Interview de Philippe Touboul, à propos de Winnie l'ourson : Anthologie

Découvrez les coulisses de la bande dessinée Winnie l'ourson : Anthologie, parue aux éditions Glénat, en lisant l'interview de son traducteur, Philippe Touboul.
Comment êtes-vous devenu traducteur dans la bande dessinée ?
En fait, j'ai été libraire spécialisé en comics pendant 20 ans, et j'ai du coup rencontré un grand nombre de passionnés au fil du temps... Certains d'entre eux sont devenus éditeurs, et j'ai bien sûr croisé pas mal de monde. Comme en parallèle j'ai une formation en stylistique comparée (et une appétence pour la langue), je me suis mis à traduire quelques ouvrages. Quand j'ai arrêté la boutique, je suis passé traducteur à plein temps, cela fait dix ans maintenant.
Vous avez traduit Winnie l'ourson, Anthologie pour Glénat. Quel statut a un traducteur ? Êtes-vous considéré comme auteur ? Car en traduisant avec votre propre sensibilité, vous devenez autant auteur qu'un dessinateur peut être l'interprète d'un scénariste.
Oui, un traducteur est considéré comme auteur dans la législation française. Ce qui est plutôt légitime en effet, vu que c'est quand même à lui ou elle que le lecteur a à faire en direct ^^.
Si la traduction d'un livre s'imagine assez facilement d'un point de vue pratique, comment se passe la traduction d'une BD, car vous devez tenir compte de la taille des bulles et de celle de la typographie ? Vous traduisez directement dans des bulles ayant été blanchies ?
En BD, il y a effectivement la contrainte spatiale qui vient s'ajouter aux autres, il faut viser juste au niveau de l'espace disponible dans chaque bulle. Ça s'acquiert avec de la pratique. Pour les typos etc., c'est le travail du lettreur, un métier à part entière. Personnellement, je suis très sensible au lettrage, je trouve qu'un lettrage bâclé peut vraiment gâcher un bouquin. Finalement, lettreur, coloriste, traducteur, ce sont les métiers de l'ombre où le meilleur travail doit être le moins visible possible, le plus propice à faciliter la lecture.
Pour traduire une bande dessinée, avec toutes ses nuances, surtout quand il s'agit de BD enracinées dans un imaginaire collectif, comme ici Winnie l'ourson, faut-il connaître parfaitement l'œuvre générale préalablement, ou bien la seule lecture de l'œuvre à traduire suffit-elle ?
En général, quel que soit le livre, il est quand même plus sérieux de se renseigner un minimum avant. Le cas des strips de Winnie est assez particulier : c'est une série qui n'a pas duré très longtemps (10 ans quand même, mais ce n'est pas grand-chose par rapport à la longévité de la licence) et dont le ton est assez différent du reste des aventures de ce personnage. Mais il est toujours utile de connaître le contexte d'une œuvre sur laquelle on travaille.
Dans Winnie l'ourson Anthologie, une chose ne peut échapper au lecteur, puisque présente quasi sur chaque page, c'est la mention Winnie the Pooh. Pourquoi avoir choisi de conserver le titre original, puisque dans les années 80, Disney Channel a diffusé toute la série sur FR3 sous le titre Winnie l'ourson ?
Ce genre de recueil un peu chic est a priori pensé comme une édition “historique”, qui replace l'œuvre dans son contexte et permet d'obtenir un beau livre complet propre à satisfaire les amateurs éclairés un peu archivistes autant que les “simples” fans d'un personnage. Du coup, l'idée de conserver le nom original ne me paraît pas incongrue.
Mickey s'appelle Topolino en Italie ; Albator s'appelle Harlock dans tous les autres pays. Dans l'univers de Winnie l'ourson, y a-t-il des personnages qui n'ont pas le même nom dans la version originale que dans la version française.
