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Interview de Renaud Farace, à propos de La Querelle des arbres

Couverture de la BD La Querelle des arbres

Découvrez les coulisses de la bande dessinée La Querelle des arbres, parue aux éditions Casterman, en lisant l'interview de son dessinateur, Renaud.

Comment êtes-vous devenu auteur de bande dessinée ?

J’ai voulu devenir auteur à mes huit ans, année de mon retour en France, où mon père, pour tromper mon ennui de la vie en ville, m’a confié sa collection d’albums restée jusque là à Paris (plus de 400 BD, ce qui était énorme à l’époque…). Mais au sortir du bac, l’idée de faire des études artistiques n’étant pas aussi largement acceptée qu’aujourd’hui, je me suis engagé dans un cursus de psychologie clinique. Le contenu des cours me plaisait beaucoup, mais l’envie de BD était plus forte que jamais. Ainsi, en parallèle de la faculté, j’ai monté avec un groupe d’auteurs et autrices en herbe, l’association en OZ, qui a édité une trentaine de fanzines entre 1996 et 2005. Cette expérience m’a permis d’apprendre de nombreuses ficelles du métier, à travers l’échange avec les autres membres de l’Assoz, ainsi qu’avec les professionnels que nous interviewions. Puis 2005 a marqué le début de ma collaboration avec Olivier Philipponneau, pour et avec qui j’écris toujours des aventures OuBaPiennes. C’est aussi l’année de la sélection de la «  mini » Querelle des arbres aux Jeunes Talents du Festival international de la bande dessinée d' Angoulême. C’est là que je me suis engagé pleinement dans la carrière d’auteur BD…

Pouvez-vous nous parler de ce mini-récit éponyme ?

Il s’agit d’un récit de fiction dont le point de départ est la découverte, lors d’un voyage Vietnam, de l’histoire de colons français qui avaient rasé tous les arbres d’un quartier de Saigon pour leur « confort ». Cette anecdote portait le nom de « Querelle des arbres » dans le guide touristique que je lisais et le titre m’a d’emblée conquis ! Puis j’ai développé une courte intrigue autour d’un jeune Vietnamien communiquant avec les arbres. En l’état, il s’agissait d’une fable autour de l’humilité et de l’anticolonialisme.

Pourquoi avoir eu envie, plus de quinze ans après la sortie de ce mini-récit, d'en faire un album complet ?

En réalité, encouragé par la sélection aux Jeunes Talents, j’avais déjà monté à l’époque un dossier d’album complet qui déployait La Querelle des arbres sur 120-150 pages… Le projet avait pas mal tourné dans les maisons d’édition, sans jamais aboutir. Il m’a néanmoins permis de réaliser un album illustré destiné à la jeunesse, situé dans l’Indochine des années 20, et de démarrer des collaborations dans les collectifs des éditions Petit à petit, ce qui a été ma deuxième école de bande dessinée après l’Assoz (en étant rémunéré cette fois et édité à plus grande échelle). Quand Vincent Petit et Benoit Mouchard (de Casterman) m’ont demandé quel projet j’envisageais après Duel, le « pitch » de La Querelle des arbres m’est venu naturellement et l’idée les a séduits. Comme quoi, il ne faut jamais désespérer ! 

Le scénario est coécrit par Amaya Alsumard. Comment s'est passée votre collaboration, qui a fait quoi, et comment vous êtes-vous rencontrés ?

Amaya est professeure de lettres classiques en lycée, et nous nous sommes rencontrés lors d’un projet de bande dessinée dans l’une de ses classes. Nous vivons maintenant ensemble au sein d’une grande et belle famille de cinq membres. Ainsi, nos échanges « créatifs » peuvent survenir à n’importe quel moment : en cuisinant, en sirotant un café, en patientant dans un embouteillage, en écoutant un podcast… Je sollicitais déjà Amaya pendant la réalisation de Duel, quand j’avais un doute ou quand je bloquais. Elle a d’ailleurs composé d’une traite les alexandrins sur lesquels je suais sans résultat, et rédigé la lettre de « désamour » de Féraud, dont le concept l’amusait beaucoup. Ensuite, l’envie de collaborer de façon plus ample et « officielle » s’est naturellement imposée, et à partir de là, notre méthode a été à la fois instinctive et rigoureuse : d’abord de l’échange, énormément d’échanges avec prise de notes frénétiques… C’est l’étape dite « du tirage de fil », où emballement et culs-de-sac s’alternent brutalement, jusqu’à l’élaboration d’un séquencier complet. Vient ensuite la phase de « ping pong » : j’ai écrit une première version dialoguée de chaque scène. Puis Amaya a étoffé, corrigé, ensuite de son côté, et ainsi de suite jusqu’à validation des deux côtés. Enfin, je m’occupais du storyboard et de la réalisation des planches. Sur l’aspect formel, Amaya est surtout intervenue lors de la conception graphique des personnages, l’étape où nous sommes le moins d’accord au début… La phase dite « du bras de fer ». Il est étonnant de voir comment chacun et chacune se figure un personnage, parfois de manière radicalement différente. L’exercice de trouver une vision commune est délicat, passionnant, et au final très riche puisque de l’inédit pour nous deux en découle…

Le fait que vous soyez dessinateur sur cet album a-t-il changé votre manière d'aborder le scénario, que vous avez coécrit, par rapport à Détective Rollmops où vous étiez scénariste uniquement et par rapport à Duel où vous étiez auteur solo ?

