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Interview de Ronan Toulhoat, à propos de Tête de Chien

Couverture de la BD Tête de Chien, livre 1

Découvrez les coulisses de la bande dessinée Tête de Chien, parue aux éditions Dargaud, en lisant l'interview de son dessinateur, Ronan Toulhoat.

Ronan Toulhoat, comment avez-vous rencontré le scénariste, Vincent Brugeas, et le coloriste, Yoann Guillo ?

Avec Vincent, c'est très simple puisque, cette année, ça va faire 20 ans qu'on se connaît. On s'est rencontrés au lycée. Lui écrivait, moi, je dessinais dans mon coin et on s'est dit que ça pourrait être chouette de faire de la bande dessinée ensemble, puisqu'on est tous les deux des gros lecteurs de bande dessinée. Et du coup, on s'est dit On va monter des dossiers, on va aller voir les éditeurs et puis on va se faire éditer, on va être les rois du monde et ça va être génial. Évidemment, ça ne s'est pas passé aussi facilement que ça. Et pendant cinq ans, on a monté projet sur projet. On a été voir les éditeurs, on s'est fait refouler. On a eu des conseils aussi, beaucoup de très bons conseils qui nous ont fait progresser et avancer. Et on a fini par signer notre premier album qui était Block 109 en 2008 et qui est sorti en 2010 chez Akiléos. Et s’en est suivi pas mal de bouquins ensemble jusqu'à maintenant. Mais jusqu'ici, effectivement, on fonctionnait pas mal à deux. Avec plein d'autres copains auteurs, on a monté un atelier virtuel où on est en ligne sur un outil qui est un peu comme Discord. Et via ce biais là, j'ai rencontré Yoann Guillo qui était coloriste depui déjà une grosse dizaine d'années. Et pas sur des petites choses, puisqu'il a en outre été coloriste sur Largo Winch. Mais je l'ai rencontré parce qu'il était coloriste sur FRNCK, dessiné par Brice Cossu et scénarisé par Olivier Bocquet, chez Dupuis. Et comme Brice Cossu est un super copain, là, on s'est connecté. J'aimais beaucoup le travail de Yoann que je trouvais très narratif, très sensible aussi, très fin et subtil. Et lui, appréciait aussi mon travail, donc ça tombait bien. On se connaît depuis 2015 à peu près, et on s'est dit à un moment qu’il faudra qu'on bosse ensemble. L'occasion, s'est présenté un peu avant le Covid, où il se trouve que la série Cosaques était en suspens parce que le dessinateur précédent nous avait lâché. J'ai donc proposé à Yoann de remonter une équipe créative à deux, avec une très forte part pour la couleur. Et ça a très bien fonctionné. Je lui ai alors dit Ça serait bien qu'on continue à fonctionner ensemble. Et quand on a eu l'opportunité de signer Tête de Chien chez Dargaud, je lui ai dit Je te verrais bien à la couleur dessus. Il a tout de suite accepté et on s'est lancé dans l'aventure.

Avec Yoann Guillo, sur certains albums, vous êtes co dessinateur, ou co coloriste, puis Yoann devient coloriste et vous dessinateur. Comment vous répartissez-vous le travail ?

On cale ça avant le projet. Cosaques, par exemple, c'est un laboratoire. On voulait voir comment on pouvait vraiment mélanger nos deux travaux. Mon but était de laisser le maximum de place à la couleur pour que ça soit très lumineux, très aérien et mettre le moins de noir, le moins de traits, possible. Et donc ça nécessitait que Yoann dessine à la couleur. Par contre, sur Tête de Chien, j'ai un dessin beaucoup plus présent, beaucoup plus fort aussi, qui correspond bien avec le ton de la série. Et là, Yoann me dit Écoute, là, je vais me mettre plutôt en tant que coloriste pur et on va raisonner plutôt par ambiance et par aplat. Dans cette série, il n'y a pas de peinture et de dessin pour vraiment parler avec la couleur. On est plus sur un raisonnement d'ambiance très fort et très narratif. Ça se définit vraiment en fonction du projet.

Quand on regarde votre bibliographie, on remarque que vous sortez environ un album par an, sans compter les couvertures que vous faites, comme pour Sigrid. Est-ce que vous utilisez le numérique pour gagner du temps, où vous êtes très organisé, ou bien encore avez-vous des journées plus longues que le commun des mortels ?

