Interview de Renan Coquin, à propos de Enfermé : Mathurin Réto, pupille à Belle-Île

Découvrez les coulisses de la bande dessinée Enfermé : Mathurin Réto, pupille à Belle-Île, parue aux éditions Dargaud, en lisant l'interview de son dessinateur, Renan Coquin.
Comment êtes-vous devenu dessinateur ?
J’ai toujours aimé dessiner. Ça fait partie intégrante de ma vie, je fais partie de ces enfants qui n’ont jamais arrêté. Je suis autodidacte, je n’ai jamais suivi de cours de dessin. Par contre, je pratique le dessin de rue depuis que j’ai une vingtaine d’années et j’ai fait pas mal de modèle vivant de façon à progresser. Et si la question concerne plus particulièrement la BD, j’ai participé au concours jeune talent du festival de BD de Perros-Guirec lorsque j’étais lycéen, puis je l’ai gagné en tant qu’adulte. Mais il m’a fallu rentrer dans le collectif rennais « La Vilaine » pour vraiment envisager de faire de la BD de manière professionnelle, grâce au regard bienveillant de mes vilains collègues.
Comment avez-vous rencontré Julien Hillion, le scénariste, et comment avez-vous travaillé avec lui ? Vous a-t-il donné un scénario strict ou laissant la place à l'improvisation, notamment au niveau de la mise en page ?
Avec Julien, nous nous sommes rencontrés en salle des profs (je suis enseignant de sciences physiques et lui d’histoire-géo). On s’est tout de suite entendus. C’était avant que je commence à publier, et il terminait sa thèse sur la colonie pénitentiaire de Belle-Île. Le scénario qu’il m’a donné est un scénario rêvé pour le dessinateur que je suis : suffisamment précis sur le déroulé par séquences, avec les intentions du récit, les petites choses à respecter pour être historiquement juste – il y avait pas mal de notes de bas de page pour remettre en contexte, expliquer, donner des indications sur les objets, les vêtements, les lieux… – mais en même temps une totale liberté quant au découpage et à la mise en scène. Mais pas d’impro, non. Tout est réfléchi, pesé, discuté. J’ai storyboardé chaque séquence, puis on en parlait avec Julien et Martin Zeller, notre éditeur chez Dargaud. Enfermé est donc le fruit d’un travail à six mains.
Vous remerciez la librairie Ty Bull… tome 2 de vous avoir « gentiment permis de squatter » leur atelier. Enfermé a-t-il été réalisé en résidence ?
Alors pas du tout ! Il se trouve simplement que j’étais au lycée Zola de Rennes cette année, en tant que prof de physique, que le lycée est à 100 m de la librairie et que j’avais un énorme trou le vendredi dans mon emploi du temps. J’avais connaissance de l’atelier dans les bureaux de Ty Bull via Nicoby, qui l’a longtemps utilisé. Et les copains de la librairie m’ont gentiment accueilli le temps de terminer la couleur de l’album.
Dans les crédits, sont cités les archives départementales du Morbihan, Le Salut février 1911 de Saint-Malo ou encore Le Fonds Henri Manuel médiathèque de l'ENPJJ. Avez-vous travaillé pour votre partie à partir d'images d'archives ou avez-vous été à Belle-Île et à Saint-Malo ?
J’ai évidemment travaillé d’après les images d’archive en notre possession, issues notamment du travail de collecte effectué par Julien pendant ses travaux de recherche. Ça ne m’a pas empêché d’aller à Saint-Malo faire du repérage (j’habite à 40 minutes…) et à Belle-Île. Avec Julien, ce qui m’a permis de visiter les trois sites de l’ex-colonie, notamment les cachots, dont l’emplacement exact avait été oublié avant les travaux de Julien. C’est un souvenir marquant. Si le bâtiment est à l’état de ruine, il reste des traces des enfants passés par les cellules, des graffitis, leurs noms gravés dans les restes d’enduit. C’était bouleversant.
Un scénariste fait des recherches et a une démarche « intellectuelle » dans son approche, ce qui peut mettre plus de distance vis-à-vis d'un sujet difficile et vécu, tandis que le dessinateur a une partie plus « viscérale » et la durée du travail n'est pas la même non plus. Comment ressort-on d'un tel récit aux niveaux émotionnel et humain ?
Je ne ferai pas cette distinction intellectuelle VS viscérale. Il est vrai que la partie scénario, adossée aux recherches universitaires de Julien, représente indubitablement un travail intellectuel. Mais on ne peut consacrer plus de vingt ans de sa vie à un sujet sans en ressentir un besoin viscéral, une sorte d’urgence qui prend aux tripes. De même, au dessin, si le côté patouille donne à penser que l’on est plus dans l’émotion que l’intellect, c’est oublier toute la partie mise en scène, la narration propre à la bande dessinée. C’est une partie très intellectuelle, et assez jouissive d’ailleurs. Pour autant, je sors éreinté de la réalisation de l’album. Mais surtout pour des raisons d’organisation quotidienne : c’est beaucoup de travail et les journées ne font que 24 h. Je dors peu, c’est à la fois une chance et une malédiction ! D’un point de vue émotionnel, ce que je retiens, c’est la pointe de tristesse que j’ai ressentie assez vivement en dessinant pour la dernière fois Mathurin. Un peu comme si je faisais mes adieux à un copain. C’est un peu moche de terminer un album, surtout un livre comme Enfermé, une histoire vraie. C’est un petit bout de sa propre histoire qui se termine. Et pour en revenir au temps de travail, si l’on compte le travail de recherche de Julien, ça se compte en années… L’écriture du scénario d'Enfermé ne représente que la partie émergée de l’iceberg (et elle s’est étalée sur trois ans !)
