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Interview de Sara Briotti, à propos de La Callas et Pasolini : Un Amour impossible

Couverture de la BD La Callas et Pasolini : Un Amour impossible

Découvrez les coulisses de la bande dessinée La Callas et Pasolini : Un Amour impossible, parue aux éditions Dupuis, en lisant l'interview de sa dessinatrice, Sara Briotti.

En fin d'ouvrage vous remerciez Jean Dufaux de vous avoir proposé de dessiner ce projet.  Comment vous-êtes vous rencontré ?

Jean Dufaux m'a contacté via les réseaux sociaux, il y a trois ans : à l'époque, je postais les pages d'une de mes histoires en bande dessinée se déroulant dans les années 1940, un projet personnel sans contraintes éditoriales où il y avait beaucoup d'attention aux détails, aux décors. Je regardais beaucoup de films italiens d'époque pour me documenter et bien sûr je redessinais en détail les petites boutiques, la nourriture sur le comptoir avec la liste des prix, les vêtements des personnages. Dufaux m'a écrit pour me dire qu'il aimait mes dessins et m'a proposé ce projet. J'ai accepté, j'ai fait les planches d'essai et lui et les éditions Dupuis ont aimé.

Vous remerciez également Lyndsy Spence, l'autrice du livre Cast a Diva: The Hidden Life of Maria Callas, qui vous a aidé à comprendre les partitions musicales présentes sur le piano de la Callas, afin de faire la case 1 de la planche 79.  Pouvez-vous nous dire à quelle page cela correspond-il, car, page 79, on ne voit pas de piano.  Pourquoi avoir eu ce besoin d'une telle précision ?

Vous avez raison, je m'excuse : c'est une erreur. Un lecteur qui était en dédicace à Saint-Malo me l'a également signalée. La page correcte dans la référence est la page 95, vignette 1 (photo ci-dessous).

page 95, case 1, de La Callas et Pasolini, un amour impossible

Lorsque j'ai écrit le numéro de page, je n'ai pas tenu compte des pages de préface et des pages de division des chapitres. Dans cette case, on ne voit que le haut du piano et non le piano entier, qui se trouve à la page 33 de l'album (photo ci-dessous).

pagina 33 de “La Callas et Pasolini, un amour impossible

L'une des sources de documentation est une interview de Maria Callas par Lord Harewood. Pendant cette interview, on peut voir le piano de Callas dans le cadre avec divers objets dessus, dont une plaque noire (photo ci-dessous).

“The Callas Conversations Volume One Part Two 1968 (1) on YouTube
The Callas Conversations Volume One Part Two 1968 (1) on YouTube

Je voulais comprendre ce qu'était cet objet pour le dessiner en détail. J'ai pensé que les fans de Callas - qui l'aiment pour sa voix tragique et les rôles qu'elle a joués - aimeraient une telle citation. J'ai donc écrit via les médias sociaux à quelques personnes qui, selon moi, pourraient connaître quelque chose de si particulier et, elles ont toutes eu la gentillesse de me répondre (et je les en remercie), seule Lyndsy a pu me dire de quoi il pouvait s'agir, en demandant à un de ses amis qui est un passionné d'opéra. Il m'a dit que La Callas avait l'habitude de garder des dossiers sur le piano avec des albums de photos ou des partitions à l'intérieur. Comme il y avait une photo de Violetta à côté, nous avons pensé qu'il pouvait s'agir d'un dossier contenant le livret de La Traviata. J'ai donc mis les références de l'opéra La Traviata sur le dossier noir qui contenait les partitions de l'opéra. Lyndsy nous a beaucoup aidés et je tenais à la remercier.

La Callas et Pasolini est un ouvrage conséquent en terme de pages.  Et malgré cela, vous avez livré un travail d'une précision et d'une variété exemplaire.  Vous êtes aussi à l'aise à dessiner une Alfa Roméo, que l'architecture, les scènes d'action, les scènes aériennes, les gros plans, le Corcovado, un match de foot…  Vous mettez dans les remerciements que vous avez travaillez « si dur » sur cet album, et le lecteur ressent ce soucis du détail, omniprésent.  Combien de temps vous a demandé la réalisation de cette bande dessinée ?

