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Interview de Sandro, à propos des Grandes Batailles navales : Sinope

Couverture de la BD Les Grandes Batailles navales : Sinope

Découvrez les coulisses de la bande dessinée Les Grandes Batailles navales : Sinope, parue aux éditions Glénat, en lisant l'interview de son dessinateur, Sandro.

Comment êtes-vous devenu dessinateur ?

J’ai commencé enfant en recopiant les personnages des albums que je lisais. À 15-16 ans, ma mère m’a emmené au festival BD d’Angoulême. Ça a été le déclic. Après avoir passé un brevet de technicien dessinateur maquettiste, j’ai commencé comme stagiaire dans une agence de pub BD fin 1991. Très vite, ils m’ont suggéré de devenir indépendant et c’est comme cela que j’ai commencé comme illustrateur free-lance en 1992. Je faisais de l’illustration et de la publicité par la BD. Je travaillais sur des projets en parallèle et j’allais voir les éditeurs pour leur présenter mon travail. Le premier à me faire confiance a été Yves Chelet, qui a signé mon premier album aux éditions Nucléa. Il est sorti en 2003. Ça a été mon départ en tant qu’auteur BD.

Comment avez-vous rencontré Jean-Yves Delitte, le scénariste et le dessinateur de la couverture, et comment avez-vous travaillé avec lui ?

Même si j’ai « croisé » une fois Jean-Yves Delitte au festival Livres et mer de Concarneau en 2009 où on dédicaçait pour leur 25e édition, on ne se connaissait pas. C’est notre éditeur et directeur de collection qui nous a mis en contact. Je travaillais sur la collection Explora sur les grands explorateurs qui s’arrêtait, et mon directeur de collection, Philippe Hauri, m’a proposé de travailler avec Jean-Yves Delitte sur la collection Grandes batailles navales. J’ai beaucoup hésité, car je suis loin d’être au niveau de Jean-Yves Delitte et ne connais rien en archéologie navale, en terminologie, en vocabulaire et en marine du 19e siècle. Je ne me sentais pas à la hauteur en comparaison de Jean-Yves qui connaît et maîtrise ce sujet depuis des années. Ils m’ont rassuré tous les deux et j’ai accepté de collaborer et de participer à cette aventure. Jean-Yves m’a envoyé le scénario complet de l’album et un peu de documentation et on a pris la mer ensemble. Lorsque je me documentais, je demandais sa validation ; parfois, c’est lui qui m’expliquait par mail certains détails avec des textes et des photos ou des images.

Jean-Yves Delitte est peintre officiel de la Marine belge, il signe de nombreux albums de la collection Les Grandes Batailles navales en auteur solo. Est-ce que cela n'ajoute pas une pression supplémentaire par rapport à un scénariste qui n'est pas dessinateur ou qui a moins de notoriété ?

Comme je l’ai évoqué dans la réponse précédente, j’admire le travail de Jean-Yves et sa maîtrise du dessin sur les marines et les navires. Il connaît et maîtrise le sujet, ce qui n’est pas du tout mon cas. Il a également une notoriété que je n’ai pas. Donc oui, je me suis mis une pression, trop peut-être. Un gros challenge à relever. Je ne me sentais pas forcément à ma place et il a fallu que je découvre un univers, des termes que je ne connaissais pas du tout. Dessiner un bateau est une chose, mais dessiner un bateau « juste », « historiquement correct » qui réagit correctement aux éléments qui l’entourent que sont le vent et l’eau, c’est une autre histoire. Donc oui, grosse pression quand je compare mon niveau et celui de Jean-Yves.

Quel regard a Jean-Yves Delitte sur les dessins ? Y a-t-il eu un jeu de navettes avec des corrections, notamment historiques, à faire ?