Comment avez-vous travaillé le dessin et la couleur ?
Tout le travail préparatoire (storyboard et crayonné) a été réalisé sur iPad, avec le logiciel Procreate. Les raisons sont pratiques : efficacité, rapidité, fluidité dans les échanges avec Julien et Martin, facilité de revenir dessus, de modifier à l’envie. Ensuite, une fois que le tout a été validé, j’ai imprimé mes crayonnés numériques, puis j’ai travaillé sur table lumineuse pour réaliser mon encrage. Et enfin, j’ai travaillé à l’aquarelle en couleurs directes. Ça fait des planches sympas. Je travaille à l’échelle 1, elles ne sont pas très grandes. Puis vient la partie moins chouette de la numérisation, cleanage des planches, insertion des bulles, préparation des fichiers avant de les transmettre aux équipes de graphistes de chez Dargaud.
Combien de temps vous a demandé le dessin de l'album ?
Nous avons travaillé un certain temps sur le scénario d’abord. J’ai commencé à dessiner mon storyboard fin janvier-début février 2024. J’ai terminé en décembre, ce qui donne en gros onze mois de travail.
Avez-vous une anecdote relative à cet album ?
Le projet d'Enfermé date de ma rencontre avec Julien, c’était en 2021. Il terminait sa thèse, et lorsqu’il a appris que je souhaitais faire de la vraie BD avec mon nom sur le bouquin, il est venu me parler de l’histoire de Mathurin. À l’époque, absolument personne ne parlait de la colonie pénitentiaire de Belle-Île, ou n’en avait même connaissance, hormis les amateurs de la poésie de Prévert et quelques passionnés historiens amateurs à Belle-Île. Donc Julien est arrivé en me disant : « J’ai des histoires dont personne n’a entendu parler, personne ne connaît la colonie, c’est de l’inédit ! ». On a monté un dossier, cherché un éditeur. Et lorsque nous l’avons trouvé en la personne de Martin, il nous a annoncé quitter la maison d’édition avec laquelle nous étions en pourparlers. La douche froide. Et puis Martin a rejoint Dargaud, et nous avons signé dans la plus grande joie ! Sauf qu’entre temps, Sorj Chalandon avait sorti son L’Enragé sur l’évasion de 1934. Au temps pour le « personne ne connaît la colonie »… il nous arrive même assez souvent de parler avec des gens – et même des libraires – qui pensent que nous avons adapté le livre de Chalandon, même si notre histoire se passe vingt ans avant. Voire, et c’est peut-être encore pire, que nous ou notre éditeur n’avons sorti notre BD que pour surfer sur la vague Chalandon. Alors que notre projet est bien antérieur. Mais c’est ainsi. J’ai ouï dire que d’autres projets traitant de la colonie étaient en préparation. Des projets totalement indépendants les uns des autres : c’est étonnant de voir que certaines idées sont dans l’air et se concrétisent à peu près toutes en même temps.
Quel est votre ressenti sur cet album maintenant qu'il est terminé ?
Je suis assez content de ce que l’on a fait. Si je vois quelques défauts, des choses que je ne referais pas tout à fait de la même manière maintenant, je trouve qu’on a réussi globalement notre job. Julien a bossé son histoire, l’a peaufinée. C’est (évidemment) hyper documenté, tout en restant très digeste. Julien tenait à ce que tout soit très carré d’un point de vue historique, sans que le lecteur s’en aperçoive. Il voulait éviter de faire un livre didactique, mais plutôt immersif, qui se lise avec le même plaisir qu’une fiction. Et pourtant, si vous lisez Enfermé, vous allez faire de l’histoire sans vous en rendre compte ! C’est la première fois que la colonie est représentée de manière aussi réaliste. Les personnages ont tous existé, ce sont leurs vrais noms, et chaque détail est vérifié. Donc, de ce côté-là, je crois qu’on a rempli notre contrat. Et puis, concernant ma partie, je suis en constante amélioration. C’est ce que j’ai fait de mieux pour le moment. J’ai conscience d’avoir encore des progrès à faire, mais, à l’instant présent, j’ai fait du mieux que je pouvais !
Sur quoi travaillez-vous actuellement ?
Avec ma compagne Chloé Gwinner, qui a une formation de journaliste, nous nous sommes donnés un objectif un peu idiot il y a deux ans : manger des aliments provenant d’un rayon de 100 km maximum autour de nous. Je ne peux pas en dire beaucoup plus pour le moment, mais ça traitera de modèle agricole. Et ça sortira chez Delcourt l’année prochaine, si tout va bien !
Le 4 mai 2025