Interview de Simon Géliot, à propos de La Muette : Drancy, un camp aux portes de Paris

Découvrez les coulisses de la bande dessinée La Muette : Drancy, un camp aux portes de Paris, parue aux éditions La Boîte à Bulles, en lisant l'interview de son dessinateur, Simon Géliot.
Comment êtes-vous devenu dessinateur ?
J'ai reçu des encouragements, à une heure où mes dessins n'étaient probablement pas plus sûrs que ceux des autres enfants, puis j'ai été valorisé par mes camarades. Ça m'a permis d'obtenir une forme de validation. Alors le dessin est devenu une façon d'être au monde, en observation, en retrait parfois, qui me permettait d'appartenir sans être acteur, ce qui répondait à ma personnalité, mais aussi sûrement à mes insécurités. Le dessin a toujours été là, je ne l'ai pas vraiment choisi. Et il s'est donc imposé aussi dans mon orientation scolaire, avec un parcours d'études artistiques classique qui m'a communiqué les fondamentaux académiques. J'avais aussi un goût pour l'écriture, alors quand, dans ma vingtaine, j'ai redécouvert la BD qui combinait les deux langages, j'ai décidé de m'y essayer. Plus tard, j'ai eu la chance de rencontrer des amis passionnés qui avaient des histoires à raconter et j'ai toujours ménagé une part du temps consacré à mes activités plus lucratives à des projets de bandes dessinées qui me nourrissent autrement.
Comment avez-vous rencontré Valérie Villieu, la scénariste, et comment avez-vous travaillé avec elle ?
C'est Valérie qui m'a contacté en 2020 après la sortie de Codine, La Boîte à Bulles, 2018, avec ce projet qui m'a tout de suite semblé nécessaire, et nous sommes tombés d'accord sur l'angle que nous voulions prendre et la méthode de travail. Je ne l'ai pas consciemment décidé, mais tous mes livres ont une dimension historique, sociale et fraternelle. Il s'agît souvent de pans d'histoire en voie d'oubli, vus à travers l'œil de ses acteurs directs, et non de ses grandes figures iconiques. Le sujet de La Muette s'inscrit dans cette lignée. Valérie avait déjà un solide scénario construit par ses recherches et études. Nous avons ensemble travaillé le découpage, la mise en scène et la mise en dialogue et elle m'a accompagné durant la recherche documentaire jusqu'à la réalisation des planches. J'aime cet échange et cette co-écriture sur l'ensemble de la création et Valérie avait la même approche. La chance est que nous nous sommes également trouvés amicalement, sans quoi ça n'aurait pas été possible.
Quelle est la part fictionnelle du récit ?
Le livre tient du docu-fiction. S'ils sont fictionnels, les personnages principaux sont soit de la synthèse de plusieurs sources représentant des parcours récurrents chez les internés, soit issus de témoignages individuels — un des personnages est par exemple, inspiré du frère d'une des patientes de Valérie (qui est infirmière à domicile), un autre provient du témoignage de Noël Calef (auteur d' Ascenseur pour l'échafaud) dans son livre Drancy la faim. Nous tentons d'éviter l'écueil des BD historiques où la voix-off fait office de narration et les dessins sont réduits à leur fonction illustrative. Nous voulions mettre en scène la vie des internés et tenter de les incarner, car ils sont le sujet de cette histoire. Il a donc fallu inventer des dialogues. Valérie a fait un travail titanesque de recoupage des sources pour assurer la justesse historique, et Annette Wieviorka, historienne de cette période qui a également écrit la préface, nous a fait bénéficier de son expertise en supervisant la relecture de l'ouvrage. Ainsi, si les personnages ne sont pas réels, ils sont réalistes, et les conditions qu'ils subissent comme les évènements qu'ils rencontrent ne sont jamais fictionnels, malheureusement.
Pourquoi avez-vous opté pour un cadrage plutôt en gros plan des personnages ?
Assez littéralement pour être proche d'eux, parce qu'ils sont le sujet du livre. Nous ne voulions pas les traiter à distance, comme une masse indistincte. Il nous semble que le nombre des morts a tendance à nous empêcher de nous les représenter comme des personnalités aux parcours et identité distinctes et à les réduire à leur statut de victime. C'est ce biais que nous avons essayé de compenser.
Comment avez-vous travaillé le dessin ?
J'ai travaillé à l'échelle, en traditionnel, sur papier Bristol avec des crayons noirs aquarellables, parfois rehaussés d'un lavis. Les textes ont été rajoutés en numérique, et Philippe Marlu a réalisé la mise en couleur numérique avec talent. J'aime le côté vaporeux, poudreux et organique du dessin par rapport à l'encrage, plus minéral. Et le lavis me permet de travailler en lumière et de créer une vibration dans les aplats de couleurs numériques, que je trouve sinon un peu mécanique. La couleur en camaïeu, elle, accentue et distingue les plans. Ce procédé est aussi l'occasion pour moi de lâcher un peu les écrans et de me reconnecter au monde sensible.
Pourquoi avoir opté pour un lavis bleu en couleur omniprésente ? Quelle est la raison de ce choix ?
La bichromie s'est imposée assez vite, pour laisser sa place au dessin. Quant au bleu, c'est la couleur des vitres peintes pour éviter les bombardements nocturnes. Cependant, nous avions à un moment pensé à un rouge orangé, et le bleu nous a davantage convaincu. La tonalité correspond plus au froid subi par les internés, au béton du bâtiment et à l'ambiance générale du récit. Nous aurions pu différencier les périodes par plusieurs tonalités comme dans ma précédente BD (Le Jour d'avant, Steinkis, 2024), mais ça nous a semblé superfétatoire pour ce récit.
Combien de temps vous a demandé le dessin de ces plus de 260 planches?
Oh, c'est une question récurrente à laquelle j'ai toujours du mal à répondre, car je jongle avec d'autres activités de commande. Mais je dirais plus ou moins un an et demi, esquisses comprises.
Avez-vous une anecdote relative à cet album ?
Ce n'est pas une anecdote, mais le fait que, quand j'ai commencé à travailler ce sujet, une de mes motivations était la publicité offerte et le manque de contradiction opposée aux acteurs d'un révisionnisme historique dans la sphère médiatique jusqu'aux sommets de l'État ; et plus généralement l'incapacité de la France à regarder en face sa propre histoire, collaborationniste comme coloniale. Nous sommes entrés dans cette aventure en colère. Force est de déplorer, cinq ans plus tard, un mouvement réactionnaire mondial toujours grimpant qui organise sa réhabilitation en réécrivant l'histoire et un racisme devenu moteur majeur de la scène politique. Ça nous oblige à défendre ce récit.
Sur quoi travaillez-vous actuellement ?
Je travaille avec Christophe Réveille et Julien Schickel sur le Weather Underground, un groupe d'étudiants américains activistes dans les années 60-70, passés de la non-violence à la propagande armée.
Le 11 avril 2025