C'est une question d'être très organisé. C'est fondamental. Travailler en tradi ou en numérique, ça ne change pas grand-chose, surtout que je travaille avec des éditeurs qui s'occupent des scans pour tout ce qui est tradi, donc ce n'est pas un souci du tout. Et maintenant que Yoann s'occupe de la couleur, ça m'enlève une tâche qui me prenait beaucoup de temps. Mais le maître mot, c'est l'organisation. Je sais exactement quelle tâche va me prendre quel temps et j'avance comme ça. Après, il y a un autre truc aussi qui m'aide beaucoup, c'est que je fais mes gammes de dessins avant de commencer ma journée de travail. Cet exercice d'échauffement matinal, que j’appelle warm-up, est quelque chose que je fais depuis plus de dix ans. Ça facilite beaucoup de choses au niveau du dessin, parce que ça débloque plein de choses sur l'anatomie, sur des techniques de dessin, des techniques d'encrage, des choses qu'on va réutiliser sur les planches. Donc, de fait, quand je suis devant ma planche, j'ai beaucoup moins de problématiques ou de questionnements. C'est à dire que je sais comment je vais attaquer les choses assez vite, et j'ai donc très peu de corrections. J'ai aussi une idée assez claire de ce que je veux sur ma page. Et puis, je suis quelqu'un qui dessine assez vite, mais c’est notamment parce que c'est entretenu par cette pratique quotidienne du dessin.

Quel est le contenu de ce warm-up ?

Sur un carnet de dessin on va dessiner des références d'anatomie, que ce soit d'êtres humains ou d'animaux. Ça va être aussi de dessiner tout et n'importe quoi, une lampe, un bol avec la lumière, un éclairage, pour conserver, étudier, observer. En fait, ça permet aussi de se constituer une sorte de banque visuelle de tout, qui vont de la forme aux ombrages, tout ce qui constitue le dessin au quotidien. L'avantage de la bande dessinée, c'est que c'est très complet comme art. On est obligé de tout savoir faire et rien que sur le dessin, ça nécessite de savoir dessiner un peu tout. Et pour ça, il faut le pratiquer. J'ai toujours un carnet sur moi et que je sois en déplacement, en vacances ou en week-end j'ai toujours de quoi dessiner. Dès qu'il y a quelque chose qui me marque et qui m'interpelle, je dessine. Le matin, j'ai besoin de commencer par ces carnets-là. Le sujet doit être totalement libre pour se libérer et pour se concentrer uniquement sur le dessin. Généralement, je traîne sur internet, je trouve des photos qui me parlent, des références comme ça qui vont me donner une idée de dessin et que je vais poser sur le carnet. Ça va me permettre de faire ça avec une technique crayon, ou au fusain. Ça me permet aussi de tester des choses que j'utiliserai très sûrement après.

Vos dernières séries sont essentiellement ancrées dans un univers des siècles passés. Êtes-vous arrêté à l’époque médiévale dans vos choix d’albums ?

Non, même si l'époque médiévale est très chouette à mettre en place et à dessiner, ça c'est clair. Quand on y est venu pour la première fois avec Le roy des Ribauds, c'était aussi parce que le projet s'y prêtait parfaitement. Après, quand Dargaud est venu nous voir, il voulait continuer à nous voir sur du médiéval, donc on leur avait proposé Ira Déi. Avec Tête de Chien, on revient effectivement sur quelque chose de plus classique avec la chevalerie. J'adore m'immerger dans des ambiances médiévales, parce que ça fait appel à un univers médiéval fantasy que j'aime beaucoup de manière générale. Mais en tant qu'auteur, je n'ai absolument rien contre dessiner n'importe quelle histoire qui se passe dans n'importe quel genre. Tant que l'histoire me plaît beaucoup. Là, avec un copain, Aurélien Rosset, on aimerait bien se lancer dans le genre horrifique. Et en septembre, on a un tome 1 d'une très belle série de science-fiction qui sort chez Comix Buro. Je ne suis qu'encreur dessus, parce qu'on est toute une équipe issue de l'atelier virtuel dont je parlais un peu plus tôt avec Brice Coussu au dessin, moi à l'encrage et Yoann Guillo à la couleur. Pour ce tome il a fallu dessiner des vaisseaux, des trucs un peu futuristes, des flingues… Et c'est tout autant super chouette à faire. Donc non, je n'ai pas a pas de blocage. Les projets qui sortent actuellement, effectivement, ont une thématique historique forte, ça c'est clair, mais à priori, moi, je ne me mets pas du tout de barrière dans mes choix de projet.

Dans Tête de Chien, livre 1, plusieurs planches sont en pleines pages, comme des cases uniques, avec une bichromie, noir et mauve, noir et bleu, etc. Pourquoi ce choix graphique ? Y a-t-il un code que le lecteur doit appréhender ?