L’enjeu principal d’une collaboration, à mon sens, et donc d’un point de vue totalement subjectif, est un savant mélange entre l’acceptation de ce qui ne vient pas de soi et le fait de ne pas se perdre : je ne compose pas des dialogues comme Amaya, je ne compose pas des images comme Olivier… Et inversement. Ainsi, il faut savoir conserver sa personnalité, sa « patte », tout en respectant celle de l’autre, jusqu’au « mélange » idéal pour chacune et chacun. Déjà qu’il n’est pas facile de créer seul… Mais l’autre s’avère souvent rassurant, capable d’encourager et de poser des limites, comme quand il faut mettre un point final à une séquence de dialogues ou poser le dernier coup de pinceau dans une planche… « Stop ! C’est très bien comme ça ! » C’est précieux…

On retrouve diverses ruptures graphiques et scénaristiques, comme la bichromie page 125 pour l'histoire dans l'histoire, la double-page pages 188-189 et cette feuille blanche (215-216) juste avant l'épilogue. Pourquoi avoir justement choisi une feuille blanche pour marquer l'ellipse temporelle, au lieu d'un dessin, car le risque avec les feuilles blanches, c'est que le lecteur croit à une erreur de mise en page ou d'impression.

Il s’agit justement de marquer l’ellipse temporelle par une séparation physique. La page blanche, c’est aux lectrices et aux lecteurs de la combler, tout comme il leur revient de composer dans le vide des gouttières entre les cases. J’aime le principe de l’épilogue séparé ainsi (il y en a un aussi dans Duel, et il y en aura d’autres à l’avenir, s’ils sont justifiés). Il me plairait même qu’un lecteur, une lectrice, ne voit pas la présence de l’épilogue sur le moment et ne le découvre que des années plus tard, lors d’une nouvelle lecture…Concernant les ruptures graphiques et de tons, ils marquent le contrepied de Duel, qui était un récit direct, avec deux personnages principaux allant d’un point A à un point B. L’idée de La Querelle des arbres était de réaliser un récit choral pour adopter un maximum de points de vue sur la question très complexe de la colonisation. Cette multiplicité des personnalités est symbolisée par les différents traitements graphiques et scénaristiques… Par exemple, le premier conte est représenté sous forme de théâtre d’ombres de marionnettes, car Cao Minh, qui le raconte, n’y croit pas : il s’agit pour lui d’une superstition archaïque. Alors que la légende du banian aux mille vies, elle, est racontée par Chân Ly. Ainsi, elle est illustrée sous formes d’ombres plus réalistes, car il s’agit de la vérité du jeune chaman…

Comment avez-vous travaillé le dessin ?

Une trentaine de planches a été réalisée au pinceau, au format album (24 × 32). Puis j’ai découvert Clip Studio, utilisé sur une Wacom Cintiq… Très sympa, la Cintiq, mais le dispositif est lourd… Que de branchements, de statisme… Et comme je suis devenu nomade (je donne des cours de BD à l’école Pivaut de Nantes, tout en habitant en région parisienne), j’ai continué de travailler avec Clip Studio, mais sur iPad Pro. Et là, la légèreté, la spontanéité ! D’ailleurs, pour garder cette spontanéité et les accidents que permet le dessin « au tradi », je n’utilise que trois pinceaux numériques, que j’ai créés avec la possibilité de faire des erreurs, et le zoom au-delà de 50 % est proscrit ! Sinon, on va trop dans la maîtrise et le détail inutile…

Comment avez-vous rencontré Drac (qui n'est pas l'acronyme de la Direction régionale des affaires culturelles cette fois-ci) et comment avez-vous travaillé ensemble ?

J’en profite pour remercier la DRAC d’avoir subventionné certaines de mes résidences d’artiste… (sourire, clin d’œil, joke !). Je connais Drac, qui est une coloriste, depuis le début des années 2000, quand nous œuvrions chacune et chacun dans nos associations respectives (elle est un pilier de Nekomix). On se voyait chaque année à Angoulême, puis elle a mis en couleur les albums de Phicil avec qui je partageais un atelier… Et quelles couleurs ! Je les trouvais excellentes ! Mais l’idée de collaborer ensemble vient finalement de Casterman, et quand Vincent Petit nous l’a proposé, nous avons été ravis de nous retrouver ainsi. La méthode a été à peu près la même que pour la collaboration avec Amaya au scénario : beaucoup d’échanges, de ping pong, à partir des propositions de Drac…

Combien de temps vous a demandé, au total, l'album ?

Un paquet ! Mais entrecoupé de ralentissements, voire de pauses, du fait de la vie… Je dirais que remis bout à bout, cela doit représenter quatre années à temps plein…

Avez-vous une anecdote relative à cet album ?

Une seule ? Je suis bien plus bavard que ça… Tout d’abord, Chân Ly est né en même temps que notre fils, et quand je le dessinais au début, il prenait immanquablement les traits de notre petit garçon ! Settimo est largement inspiré de mon grand-père corse Mario, et certaines péripéties de l’album viennent d’anecdotes qui lui sont réellement arrivées. Settimo ne parle jamais à la première personne, sauf lors de sa « confession » et à la fin. Cet album est à la fois le fruit d’un immense bonheur, celui de l’avoir réalisé avec Amaya, et également emprunt d’une grande tristesse, car mon père est décédé au cours de sa réalisation. Ce sera donc le premier de mes albums qu’il ne lira pas…

Sur quoi travaillez-vous actuellement et quels sont vos projets ?

Nous reconstituons la même équipe, Amaya, Drac et moi-même, pour l’adaptation d’un roman méconnu de Joseph Conrad (encore lui !), Le Frère-de-la-Côte. Il s’agira d’une grande aventure située au début du ⅩⅨe siècle, mêlant contre-renseignement naval et tragédie bien terrienne. Et nous terminons avec Olivier Philipponneau, Forbans !, un récit de piraterie pimenté de contraintes OuBaPiennes…

Le 8 août 2024