Il contrôle si les pages fonctionnent, et surtout si le dessin des navires est cohérent et bon. Chaque correction est un cours sur la navigation ou l’archéologie marine. J’ai un jour comparé notre collaboration à un docteur en archéologie navale qui donnait un cours magistral à un élève de cours préparatoire. Il documente et commente beaucoup. C’est le premier album que j’ai fait où j’avais besoin d’un lexique pour comprendre les termes de marine employés dans le scénario et dans les textes des corrections. Je fais un premier crayonné numérique que je lui soumets. Il y a des corrections, et tant que ce n’est pas ok… je corrige. Un jeu de navettes, effectivement. Parfois il voyait encore des corrections à faire sur les pages encrées. Mais, comme il dit, « rien n’est jamais figé ». Il est exigeant et a une réputation à tenir, car la collection est en collaboration avec le musée de la Marine. Du coup, ça a été très instructif et j’ai beaucoup appris, même si je n’ai pas tout retenu (j’ai gardé tous les mails si je veux réviser).

Avez-vous reçu un scénario laissant la place à l'improvisation, notamment au niveau de la mise en page ?

J’ai reçu un scénario découpé, comme beaucoup de scénarii sur lesquels j’ai pu travailler précédemment, avec en bonus de la documentation, de l’historique, du contexte en début de scène ou dans le découpage. Cependant, Jean-Yves me laissait la liberté de la mise en page, d’ajouter ou retirer une case si nécessaire et si ça ne dénaturait pas son travail ni l’histoire. Je suis resté malgré tout assez attaché et fidèle au découpage du scénario. J’ai dû modifier les pages de la scène de la bataille pour en faire une double page au lieu de deux pages distinctes. Ça m’a permis de mettre un panoramique sur la scène de la bataille. Après, je ne sais plus si j’ai changé d’autres choses.

Comment avez-vous travaillé le dessin ?

Je commence par des gribouillis dans les marges des pages de scénario pour trouver la mise en page des cases et un mini storyboard, un peu comme quand je dessinais dans les marges de mes cahiers à l’école. Je fais ensuite des storyboards-crayonnés numériques assez poussés sur ordinateur, ce qui permet de corriger plus facilement, d’agrandir, de réduire, de découper et de déplacer, etc. Une fois que Jean-Yves et l’éditeur ont validé, j’imprime en bleu les pages sur du format A3 et je les encre de façon traditionnelle avec différents outils : pinceau, plumes, feutres, retouches de blanc. Sur la fin de l’album, j’avais pris beaucoup de retard pour des raisons personnelles, et il est arrivé que je fasse des retouches numériquement, notamment sur des uniformes lorsque les Russes débarquent à Sinope. Ces pages ancrées sur papier ne sont donc pas celles dans l’album, les uniformes ayant été modifiés à la demande de Jean-Yves.

Quelle fut la case la plus difficile à réaliser ?

Toutes les cases avec des navires étaient pour moi difficiles. Les plus difficiles ont été celles où on découvre la flotte russe et, forcément, celles de la bataille.

Comment avez-vous rencontré et travaillé avec Logicfun qui signe ici la mise en couleurs de l'album ?

Je travaille avec Logicfun depuis quelques années. On s’est rencontrés sur l’album Les Combattants du rail, tome 2, en 2012, aux éditions Zéphyr. Je prenais la suite de Cedric Hervan et il remplaçait le coloriste qui n’était pas disponible pour travailler sur cet album à l’époque. Ensuite on a travaillé ensemble chez Glénat sur la série Le Sang de la vigne et pour deux albums dans la collection Explora. J’aime son travail, les ambiances qu’il arrive à donner, les lumières qu’il met dans les cases.

Combien de temps vous a demandé approximativement cet album ?