Vous parler des pleines pages de chapitres ? C'est un choix. Le choix premier était de chapitrer l'album en six chapitres pour s'inspirer un peu du comics, parce que chaque chapitre fait exactement 20 pages, comme dans les comics. Et pour continuer le clin d'œil au comics, il fallait faire des pages de Couverture de la BD chapitres, tout simplement. Je voulais quelque chose, dès le départ, de très graphique et qui mette en scène les personnages phares de l'album. Vous n’avez pas été sans remarquer que la plupart des chevaliers ont leur propre héraldique et leurs couleurs. Le chevalier Josselin est en bleu avec son chevron blanc sur le torse. Jehan, elle, est en jaune avec sa tête de Chien noir. Je me suis basé là-dessus, en fait, pour les couleurs de ces pages de chapitres. Et dans cette logique-là, les pages de confessions, qui sont les intros de chacune des chapitres, où on a nos personnages qui parlent un peu au lecteur, je les ai pensées de la même manière. On s'est dit, le personnage Josselin parle, sa couleur c'est le bleu, ça sera le fond bleu. Le seigneur de Joigny, sa couleur, c'est le rouge, le fond sera rouge. C'est comme ça que j'ai réfléchi.

Vous parliez d’héraldique, est-ce que l’album a nécessité de nombreuses recherches, que ce soit pour les blasons ou pour les costumes ?

Déjà, on a calé l'action sur la fin du XIIe siècle, donc en termes de costumes, c'est assez précis même. Il y a quand même une grosse doc là-dessus. Ça, il n'y avait pas de souci pour avoir ce qu'il fallait comme doc. Ensuite, sur l'héraldique, on est sur le début de l'héraldique, donc c'est beaucoup moins complexe et alambiqué que ça va l'être deux ou trois siècles plus tard. C'est un peu plus simple, et c'est pareil. Il y a de la doc sur le sujet. J'ai un bouquin d'héraldique de l'époque qui explique très bien comment c'était comment et ça fonctionnait. Pour concevoir un peu toutes les armoiries qu'on voit dans l'album, je me suis basé sur ce bouquin-là. La première, de toute manière, c'était Tête de Chien, notre personnage principal où on avait cette image très forte qui est montée dès le départ de ce bouclier jaune avec la tête de Chien en noir dessus. Après, par complémentaire, j'ai choisi le ton bleu pour Josselin pour que ce soit dans la complémentaire du jaune. Et ainsi de suite. Le seigneur de Joigny est en rouge parce que c’est un personnage agressif, tout simplement.Il y a donc une vraie signification par rapport aux personnages qu'on met en scène.

Comment créez-vous vos personnages pour éviter que le lecteur ne se mélange entre vos diverses séries, qui sont sur des périodes assez voisines, sachant également que chaque dessinateur à sa patte, qui augmente le risque de confusion.

Ça, c'est toujours le challenge, de chaque album, de chaque série. Déjà, il faut que les personnages principaux soient très reconnaissables, aussi bien de loin que de près. Donc, il faut aller sur des choses assez évidentes et presque des codes sur l'allure, les formes de visage, la couleur des cheveux, la couleur des yeux et la stature aussi. Ensuite, généralement, je vais essayer de me baser sur des acteurs. Quand on réfléchit à un projet, on va avoir pas mal de références communes avec Vincent et avec Yoann aussi maintenant. Quand Vincent écrit les personnages, il a toujours en tête une image photo du personnage qu'il va mettre en scène, qui vient d'un film qu'il a vu ou d'une série. Il va m'en parler. Et je vais me baser sur l'acteur en question. Je vais essayer d'en tirer les grandes caractéristiques essentielles qui font qu'on reconnaît aussitôt le personnage à l'écran. Et je vais en faire mon propre personnage à moi. Parce que le but, évidemment, ce n'est pas d'en faire une copie photo réaliste, mais de m'approprier vraiment le personnage. Comme ça, on arrive à construire des personnages qui fonctionnent. Et c'est ça le plus dur. Parce que des fois, si on ne passe pas le temps qu'il faut sur cette étape-là, on va avoir des personnages flottants, des personnages qu'on va avoir du mal à saisir d'une page à l'autre et qui ne vont pas vraiment marquer le lecteur non plus. Et ça, c'est un piège. Donc il faut vraiment faire très attention à cette étape-là. Je le dis d'autant plus volontiers que j'ai moi-même fauté là-dessus. Et c'est en faisant ces erreurs-là qu'on apprend et qu'on ne les refait plus. Donc c'est fondamental. C'est vraiment quelque chose à laquelle je prête une grosse attention.

