moi qui vivaient séparées jusque-là : Paolo, le garçon engagé socialement et activiste, et Paolo, l'artiste.
Comment avez-vous rencontré Catherine Monnot-Berranger, la scénariste, et comment avez-vous travaillé avec elle ?
La proposition de travailler sur le livre est venue de la maison d'édition avec qui je venais de publier l'album Vann Nath, scénarisé par Matteo Mastragostino. Ils m'ont demandé de lire un sujet pour un livre important, long et chargé de sens. Je ne connaissais pas Cathy, d'autant plus que ce livre est son premier. Après avoir lu le sujet, j'ai accepté, car l'histoire me semblait importante, elle méritait d'être racontée. Elle m'a fait confiance pour mes intuitions. Je lisais les scénarios et je voyais comment les adapter à mon « rythme », à ma façon d'interpréter les pages de BD quand je travaille seul. Par exemple, si une page me semblait trop dense en informations, je la divisais en deux pages ; si je ressentais le besoin d'alléger la narration avec une splash page, je le faisais. De son côté, Catherine a fait un travail de documentation très précis qui m'a beaucoup aidé. Donc on a bien travaillé ensemble, malgré les difficultés inévitables quand on travaille sur un volume aussi important.
Comment avez-vous travaillé le dessin et la couleur ?
Pour la première fois, après dix livres en analogique, j'ai essayé de travailler entièrement en numérique. La raison n'est pas très « romantique » : le livre est très long, complexe, avec beaucoup de références historiques précises, et je savais qu'il y aurait beaucoup de corrections. Pour ne pas devenir fou à refaire des pages et des pages (ce qui aurait beaucoup rallongé le travail), j'ai cherché un style numérique qui me corresponde, où mon trait soit reconnaissable. Ça n'a pas été facile au début, j'ai testé plein de pinceaux sur Procreate, j'en ai même créé moi-même. J'ai utilisé Procreate et l'iPad Pro, que je trouve incroyablement pratiques. J'ai créé un ensemble de crayons et de fusains numériques pour dessiner sur la page, puis j'ai utilisé un autre ensemble d'aquarelles numériques pour la couleur. L'expérience a été très positive, mais je ne pense pas abandonner le papier. C'est quand même plus amusant pour moi, plus frais et vivant. Ces petites erreurs qu'on ne peut pas contrôler sur le papier rendent mes dessins plus vivants.
Comment avez-vous réalisez les cartes que l'on retrouve tout au long de l'album ?
L'idée des cartes vient de Catherine, qui les avait mises dans le scénario dès le début. Je les ai toutes réalisées à la fin, une fois les pages de BD terminées. J'ai essayé d'utiliser le même style de trait que pour le reste de l'album, pour avoir une cohérence visuelle. Je n'étais pas fan de l'idée de mettre des cartes graphiques, comme celles qu'on trouve dans un atlas…
Une grande partie de l'album est proche de la monochromie, même s'il y a bien présence de couleurs, notamment la chevelure rousse de . Pourquoi ce choix ?
Tous mes livres ont tendance à avoir des palettes de couleurs sobres, presque monochromes. Dans mes dessins, l'ambiance et les informations sont surtout transmises par le crayon et la mine de plomb. La couleur me sert à rendre le tout plus lisible. Donc, mettre du rouge uniquement sur les cheveux de Joelle me permettait de la rendre toujours visible pour le lecteur, même dans les scènes chargées, complexes, avec beaucoup de personnages. De plus, comme l'histoire se déroule sur une longue période, l'apparence de Joelle change aussi. Parfois, elle a les cheveux courts, parfois longs, parfois elle porte des lunettes, parfois non. Les cheveux roux aident le lecteur à toujours reconnaître Joelle. C'est un choix narratif, en quelque sorte…
Page 124, vous réalisez un dessin unique que vous parcellez en huit cases, est-ce pour permettre une meilleure lisibilité du texte ?
Voilà, là par exemple, c'est une situation où Cathy m'a fait confiance. En fait, le scénario prévoyait huit vignettes avec des cadrages différents, où Joelle parlait. Mais ce qu'elle disait était fort, important, et je voulais donner plus de « force » à ces paroles. Il fallait un gros plan, plus intense que huit petites cases où le pathos de la page se serait un peu perdu. Je voulais aussi terminer le chapitre par une page qui « respire » plus, avec plus d'émotion. Je suis très content du résultat.
Dans quel état d'esprit ressort-on après plus de 220 planches dessinées sur un tel sujet ?
Ça a été le défi le plus difficile de ma carrière artistique. J'ai l'habitude de faire un album de 130/140 pages en six mois. Je suis généralement assez rapide. Sur L'Appel, j'ai travaillé (pas en continu) pendant quatre ans. Il y a beaucoup de décors différents, d'époques différentes, un personnage qui vieillit, qui change… Maintenant, je suis très satisfait du travail que Cathy et moi avons accompli, mais je ne vous cache pas qu'il y a eu des moments de crise où je ne voyais pas le bout du tunnel.
Combien de temps vous a demandé réellement le dessin de l'album sur ces quatre ans ?
Disons que j'y ai passé environ un an et demi en temps effectif.
Avez-vous une anecdote relative à cet album ?
Avec quatre ans de travail derrière moi, il y a plein de petites et grandes anecdotes. Par exemple, quand j'ai signé le contrat, il y a quelques années, mon fils Edoardo est né. Donc le livre a « grandi » avec lui, petit à petit. Entre-temps, on a aussi déménagé, parce qu'avec l'arrivée du bébé, ma compagne et moi avions besoin d'une plus grande maison. Quelques jours avant de rendre l'album, il y a quelques mois, Edoardo s'est approché de ma table à dessin. J'étais en train de faire la couverture et il m'a demandé : « Papa, c'est qui elle ? » en montrant Joelle. Et je lui ai répondu instinctivement : « En gros, c'est ta sœur ! ». Il était bouche bée ! :D Et puis il y a eu ce truc étrange et cool à Angoulême. Comme je n'avais pas encore reçu mes exemplaires à la maison, c'est au festival que j'ai feuilleté l'album pour la première fois. Et en tournant les pages rapidement, tous les souvenirs, même personnels, liés à chaque chapitre me sont revenus en tête, et c'est incroyable, je me souvenais de presque tout ! « Tiens, sur ces pages, on était en train de repeindre la nouvelle maison », « celles-là, je les ai dessinées au lac, en été ». C'est peut-être pour ça aussi que je suis attaché à ce livre, parce que Joelle, Cathy, Vincent et Quentin de La Boîte à Bulles ont partagé avec moi une période vraiment unique de ma vie.
Sur quoi travaillez-vous actuellement et quels sont vos projets ?
Après deux ans de travail non-stop pour finir ce volume et un autre livre qui vient de sortir chez Futuropolis, j'aimerais faire une pause. J'ai quelques nouveaux projets en tête depuis longtemps, mais j'aimerais d'abord retourner à ma table à dessin, même juste pour quelques semaines, dessiner librement, pour faire évoluer mon trait et expérimenter, ce que je n'ai pas fait depuis trop longtemps. Le risque de se répéter, de toujours faire la même chose est trop grand si on ne prend pas un peu de recul pour essayer de progresser. Mes prochains travaux seront certainement publiés par des éditeurs français, un marché que j'aime beaucoup. Je reviens tout juste du festival d'Angoulême et ce que j'y ai vu me confirme que votre pays est la bonne dimension pour moi, pour ma vision de la BD.
Le 15 février 2025