Il m'a fallu deux ans et demi. Je suis heureuse que cela soit perçu. La documentation est essentielle pour moi car elle me permet de comprendre le contexte historique, social et culturel et de bien m'immerger dans l'histoire. De plus, en tant que lectrice, j'aime lire des bandes dessinées riches en détails et en particularités, j'ai donc essayé de mettre beaucoup de détails dans les dessins. Lorsque je lis une bande dessinée, je m'ancre davantage dans l'histoire si j'y reconnais des détails ou des lieux qui font partie de mon imagination nostalgique. La partie la plus “casse-tête” de la documentation était le match de football : je ne connaissais pas les règles du jeu et il était difficile de les apprendre et de gérer la position des joueurs des deux équipes sous tous les angles du terrain. Il en va de même pour les supporters dans les tribunes : beaucoup d'entre eux peuvent être vus plusieurs fois, car ils sont cadrés plusieurs fois et je remercie encore Alice, la coloriste, pour sa patience à colorier tous leurs vêtements de la même manière à chaque fois.

Comment travaillez-vous ?

Je travaille en numérique, sur un Cintiq 22 HD et avec le programme Clip Studio Paint. Cela explique aussi le niveau de détail et de précision : je fais de gros zooms.

Vous évoquez aussi votre travail avec Alice Scimia, la coloriste, qui a été présente tout le long de l'aventure.  Comment avez-vous travaillez ensemble ?

Oui. Alice et moi étions camarades de classe à l'école de bande dessinée. J'aime beaucoup sa capacité à s'adapter au style des illustrateurs, en rehaussant leur dessin de couleurs avec beaucoup d'effet. C'est pourquoi je lui ai proposé de coloriser cette bande dessinée. Je lui envoyais les pages en noir et blanc accompagnées de feuilles avec la documentation que j'avais trouvée (exemple, photo ci-dessous), pour lui montrer les couleurs réelles de tout ce qui était plantes, bouteilles, vêtements, panneaux publicitaires et bâtiments. Ensuite, bien sûr, elle les coloriait en fonction de sa sensibilité, de l'atmosphère qu'elle voulait donner ou des sentiments qu'elle voulait évoquer avec la couleur.

Vignette noir et blanc de La Callas et Pasolini, un amour impossible avec indication pour le coloriste

Dans tous les biopics se pose une difficulté majeure pour l'illustrateur, celle de devoir restituer un visage, tout en y apportant sa patte de dessinateur. Comment avez-vous réussi à trouver votre place dans le dessin de La Callas et de Pasolini, mais aussi de nombreux autres personnages secondaires ou anecdotiques dans l'album, comme Elizabeth Taylor ?

C'est ce qui a été le plus difficile. Quand j'ai lu le scénario pour la première fois, je ne connaissais pas vraiment les traits de Callas, Pasolini, Liz Taylor et Richard Burton. Je connaissais leur poids culturel et artistique, mais je ne visualisais pas clairement leurs visages. Je me suis documentée à travers des photos, des vidéos et des interviews pour découvrir leurs gestes et leurs relations avec les autres. J'ai essayé de comprendre quelle était l'opinion publique de l'époque à leur sujet. Ce n'est qu'à la fin de cette phase de documentation que j'ai commencé à les dessiner, en rencontrant quelques difficultés. Par exemple, l'une des difficultés du portrait de Callas a été de choisir comment la représenter, que ce soit avec le visage emblématique de l'époque où elle était plus jeune que celle où se déroule l'histoire (sourcils épais, lèvres pleines et eye-liner marqué) ou avec un visage plus adulte. J'ai choisi de conserver les traits emblématiques, sans la faire paraître trop jeune. De même, lorsque j'ai essayé d'interpréter les visages des protagonistes avec des traits très personnels, je les ai trouvés moins convaincants. J'ai donc pensé que, dans mon cas, un style d'interprétation trop personnel mettrait plus de temps à émerger et j'ai laissé de côté toute volonté d’interprétation, en me basant entièrement sur le réalisme. Il est évident qu'une interprétation personnelle se dégage toujours, mais c'est ainsi que je les ai abordés tous les deux : avec réalisme, en voyant de nombreuses photos de leurs visages sous tous les angles, dans chaque film ou interview, en essayant de les rendre aussi proches que possible de la réalité.

Comment  Jean Dufaux vous a-t-il livré son scénario ? Avez-vous travaillé en navette afin de procèder à des ajustements ?  Vous a-t-il fournit la documentation visuelle, car l'album a demandé une phase de recherche très importante pour pouvoir restituer avec autant de fidélité les lieux et personnes.