Le roy des Ribauds est édité par Akiléos, Cosaques par Le Lombard, et Tête de Chien par Dargaud. Avez-vous le projet de faire une série par éditeur ?

(Rire) Si ça fonctionnait comme ça, ça ne serait pas mal, parce qu'il faut jamais avoir tous ses œufs dans son même panier. Mais généralement, on propose un projet à un éditeur avec qui ça va bien aller. Après, les éditeurs avec qui on travaille en ce moment, ça se passe très bien. Akiléos, par exemple, un jour, j'aurais terminé le livre 5, ça sera fini avec eux et je n'aurai pas forcément d'autres projets à leur soumettre. Parce que pour le moment, je fonctionne entre Dargaud et Le Lombard et ça me va très bien. Mais après, si un jour on arrive à mettre un projet chez Dupuis, ça me plairait bien aussi, parceque c'est une belle boîte. C'est comme ça qu'on réfléchit. Les projets vont en fonction des éditeurs,qu'on verrait bien défendre le projet. C'est une assurance que ça dure sur le long terme. Tandis que chez Glénat, ils ont plus de la capacité à mettre fin facilement une série, si ça ne marche pas au bout du deuxième ou du troisième tome. C'est un problème, parce que souvent, une série peut décoller au quatrième ou au cinquième et il faut savoir durer sur la longueur. Ça, c'est vraiment le problème de chez Glénat. Même chez Delcourt. Justement, le projet de SF dont je parlais tout à l'heure, c'est chez Comix Buro, donc chez Glénat et on les attend au tournant. On leur a déjà dit Non, la série doit faire neuf tomes à la fin, trois cycles de trois. Il faut que ça aille jusqu'au bout. On sait que ça va être un combat de longue haleine avec eux, mais c'est comme ça. Ce sont les spécificités des éditeurs, mais en fonctionnant avec Dargaud et Le Lombard, on sait que quand ils s'engagent sur des séries, ils s’engagent vraiment sur la série et ils vont nous suivre longtemps. C'est vraiment une assurance sécurisante.

Avez-vous une anecdote sur Tête de Chien, livre 1 ?

C'est une bonne question ça. À la base ce projet aurait dû être fait par un autre dessinateur et en webtoon. En fait, à Angoulême, en 2020, on apprend que ça serait pas mal d’arrêter là Ira Déi, On nous fait comprendre que ça ne fonctionne pas tant que ça et que ça serait bien d'arrêter la série au tome 4. Yves Schlirf, qui est éditeur chez Dargaud Benelux, nous dit Les gars, il faudrait rebondir sur une autre série parce que vous avez encore le vent en poupe au marketing de chez Dargaud. Proposez-nous une autre série médiévale, peut être plus classique dans le fond. On a passé la soirée qui suivait à cogiter avec Vincent sur quoi faire. Et on venait de voir justement la personne qui s'occupe du Webtoon chez Dupuis juste avant et avec qui Vincent était déjà en discussion sur ce projet là avec une jeune fille chevalier. Et je dis à Vincent : Écoute, le Webtoon, le webtoon c'est fragile et casse geule financièrement. Là, on est devant un truc où il faut qu'on choisisse. Donc, je te propose qu'on le fasse chez Dargaud. Au début, il a un peu tergiversé puis il a dit Tu as raison, faisons ça. Et on s'est lancé comme ça. Et deux mois plus tard, on est revenu un peu en arrière et le projet a évolué. On s'est dit qu’on allait plutôt partir sur des Vikings où notre personnage principal serait une guerrière Viking. Ça nous semblait plus crédible, et il n'y avait pas besoin de justifier pourquoi Jehan va être chevalier. Pourquoi une femme se met sous l'armure. Et en fait, le projet n'a pas du tout plu aux éditeurs. On est donc est revenu à l'idée première, et l'enthousiasme a tout de suite été au rendez-vous auprès de l’éditeur. Et depuis, ça n'a pas cessé. Et notre éditrice, Ryun Reuchamps est très contente. La série est vraiment portée par Dargaud dans son ensemble. Donc c'était le bon choix au final. Il faut toujours écouter sa première intuition. Mais l’autre fois, je suis retombé sur les recherches et le début du projet qu'on avait fait sur la guerrière Viking, et je trouvais ça plutôt bien. Mais ce n'est pas grave, ça, ce n'est jamais abandonné.

Sur quel album travaillez-vous actuellement ?

Sur Tête de Chien, livre 2 qui sortira dans un an. L'idée est de faire une sortie par an pour cette série.

Le 25 mai 2023