Ça a été très long… trop long…J’ai mis plus de deux ans pour le faire. Suite à une série de déconvenues dans le monde merveilleux de la BD, dont la dernière a failli me faire tout perdre et me mettre sur la paille, j’ai décidé de prendre un travail en parallèle (ma femme ne travaille plus pour des raisons de santé et touche le minimum d’une pension lié à son « handicap ») histoire d’assurer un revenu fixe mensuel. Je suis donc agent d’entretien à plein temps. Je fais du ménage de 6 h à 13 h du lundi au vendredi dans des résidences, des bureaux et des magasins, et lorsque c’est mon tour d’astreinte, je sors les containers poubelles le mercredi et dimanche après-midi (en gros une semaine sur trois).  Je dessine l’après-midi après le repas et une petite sieste réparatrice (le réveil est à 4 h). C’est un album très technique qui m’a demandé beaucoup de travail, de retouches et de corrections sur les navires. Encrer une des pages les plus difficiles avec toute la flotte russe m’a pris, par exemple, une semaine… et il a fallu corriger derrière, refaire en fait. À tout cela sont venus se greffer des ennuis d’ordre personnel. J’arrive à un âge où les parents sont âgés et où c’est à notre tour de nous occuper d’eux. Cela demande aussi beaucoup de temps et c’est parfois difficile à gérer. Les journées étaient longues et les nuits très courtes. Mes congés payés servaient à avancer le plus possible les pages et essayer de rattraper le retard.

Avez-vous une anecdote relative à cet album ?

C’est une triste anecdote qui restera malheureusement à jamais gravée dans ma mémoire et mon cœur. J’encrais les dernières planches quand ma famille m’a informé que mon père était hospitalisé en soins palliatifs et que c’était la fin. J’ai écrit le mot fin sur la dernière planche le 20 janvier et je suis parti dès le lendemain en région parisienne voir mon père. Il ne parlait plus et on a pu échanger un regard. Le 22, j’étais à ses côtés lorsqu’il a rendu son dernier souffle. J’ai fait un album sur une bataille navale, mais toutes les batailles ne se déroulent pas sur les mers ou les champs de bataille. Et parfois, certaines de ces batailles sont perdues d’avance…C’est pour cela que j’ai dédicacé cet album à mon père. Mais je pense à deux autres amis très chers qui se sont aussi vaillamment battus et qui sont aussi partis dans la foulée à un mois d’intervalle chacun.Désolé de plomber l’atmosphère. Mais c’est cette anecdote qui m’a le plus marqué.

Quel est votre ressenti sur cet album maintenant qu'il est terminé ?

D’abord un grand soulagement, car ça n’a pas été simple, loin de là. C’est certainement l’album le plus compliqué de ma bibliographie à ce jour. Et puis, il y a la joie d’avoir relevé ce défi, malheureusement avec beaucoup de retard et une fin tragique sur le plan personnel. Jean-Yves est très exigeant, il nous pousse à nous surpasser et à sortir de notre zone de confort. Cela dit, il faut avoir les nerfs solides et savoir rester humble. Sans cela, je n’aurais certainement pas terminé l’album. Il faut être prêt à entendre les critiques, à faire et à refaire quand c’est nécessaire. Et même si l’aventure a été, pour reprendre une expression de Jean-Yves, « un peu tempétueuse », il m’a remercié pour le travail. Cela dit, pour le moment, je lui ai dit que, compte tenu de ma situation, je ne souhaitais pas réitérer l’aventure sur cette collection des batailles navales ou sur la nouvelle concernant les grands naufrages. Ce genre d’album demande énormément de travail et un temps que je n’ai pas pour le moment. Jean-Yves n’aime pas le retard et je ne souhaite pas risquer à nouveau d’avoir du retard, ce qui le met, lui, et l’éditeur dans l’embarras.

Sur quoi travaillez-vous actuellement ?

Mon directeur de collection chez Glénat n’a rien à me proposer pour l’instant…Je navigue un peu en eaux troubles et à la dérive en ce moment pour rester dans l’univers maritime. C’est tout le paradoxe de ce métier… Tu termines un album et tu reviens à la case départ, sauf si t’as une série qui marche et éventuellement plusieurs albums en prévision. Pour le moment, je travaille donc sur un projet avec Nicolas Antona au scénario qu’on doit présenter aux éditeurs, en espérant en trouver un qui sera intéressé…On verra bien… Ce sera peut-être le temps de continuer ou de tourner la page… D’autres choses dans les tuyaux, mais c’est à confirmer ou encore trop à l’état embryonnaire comme projet.

Le 4 mai 2025