Jean Dufaux m'a envoyé le scénario par e-mail. Nous avons travaillé ensemble surtout sur les premières pages, celles à présenter à la maison d'édition, pendant le traitement desquelles il m'a donné des conseils très utiles. En particulier, en ce qui concerne les visages des personnages :: je mettais trop de traits à l'intérieur des visages et il m'a conseillé de les enlever pour privilégier la ligne claire. Tout au long de la réalisation, il m'a laissé une totale liberté, ce que j'ai beaucoup apprécié, y compris en termes de documentation.

Quel regard portez-vous sur cet album, votre travail, et le temps de création qu'il a demandé ?

Je pense que c'est un bon album, de qualité, le résultat de beaucoup d'efforts. Je suis satisfait de mon travail : il était très difficile pour moi d'interpréter deux personnages aussi emblématiques et j'ai essayé de faire de mon mieux, compte tenu également de la confiance que Dufaux et la maison d'édition Dupuis m'ont accordée. Quant au temps, j'ai tout fait pour respecter les délais, même si j'ai pris le risque d'être trop longue. Je pense que je dois encore trouver le bon équilibre entre les détails que je veux mettre dans l'album et le temps qu'il faut pour le réaliser.

Avez-vous une anecdote relative à La Callas et Pasolini ?

Peut-être à propos de Pasolini, si cela peut être considéré comme une anecdote. Lorsque je faisais des recherches sur Pasolini, j'ai reconnue, en la regardant attentivement, sur une photo où il joue au football avec des garçons de la banlieue (photo ci-dessous) la Piazza delle Gardenie, une place devant laquelle je passais souvent lorsque j'étais enfant. Inutile de dire qu'après ce travail, je ne peux plus passer devant cette place sans imaginer Pasolini jouant au football devant moi. C'est très lié à la mémoire, un sujet auquel je suis particulièrement sensible, étant donné le caractère éphémère de l'être humain.

Pasolini jouant au football avec des jeunes sur la Piazza delle Gardenie

Sur quoi travaillez-vous actuellement et quelles vont être vos futures parutions et projets ?

Je suis actuellement en train de faire des recherches et des planches de test pour une nouvelle histoire, toujours scénarisée par Dufaux et toujours pour la maison d'édition Dupuis. Il s'agit d'un roman policier qui se déroule à Rome, dans la Villa Médicis. Ce serait très bien pour moi de pouvoir travailler sur ce nouveau projet, je le souhaite ardemment. La Callas et Pasolini, un amour impossible est ma première publication : c'est mon premier travail professionnel rémunéré depuis que j'ai terminé l'école de bande dessinée. Mes projets d'avenir sont les suivants : je veux poursuivre mes efforts pour m'améliorer en tant que dessinateur. Je veux continuer à étudier et à apprendre à colorier mes planches… Bref, j'aimerais faire ce métier aussi longtemps que je vivrai !

De plus en plus d'ouvrages sont dessinés par des auteurs italiens, alors qu'il y a vingt ou trente ans, le dessin italien s'exportait très mal.  Comment expliquez-vous ce changement dans la BD européenne ?

Il s'agit d'une dynamique très complexe. Je peux faire état de ma propre expérience. Dans mon cas, cela a été possible grâce à l'internet et aux médias sociaux : Dufaux m'a remarqué sur les médias sociaux, j'ai pu parler avec lui et avec les professionnels de la maison d'édition tout au long du travail grâce à des traducteurs en ligne. Aujourd'hui, les écrivains peuvent contacter les illustrateurs qu'ils aiment par le biais d'un message, en quelques minutes. Il s'agit bien sûr d'une grande opportunité méritocratique. Il faut ensuite apprendre à se connaître : les relations humaines servent à consolider une collaboration. Il faut aussi prouver, une fois que l'on a cette opportunité, que l'on est un bon professionnel : le respect des délais, un mode de relation approprié avec les personnes qui travaillent sur le projet, la capacité à supporter des périodes de stress pour respecter un délai éditorial sont des qualités très importantes, à mon avis. Sans parler des lecteurs : je veux apprendre le français pour pouvoir leur parler et leur dire des choses que je ne peux pas dire sans parler français. Mais j'y travaille aussi.

Le 12 novembre 2023