Oui, autrefois tout le monde changeait de nom, Winnie n'échappe pas à la règle. Tigrou, Porcinet et Bourriquet se nomment respectivement Tigger (avec deux G), Piglet et Eeyore. Jean-Christophe, c'est Christopher Robin en VO (d'ailleurs dans la toute première traduction, pré-Disney, il se nomme Christophe Robin). Le plus problématique à mon niveau a été Grand Gourou (Roo), le seul personnage féminin de la série… qui a en français un nom masculin ! En fait, si aujourd'hui cette traduction presque systématique des noms propres se perd, c'est parce que les propriétaires des licences font des économies d'échelle en gardant les mêmes titres partout dans le monde. C'est pour cela que les Vengeurs de chez Marvel sont désormais les Avengers, par exemple.
La traduction, au-delà du changement de langue, vise également à changer certaines références inconnues dans le nouveau pays de lecture. Avez-vous été confronté à ce genre d'adaptation dans Winnie l'ourson Anthologie ?
C'est un écueil récurrent dans la traduction : le boulot, c'est de mettre l'œuvre à portée de lecteurs qui ont par définition une culture différente de celle des auteurs. Donc faut-il tout transposer dans l'univers de la culture “d'accueil” ? Tout est une question d'équilibre… Pour Winnie, les strips conservent le caractère assez intemporel de l'œuvre originale de A.A. Mine. Il n'y a donc pas trop de références typiquement anglo-saxonne et / ou datées.
Un autre domaine de la traduction, spécifique à la BD, est le cas des onomatopées. Winnie l'ourson Anthologie en comporte peu, mais vous avez fait le choix de conserver les onomatopées de la version originale, comme “Boo” que l'on voit traduit en “Bouh” dans la plupart des albums. Pourquoi ce choix ? Est-ce pour éviter une reprise du dessin et n'agir ainsi que sur l'espace des bulles ?
Ici, il s'agit d'un problème technique : en BD, les textes des bulles sont sur un “film” différent du reste de l'image, ce qui permet de les remplacer aisément par la traduction. Pour les séries anciennes, les onomatopées ne sont pas sur ce film, mais effectivement “incrustées” dans le dessin, il est donc plus délicat de les changer, en effet.
Avez-vous une anecdote relative à Winnie l'ourson Anthologie ?
Pas d’anecdote particulière, j'avoue que j'ai eu un peu peur à l'idée de traduire du Winnie l'Ourson, parce que la version Disney omniprésente est quand même (il faut bien l'avouer) assez lénifiante. J'ai donc été très agréablement surpris par ces strips des années 70 / 80, beaucoup plus profonds que ce à quoi je m'attendais.
Sur quoi travaillez-vous actuellement, et quels sont vos projets ?
J'ai la chance de travailler sur deux des meilleures séries de toute l'histoire de la BD anglo-saxonne, très différentes mais comptant toutes les deux de nombreux épisodes : Judge Dredd (édité chez Délirium) et Love & Rockets (chez Komics Initiative). Je passe donc pas mal de temps dans ces univers qui me sont très chers. Parallèlement, je traduis régulièrement des histoires plus courtes pour pas mal d'éditeurs différents, ce qui est un des beaux aspects de ce métier : on explore des tas de mondes très variés, il n'y a pas de routine ;)
Le saviez-vous ?
En 1914, Harry Colebourn, un vétérinaire Canadien, est mobilisé pour la première guerre mondiale. En route pour l'Angleterre, où il doit soigner des chevaux blessés au champ de bataille, il s'arrête à la gare de White River, en Ontario (Canada), et tombe sur un trappeur qui retient une petite oursonne avec une chaîne. Attendri par l'animal, Harry Colebourn l'échange contre une vingtaine de dollars et le baptise Winnie, en hommage à sa ville natale, Winnipeg. Ne pouvant garder l'oursonne avec lui, Harry Colebourn la confie au zoo de Londres, où Winnie devient vite la mascotte des enfants. Parmi eux, un jeune garçon, Christopher Robin Milne, apprécie particulièrement l'animal… Pour faire plaisir à son fils, Alan Alexander Milne crée alors le personnage de Winnie l'ourson et écrit plusieurs ouvrages. C'est pour cette raison que l'enfant dans Winnie l'ourson se prénomme… Christopher Robin dans la version originale. À la mort d'Alan Alexander Milne, Disney rachèta les droits et lui donna la renommée mondiale que l'on connaît aujourd'hui.

Le 20 novembre 2023